La Règle du Jeu ? « Confrontation de souvenirs » tout autant que le « code d’un savoir vivre », puisque l’usage littéraire de la parole n’est qu’un « moyen d’affûter la conscience pour être plus – et mieux – vivant ». Telle était, en 1948, la présentation que faisait Michel Leiris de son maître-ouvrage. La soirée d’anniversaire de La Règle du Jeu. au Café de Flore mercredi 16 février, notre revue, suivait scrupuleusement ce programme.
Confrontation de souvenirs, d’abord, avec l’évocation, par Bernard-Henri Lévy, de ce qui présidait à la fondation de la revue. Les mots d’ordre étaient alors le refus de croire à la fin de l’Histoire ; l’attention aux résurgences des extrémismes en Europe ; la défense de ce qu’on commençait de calomnier, et qui s’appelle les droits de l’homme. À travers tous ses engagements à la fois successifs et semblables, la RDJ est restée fidèle à ces causes – de la lutte contre Le Pen à la défense de la Bosnie-Herzégovine. Les souvenirs, aussi, ce furent la convocation des glorieux fantômes, membres du comité de direction, hélas disparus, dont les mânes hantaient le Café de Flore, entre les lambris et les miroirs : Amos Oz, Jorge Semprún, Susan Sontag, Czeslaw Milosz, Carlos Fuentes, autant de héros de la pensée et de la littérature. Les souvenirs enfin, ce fut, la mémoire de l’anniversaire des 20 ans de la revue, en 2010, au même Café de Flore. Nous sommes en 2022, pour autant ce jubilé est exact, moyennant ces deux années de Covid, qui, comme le présentait malicieusement BHL, peuvent être biffées dans le décompte comme on retire les années de guerre du calcul de la date d’entrée dans le domaine public des auteurs. Douze ans ont passé donc : les rangs de la revue se sont pourtant remplumés de nouvelles recrues. Tout change et rien ne change. En 2010, déjà, la Russie menaçait de « kidnapper » l’Europe, selon le mot de Kundera ; l’extrême-droite grossissait déjà dangereusement ; en Afghanistan, les femmes et la société civile n’étaient pas retombés sous la férule des talibans. En 2010, un virus propagateur de folie n’avait pas interdit les réjouissances, les civilités, la convivialité, dont, ce 16 février, jour de la réouverture des boîtes de nuit, La Règle du Jeu célébrait le retour. En 12 ans, plus d’une révolution a eu lieu. Les périls qui menacent l’Europe, de l’islamisme au populisme et au souverainisme anti-migrants, n’ont fait que croître. Comme dans La Règle du Jeu, le film de Renoir, cette fois-ci, c’est une drôle de guerre immobile, un précipice béant qui se crevasse, un désert pour la pensée et la liberté qui, insensiblement avance, avance. D’où la nécessité d’un média, laboratoire d’idées, phalanstère et navire général, pour les amoureux des livres et des peuples libres.
