Dans Proust amoureux, vie sexuelle, vie sentimentale, vie spirituelle (Grasset, novembre 2021), Patrick Mimouni s’appuie sur des documents inédits pour offrir un éclairage nouveau aussi bien sur l’oeuvre que sur la mystérieuse vie de l’auteur de À la Recherche du temps perdu.
Mimouni y fait des révélations sur les amours de Proust et formule des hypothèses neuves sur son mysticisme, son goût pour le spiritisme, sa croyance en une certaine forme de métempsychose et le lien, à la fois secret et transparent, de Proust à la pensée juive et au Zohar : autant de clefs de lecture pour appréhender l’un des plus grands chef-d’oeuvres de la littérature mondiale. Entretien.
A la recherche de Proust
Vous étudiez depuis presque vingt ans l’œuvre de Proust. Qu’est-ce que vous y a tant passionné ?
Cela a débuté en 2002 ou 2003. J’ai parlé de Proust à un ami producteur, qui m’a dit : « Vous devriez en faire un film. » Jusqu’alors j’avais refusé d’appréhender la Recherche avec l’idée d’une adaptation pour le cinéma – ce qui supposait de tout relire, d’ouvrir toutes les portes de l’étude proustienne. Je me disais que c’était de la folie. Et puis là, tout d’un coup, ça a été comme un feu vert, je me suis livré avec joie à cette espèce de travail.
Quand avez-vous lu La Recherche pour la toute première fois ?
La première fois que je l’ai lue, c’était pendant mon année de terminale, en 1972-73 – j’ai encore les livres de poche de l’époque. Cette lecture a été très importante pour moi, car j’étais arrivé d’Algérie en 1962, à l’âge de 8 ans, et au fond, avant de lire Proust, je ne connaissais pas vraiment la France. J’étais français, mais cela restait théorique. Et voilà que le roman proustien me permettait d’accéder à un univers auquel je me sentais étranger. Lire A la recherche du temps perdu, c’était en quelque sorte « devenir français ». Par exemple, j’ai été reçu chez les parents d’un ami, une famille tout à fait française qui vivait dans une espèce de château dans le Midi. Eh bien j’avais l’impression que cette famille m’acceptait dans la mesure où je connaissais bien Proust et où j’en parlais.
Pourquoi, à votre avis, est-il si difficile pour certains d’entrer dans La Recherche, au point que nombreux sont ceux qui craignent de ne pas y arriver? Et, pourquoi, au contraire, cette œuvre vous a-t-elle happé ?
Je ne sais pas pourquoi Proust intimide certaines personnes. En ce qui me concerne, le fait qu’il ait été comme moi juif et homosexuel, ça a beaucoup compté. Cela a créé d’emblée une complicité. J’étais très efféminé alors, ça voyait que j’« en » étais, j’ai subi toutes sortes d’avanies durant mon parcours scolaire. Découvrir Proust, c’était comme me découvrir un frère. J’ai d’abord lu la biographie de George D. Painter (je devais être en seconde ou en première) ; et c’est seulement ensuite que j’ai lu Du côté de chez Swann. Cette biographie, je l’ai lue justement pour voir comment Proust avait fait pour conjurer sa « malédiction » si l’on peut dire, en tant qu’homosexuel, et juif de surcroît. C’est là que j’ai découvert qu’il comparait Sodome à Israël – thème central chez Proust. C’est grâce à cette connivence entre lui et moi que finalement je suis rentré assez facilement dans son œuvre – même s’il y a toujours chez Proust des choses tout à fait mystérieuses.
Proust censuré ?
Dans votre livre, vous racontez le stratagème mis en place par Robert Proust, le frère de Marcel, pour effacer dans son œuvre, dans sa correspondance, dans sa biographie, ce qui rappelle son homosexualité ou sa judéité. Pourquoi ? Et comment s’y est-il pris ?
