Les Filles d’Egalie est un roman norvégien de la fin des années 70 qui nous parvient seulement aujourd’hui en français. Roman qui semblait intraduisible, mais que Jean-Baptiste Coursaud, a remarquablement traduit en jouant du lexique et de la grammaire pour non seulement féminiser la langue, mais aussi faire sonner différemment les dictons et expressions toutes faites, par exemple : « courir deux hases à la fois ». Il faut dire qu’en Egalie, le féminin domine. C’est une société inversée où les femmes travaillent et gouvernent, où les hommes s’occupent des tâches ménagères et sont soumis à des impératifs de beauté… C’est le monde à l’envers.

Cette inversion des genres est un parti pris d’où naît, en premier lieu, le comique. Un époux teint et boucle sa barbe tandis que son épouse rentre du travail. Un adolescent est en âge de porter un soutien-verge, artefact incommode aux baleines blessantes, et on lui reproche d’être tout maigre. Cette mise en place « en miroir » – soutien-verge/soutien-gorge, être potelé/être mince – culmine au « bal des débutants » où les garsons (sic) sont choisies par les garses (sic bis), qui les emmènent dans des « cabines de touche » pour flirter ou plus. Le fait d’avoir choisi de mettre en avant le mal-être des adolescents est une réussite : on comprend, par ricochet, ce à quoi les filles sont soumises dans nos sociétés. Les actes sexuels sont décrits de telle sorte que l’on comprenne ce qui veut être dénoncé : une certaine violence, plus ou moins acceptée. Le jeune garçon est passif et angoissé, la fille entreprenante et sûre de ce qu’elle veut. La mise en miroir soutien-verge/soutien-gorge vaut aussi pour l’acte sexuel : c’est la fille qui frappe avec ses seins le visage du garçon, qui l’oblige à lui sucer les tétons (qu’il s’étonne de trouver si durs, tout à coup). Lorsque la fille est satisfaite, elle s’endort, laissant le garçon frustré. Gerd Brantenberg renverse les attendus de genre, et c’est par le sexe qu’elle parvient à mettre en évidence ce renversement.

Si les rôles sont inversés, ils le sont uniquement du point de vue de l’organisation de la société et des comportements. Les fondamentaux biologiques restent les mêmes : ce sont les femmes qui mettent les enfants au monde, par exemple. Mais en Egalie, c’est pour cette raison qu’elles exercent le pouvoir : parce qu’elles donnent la vie, ce qui est considéré comme une force. Les accouchements sont une cérémonie très codée, et à la délivrance l’enfant est confié aux bons soins de son père, qui va avoir la charge de s’en occuper tandis que son épouse retournera travailler. De la même façon, et pour les mêmes raisons, la contraception vise les hommes, et non les femmes. En Egalie, les femmes ne prennent pas la pilule, qui pourrait nuire à leur santé ou à leur fécondité. 

Le petit héros du roman s’appelle Petronius, il ne veut pas porter de soutien-verge, il veut exercer un métier réservé aux femmes : marine-pêcheuse. L’appel de la mer, comme un appel de liberté. Mais les hommes, en Egalie, restent au foyer ou occupent des emplois subalternes. Petronius veut faire bouger les choses. Il n’est pas le seul. Une des solutions est la création d’un parti masculiniste… Les Filles d’Egalie est un titre trompeur. La mise en miroir de nos sociétés où le masculin domine donne un roman où le féminin domine. Il n’est pas question d’égalité. Il est seulement question d’aspiration à l’émancipation. Cette entreprise de renversement peut parfois tourner à la farce, dans une narration qui tient du picaresque. On est aux antipodes de La Servante écarlate. Dans le roman d’Atwood, et dans la série, le sort des femmes est démultiplié dans l’asservissement. Il naît de cette lecture ou de ce visionnage une colère noire, et un costume iconique de revendication. Dans Les Filles d’Egalie, nous ne sommes pas dans une dystopie, où un pouvoir totalitaire ferait des hommes des victimes et des femmes des bourrelles. La force du roman est de ne rien changer, ou presque, dans le constat de nos vies contemporaines. La société décrite par Gerd Bratenberg est la nôtre, exactement la nôtre, à cette petite différence près que les hommes jouent le rôle des femmes, et inversement. 

Les Filles d’Egalie est un texte féministe affirmé, très représentatif des revendications des années 70, qui va traquer la domination patriarcale jusque dans la langue elle-même. On s’étonne que le lectorat francophone n’ait accès à sa traduction qu’aujourd’hui, et il faut saluer et remercier les éditions Zulma pour cette publication. Ce roman est à mettre entre les mains de toutes les filles – et aussi entre celles des garçons. Même si les mouvements féministes ont évolué depuis cinquante ans, même si aujourd’hui les néo-féministes s’opposent aux universalistes, Les Filles d’Egalie donne encore à réfléchir. Par l’outrance de la mise en scène du propos, Brantenberg frappe juste.


Gerd Brantenberg, Les Filles d’Egalie (Egalias døtre, 1977), traduit du norvégien par Jean-Baptiste Coursaud, éd. Zulma, 6 janvier 2022, 384 p.