Quant au « code de savoir-vivre », la soirée de La Règle du jeu offrait ce que Paris compte de plus étincelant. Dans une salle bondée où il fallait presque marcher sur les tables pour avancer, les visages de l’assistance composaient l’aréopage le plus étonnant de l’année. Trois cents artistes, personnalités, lecteurs – la plupart ayant offert leurs réponses au questionnaire « Comment lisez-vous ? » pour le numéro anniversaire, déjà culte, de la revue, préparé par l’éditeur de la version papier, Nathan Devers. Des écrivains – Eva Ionesco, Justine Lévy, Simon Liberati, Jean-Noël Pancrazi, Christine Orban, Jean-Jacques Schuhl, Aurélien Bellanger, Baptiste Rossi ou Yann Moix. La bande du Palace – revenus hanter le café de Flore en « zazous » terribles, sous la houlette de Vincent Darré – côtoyaient des candidats à l’élection présidentielle (Anne Hidalgo), d’ancienne candidats (Ségolène Royal) et Brigitte Macron, la première dame, épouse d’un futur (?) nouveau candidat. Il faut dire que le numéro de la revue réunit ce que la République compte de meilleur, puisque les femmes et hommes d’État de tous bords ont pris le temps de répondre au questionnaire. Vouliez-vous fumer à l’extérieur ou, du moins, prendre un peu l’air hors de ce chahut joyeux et élégant ? Après un quart d’heure nécessaire pour franchir les trois mètres jusqu’aux portes-tambour, vous patientiez parmi des stars et des éminences, des princes de la capitale aux vedettes sophistiquées. On ne faisait pas deux pas sans tomber sur Jane Birkin ou Thierry Ardisson, Oliver Nora, Jean Nouvel, Gérard Garouste ou François Pinault. Arrivé dans le fumoir latéral, c’était la troupe, plus rock et délurée, autour des figures de la revue Technikart qui vous accueillait. Les caméras de Quotidien se frayaient tant bien que mal un chemin ; leurs journalistes ne savaient plus très bien qui interviewer, parmi cette dream list des affaires du monde et de l’esprit. David Martinon, notre ambassadeur en Afghanistan, héros de l’exfiltration des Français et des réfugiés politiques afghans après la chute de Kaboul ? Arielle Dombasle, en conversation avec la géniale Yaz Bukey ? Pierre Siankowski et ses amis de BRUT ? Stéphane Sitbon-Gomez esquivant, en pro, cameras et photographes ? L’ami Maurice Szafran ? Ou Arnaud Desplechin qui évoquait, ému, avec BHL, le souvenir d’un autre ami disparu de la revue, Claude Lanzmann ? Gilles Hertzog, lui, feignait de ne pas comprendre qu’on ne pouvait fumer sous la terrasse chauffée où s’attardaient quelques jeunes fêtards ; Denis Olivennes croisait Claire Chazal, Kristina Larsen et Nathalie Loiseau; les jeunes talentueux rédacteurs de la revue « Le Grand Continent » conversaient avec André Comte-Sponville et Maria de França ; Harlem Désir et Dominique Sopo évoquaient SOS Racisme sous l’œil d’activistes ukrainiens, de Jacques Martinez et de Benjamin Griveaux ; des grands patrons s’éclipsaient, ainsi qu’Ingrid Caven, sur le passage d’un jeune auteur, d’un clochard céleste ou de la poétique Zoé Le Ber ; Brigitte Macron confiait à Félix Macherez son amour du rock.
« Être plus – ou mieux – vivant ? » On ne sait, à deux heures du matin, quand Bernard-Henri Lévy continuait d’accueillir d’autres amis dépêchés de New York ou de Bosnie, entre jet-lags et rasades de vin rouge. Et pourtant si, car ce qui animait chacun, c’était, au rythme des éclats de rire, cet usage littéraire de la parole qu’appelait Leiris de ses vœux. Une revue n’est dans le fond, mais couchée sur le papier, qu’une conversation entre amis, pas toujours d’accord, si ce n’est sur l’essentiel. C’est cette joie d’affûter son enthousiasme et sa pensée, dans la chaleur de l’affection et des retrouvailles, qui était au centre du jeu, ce soir-là, au Café de Flore. Dans les vestiges de la nuit, palpitait pourtant une autre idée du monde et de l’Europe, libre, cosmopolite, infiniment littéraire. Cet anniversaire un peu corsaire, un peu foutraque, un peu mondain et ressourcé à la plus vive des jeunesses, finissait grâce à son apparition même, par signifier que la revue était plus infatigable, plus intrépide, plus inactuelle que jamais. Bernard-Henri Lévy donnait rendez-vous dans dix ans aux lecteurs. Et cette manière de transgression –organiser, le soir de la levée des restrictions, une party où ne manquait plus que le saxophone de Boris Vian sous le clocher de Saint-Germain-des-Près – était, par elle-même, un manifeste contre les confinements intellectuels et les quarantaines politiques : un hymne à la joie, même inquiète, une ode à la vie, des corps et des idées.
Photos Gil Fauconnier.
Bon anniversaire, longue vie à la revue.
Boris Vian jouait du cornet à pistons ou de la trompette mais pas du saxophone!
Bon anniversaire, excellente revue!