L’attitude de Robert Proust est très étrange. Après la mort de son frère, au lieu de laisser Gaston Gallimard et Jacques Rivière éditer le roman proustien jusqu’à la fin, c’est-à-dire les trois derniers tomes de La Recherche comme Marcel Proust l’avait prévu, Robert Proust a voulu s’en mêler et imposer son autorité aux éditeurs.
Proust avait établi la dactylographie de La Prisonnière et celle d’Albertine disparue ; il ne restait plus que Le Temps retrouvé sous forme manuscrite, soit six cahiers. Eh bien, au lieu de livrer les cahiers manuscrits du Temps retrouvé à la maison Gallimard, Robert Proust a engagé un secrétaire pour établir la dactylographie du Temps retrouvé.
Qui était ce secrétaire ?
On ne le sait pas. Peut-être Paul Brach, qui se chargea ensuite de dépouiller la correspondance de Marcel, toujours au service de Robert Proust. Parallèlement, Robert Dreyfus – qui était un ami d’enfance des deux frères Proust – écrivait ses souvenirs sur Marcel. Dreyfus possédait notamment une lettre où Marcel, à 16 ans, lui révélait qu’il aimait un garçon, une lettre très provocante où il parle de lui à la troisième personne en s’adressant à Robert Dreyfus au féminin, en lui disant : « Ma chère ».
Robert Proust lui a interdit de publier cette lettre. Et, comme ils étaient très liés, Robert Dreyfus s’est rangé à l’avis de Robert Proust. Il ne pouvait pas faire autrement, de toute façon, puisque la loi donnait à Robert Proust le pouvoir de censurer tout ce qu’il voulait dans les écrits de son frère.
En lisant votre livre, on comprend que Robert Proust, bien qu’il fût l’ayant-droit de son frère, n’était pas un grand lecteur.
C’était un curieux personnage, quelqu’un de double, avec un côté assez sympathique, comparé à d’autres, et un côté assez antipathique. Il a rendu sa femme très malheureuse ; c’est ainsi qu’on explique qu’elle ait jeté au feu toute une partie des papiers de Proust. Vous connaissez cette histoire ? C’est une famille quand même très particulière…
Vous écrivez qu’ils ont racheté tout ce qu’ils trouvaient de sa correspondance…
Oui. Robert Proust – jusqu’à sa mort en 1935 – faisait systématiquement acheter les lettres de son frère. Dès qu’un des correspondants de Marcel mourait ou avait besoin d’argent, ou lorsque des lettres passaient en ventes publiques, il en profitait. Tous les libraires-antiquaires de Paris savaient qu’il était intéressé par les lettres de son frère. C’est comme ça qu’il a réuni une part importante de la correspondance de Marcel Proust, dont une partie a été brûlée par Marthe Proust, la veuve de Robert, selon le témoignage de Jacques Guérin qui était un de leurs amis et qui a essayé de sauver ce qui pouvait être sauvé – lui-même étant d’ailleurs également un curieux personnage.
Dans votre livre, vous racontez que Robert Dreyfus a quand même semé de petits indices…
Oui. Par exemple, Dreyfus a laissé un commentaire lié à un passage qu’il avait censuré, en disant : « Un adolescent tel que lui ne peut résister au plaisir si troublant de la confession audacieuse. » Or, dans la version autorisée, Robert Dreyfus prétendait que Proust lui avait dit qu’il aimait une jeune fille. Bon, mais en quoi était-ce une confession audacieuse ? Voilà justement le signe qui permettait de deviner qu’un passage avait été censuré. Et l’on pouvait en déduire que la censure concernait son homosexualité.
Ensuite Robert Dreyfus a déposé la lettre originale à la Bibliothèque nationale. Il était donc certain qu’à la fin du siècle la lettre entrerait dans le domaine public, qu’elle serait publiée et qu’on saurait qu’il l’avait falsifiée. Cet entre-deux de la censure est très étonnant de la part de Robert Dreyfus. L’on peut même se demander si Robert Proust n’a pas été au courant de cette histoire.
Robert Proust a tout fait pour se donner les moyens de censurer Le Temps retrouvé, mais il ne l’a finalement pas fait. Pourquoi a-t-il agi ainsi ? Cela reste un mystère.
Judaïsme et vie spirituelle
Vous racontez également la manière dont le judaïsme de Proust a pu être dissimulé par la famille.
Oui, une famille comme celle-là considérait la judéité comme une espèce de tare. Ce qui n’avait rien d’étonnant en France dans les années 20. Néanmoins Robert Proust a finalement accepté qu’Albert Cohen publie un passage d’Albertine disparue dans La Revue juive. Le passage où Gilberte Swann change de nom ; elle renie le nom de son père pour épouser le marquis de Saint-Loup. A travers le personnage de Gilberte, Proust trace le portrait d’une société juive prête à tous les reniements pour s’assimiler. Pour Albert Cohen, cela entrait évidemment dans le cadre de sa revue. Mais cela prouve aussi que Robert Proust n’était pas fondamentalement hostile à l’idée d’associer La Recherche au judaïsme. En revanche, sa fille, Mme Mante-Proust, était tout à fait honteuse. Elle a fait en sorte d’effacer toute trace de judaïsme ou de culture juive dans sa famille.
Ainsi lorsqu’en 1971, pour le centenaire de sa naissance, il y a eu la grande exposition Proust au musée Jacquemart-André, il n’y avait pratiquement aucune trace de quoi que ce soit de juif dans l’exposition, pas plus qu’au musée d’Illiers-Combray. Tous les biographes de Proust tombaient d’accord sur le fait que Marcel appartenait par sa mère à une famille d’origine juive mais qui, en réalité, n’avait plus rien de juif – alors que c’était la famille d’un président du Consistoire israélite de France, fondateur de l’Alliance israélite universelle, Adolphe Crémieux, qui a joué un rôle très important dans l’histoire du judaïsme. Il y avait également Godchaux Weil dans cette famille, un grand-oncle de Proust qui, sous le nom de Ben Lévi, a écrit Les Matinées du samedi, une sorte d’introduction à la littérature juive. Cela a forcément marqué Marcel.
Toujours sur la question de la judaïté, vous rappelez que Proust a signé l’appel pour que l’enquête sur l’affaire Dreyfus soit rouverte, et que cela a déclenché la colère de son père, qui avait comme objectif de le marier avec la fille du président de l’époque, Félix Faure.
Oui. Ce Manifeste des intellectuels en faveur de Dreyfus a été publié dans L’Aurore juste après J’accuse, le texte de Zola qui attaquait le Président de la République, ce qui fait que le docteur Proust, qui était très lié à Félix Faure, était furieux de voir le nom de son fils au bas de cette pétition.
Mais pourquoi avoir travesti son judaïsme dans son œuvre, pourquoi ne pas l’avoir affirmé clairement, alors qu’il a pris position publiquement contre l’antisémitisme à un moment important de clivage ?
Tout d’abord, il ne faut pas oublier que le narrateur de la Recherche n’est pas Proust lui-même. Il ne faut pas oublier, non plus, qu’il y a dans le roman un personnage important qui s’appelle Charles Swann, un Juif homme du monde, reçu dans la grande aristocratie française, une sorte de Rothschild, mais dont le métier de banquier n’apparaît pas. En apparence, c’est un collectionneur, un dilettante, un oisif, même si en réalité il est probablement banquier. A un moment donné il va subir une métamorphose. Proust dit qu’il va rejoindre « le bercail religieux de ses pères ».
C’était la première fois qu’un écrivain français mettait en jeu le retour au judaïsme d’un homme qui n’a plus rien de juif en apparence, excepté son nom. Introduire un tel personnage dans un roman, et lui donner beaucoup d’importance, c’est un acte qui n’est pas anodin et dont les résonnances sont encore d’actualité aujourd’hui.
Et puis Swann n’est pas le seul personnage juif de la Recherche : il y a Gilberte, il y a Albert Bloch, il y a Nissim Bernard, il y a Rachel, etc. Tous ces juifs chez Proust sont pour la plupart honteux de leur origine juive et font tout ce qu’ils peuvent pour la dissimuler, comme un homosexuel tâche autant que possible de se faire passer pour un hétérosexuel. Cette manière de travestir sa judéité était très fréquente dans la bourgeoisie israélite française, mais Proust ne s’y serait pas autant intéressé, ce thème n’aurait pas été si présent dans son œuvre, il n’aurait pas dénoncé cette manière d’être d’une façon si insistante, s’il n’en avait pas été profondément affecté.
Alors comment se fait-il que son narrateur lui-même se comporte comme un Juif honteux ? Comment se fait-il que son narrateur fasse en sorte de gommer toute trace de judaïsme chez les siens, tout en précisant quand même que sa famille a l’habitude de se réunir le samedi pour déjeuner, comme le faisaient les familles israélites traditionnelles pour célébrer le Shabbat ? Comment se fait-il, par exemple, que la famille du narrateur ne reçoive que Swann à dîner à Combray, et personne d’autre ? Cela prouve que la famille n’est pas intégrée autant qu’elle le souhaiterait dans ce petit bourg de province. Comment se fait-il que le petit Marcel, Marcel le narrateur, ne ramène que des camarades juifs dans sa famille ? Cela suscite un questionnement. Comment ne pas se demander si la famille n’est pas juive en réalité ? Et en même temps, c’est une famille où l’on fait des réflexions antisémites. C’est lamentable. Mais, justement, cela traduit une manière d’être juif spécifique à la France : cette judaïté française qui passe par le souci obsessionnel de l’intégration, de l’assimilation à tout prix. Eric Zemmour prouve aujourd’hui à quel point cette attitude a été et continue d’être présente chez les juifs de France – ou plutôt chez les Français de confession israélite.
L’un des passages de Proust amoureux peut d’ailleurs être vu comme une réponse à Zemmour : « Depuis que la France était christianisée, la littérature française s’appuyait sur des fondations juives invisibles, enterrées, oubliées, niées, mais pas moins nécessaires au soutien de l’édifice. »
Zemmour en parle d’ailleurs un peu lorsqu’il dit qu’au moyen âge les rois de France s’identifiaient aux rois d’Israël. À Notre-Dame, il y a sur la façade principale toute la rangée des rois de Juda, qui sont les ancêtres du Christ et, en même temps, la préfiguration des rois français – si bien que, durant la Révolution, toutes les têtes des rois juifs ont été décapitées sur la façade de Notre-Dame, précisément parce qu’il y avait cette idée que le royaume de France avait pris le relais de l’ancien royaume d’Israël.
Pour Maurras et pour son mouvement, l’Action française, c’était justement ce judaïsme inscrit dans le christianisme qu’il fallait extirper. C’est pour cela que l’abbé Mugnier (un ami de Proust) disait : « L’Action française, c’est le catholicisme sans le christianisme ». Maurras pensait que l’église romaine n’était romaine que parce qu’elle était païenne, et qu’elle avait préservé l’héritage des maîtres de l’antique philosophie stoïcienne, c’est-à-dire la philosophie de Zemmour – ce qu’on peut résumer ainsi : il faut être impitoyable pour défendre les intérêts de la Cité.
L’affrontement entre les vertus gréco-romaines et les vertus hébraïques, cet affrontement importe beaucoup à Proust. Un affrontement toujours actuel. On peut en trouver une illustration dans l’histoire qui se joue aujourd’hui à la frontière polonaise. Que faut-il faire avec les réfugiés massés à cette frontière ? Avoir pitié d’eux et les sauver, quitte à céder à un chantage ? Ou être impitoyable pour défendre les intérêts de l’Europe ?
La culture française, n’en déplaise à Zemmour, doit beaucoup au judaïsme, et une révélation particulièrement passionnante de votre livre est l’influence du Zohar sur La Recherche. Pouvez-vous nous en parler ?
Le Zohar – l’ouvrage le plus important de la Kabbale – est un traité qui a été écrit, ou plutôt compilé, par un rabbin qui s’appelait Moïse de León au XIIIe siècle. Il renvoie à une tradition ésotérique juive qui remonte aux temps antiques, en particulier à l’école judéo-platonicienne de Philon d’Alexandrie ; une tradition qui pendant très longtemps ne s’est transmise qu’oralement, de maître à disciple.
Avec la compilation de Moïse de León, cette conception des choses a été livrée par écrit. Elle reste toujours mystérieuse, mais elle est à portée de main de toutes sortes d’étudiants ; des juifs, mais aussi des chrétiens, des gens comme Pic de la Mirandole, Leibniz ou Swedenborg, sur qui elle a eu beaucoup d’influence.
Le Zohar marque une nouvelle époque dans le judaïsme : l’ère kabbalistique qui succède à l’ère talmudique. Parmi les notions issues de la Kabbale, Proust s’est intéressé à la métempsychose en particulier, c’est-à-dire au fait que l’identité n’est pas permanente et absolue et que l’on vit plusieurs vies, notre âme se déplaçant d’un corps à un autre. Une idée très bizarre, mais qui coïncide avec le XIIIe siècle, l’époque des croisades et des invasions mongoles ou autres, une époque où, dans la diaspora juive, le centre (qui était la Babylonie, où se trouvaient les grandes écoles talmudiques) disparaît. Les Juifs sont en pleine dispersion. Et, dans cette dispersion, s’accomplit évidemment un changement d’identité.
L’idée de la métempsychose métaphorise, le fait même de passer d’un pays à un autre, d’une identité à une autre, qu’on le veuille ou non. Cela va beaucoup compter pour Proust.
Nous apprenons aussi, dans votre livre, qu’il a eu dans sa jeunesse le désir d’être prêtre. Il était habité par une certaine religiosité, mais une religiosité assez moderne.
Proust aime employer le mot « religion ». A la fin de sa vie, dans une lettre à son cousin Lionel Hauser, il dit : « La préoccupation religieuse n’est jamais absente un jour de ma vie. » Dans une autre lettre, à un ami, il écrit : « Je ne serai ni avocat, ni médecin, ni prêtre. » Avocat et médecin, c’était ce à quoi songeaient ses parents. Prêtre, c’était son idée à lui. Une idée fondamentale. A la fin de la Recherche, dans Le Temps retrouvé, son narrateur va se retirer du monde, et il dit en substance que ses amis (qui se désolent à l’idée de ne plus le voir) le retrouveront mieux encore dans son livre, car cela les aidera à se « réaliser ». Voilà une parole de prêtre.
Swann va accomplir le retour au bercail religieux de ses pères. Mais en quoi consiste ce retour ? Hein ? La réponse est suggérée par le roman lui-même, par la Recherche elle-même, jusqu’au Temps retrouvé.
Dans une lettre à un autre de ses amis – à son éditeur Jacques Rivière, je crois –, Proust disait que ceux qui croyaient que son livre s’appuyait sur le sentiment d’un désenchantement commettaient une grave erreur, car sa thèse était tout à fait à l’opposé de ce désenchantement – il faut bien voir cela, chez Proust. A un moment donné, son narrateur en arrive à un point de découragement total, convaincu qu’il ne sera jamais un écrivain et qu’il restera impuissant toute sa vie, impuissant sexuellement mais aussi impuissant artistiquement. Et puis, brusquement, il découvre quelque chose de stupéfiant qui change totalement la donne.
La religiosité de Proust ne dit jamais vraiment son nom. Elle s’inscrit dans le judaïsme d’une manière très large, mais pas d’une manière traditionnelle. C’est là une vision proustienne de la religion, qui a été imprégnée par la philosophie de John Ruskin, un historien d’art qui croyait à la « religion de la beauté », c’est-à-dire à une religion qui s’appuierait sur la faculté de se laisser émouvoir par quelque chose de beau. Pour Proust, ce lien entre la beauté et la spiritualité était très important. Se laisser émouvoir par quelque chose de beau, c’est plus précis que ce qu’on appelle « l’expérience de la transcendance ».
Pouvez-vous, sans trop la dévoiler, nous parler de votre thèse sur l’histoire des « vertèbres » de tante Léonie ?
Dans un épisode La Recherche, la duchesse de Guermantes fait remarquer à Swann que le général de Froberville est un idiot, puisqu’il ne comprend pas que le nom de « Cambremer » a quelque chose d’étonnant.
Le nom de Cambremer (le nom d’une petite ville normande), ce nom évoque le général Cambronne qui, assiégé par les Anglais lors de la bataille de Waterloo, répondit « Merde ! » à l’émissaire britannique qui lui demandait se rendre, de sorte qu’en français – du moins en langage châtié – on dira « le mot de Cambronne » plutôt que de dire crûment « Merde ».
Répondant à la duchesse à propos du nom de Cambremer, Swann fait cette plaisanterie : « C’est quelqu’un de très en colère et de très convenable qui n’a pas osé aller jusqu’au bout du premier mot. » C’est-à-dire Cambr(onne). « Mais puisqu’il ne devait pas pouvoir s’empêcher de commencer le second [c’est-à-dire Mer(de)], il aurait mieux fait d’achever le premier pour en finir une bonne fois. »
Une plaisanterie obscure. Le nom de Cambremer est livré comme un signe à décrypter. Il m’a fallu longtemps pour y parvenir. Voilà justement le principe qui prévaut quand on passe « du côté de chez Swann », autrement dit « du côté du Signe ».
L’histoire des « vertèbres » de la tante Léonie est tout aussi étonnante, car ses « vertèbres » transparaissent sur son « front ». On s’interroge : comment Proust a-t-il pu faire une telle erreur anatomique ?
Question : Et si « vertèbre » était construit comme « cambremer » ? Eh bien, oui, c’est quelqu’un de très coincé qui n’a pas osé aller jusqu’au bout du premier mot, c’est-à-dire vert(us). Mais puisqu’il ne devait pas pouvoir s’empêcher de commencer le second, c’est-à-dire hébr(aïques), il aurait mieux fait de dire carrément « vertus hébraïques », plutôt que de dire « vertèbres » .
Qu’est-ce que les vertus hébraïques ? Ce sont les vertus qui, dans le Zohar, apparaissent du côté droit de ce qu’on appelle « l’arbre de vie ». Trois vertus principales : la générosité, l’espérance, la sagesse. Elles s’opposent à trois autres vertus du côté gauche de l’arbre, c’est-à-dire les vertus gréco-romaines : la raison, le jugement, l’intelligence.
En ce moment, par exemple, face à la question des réfugiés à la frontière polonaise, si l’on se place du côté droit de l’arbre, il faut être généreux et donc les accueillir. Mais si l’on se place du côté gauche de l’arbre, il faut être intelligent, défendre la frontière et ne pas céder au chantage. Ce débat entre les vertus hébraïques fondées sur la générosité et les vertus gréco-romaines fondées sur l’intelligence traverse toute notre culture. Pour Zemmour, il faut être impitoyable comme les Romains de l’Antiquité, il ne faut pas se laisser avoir par la sensiblerie judéo-chrétienne. Cette « sensiblerie » est justement liée aux vertus hébraïques qui apparaissent sur le front de tante Léonie. Cela renvoie à une question fondamentale qui se pose à chacun de nous.
Pour Proust, la pitié est préférable à l’amitié. La pitié que l’on éprouve pour des malheureux que l’on ne connaît pas est plus profonde, plus féconde, plus belle (au sens mystique du terme), que l’amitié que l’on a pour des proches qui, eux, ne sont pas malheureux.
La vie sexuelle et sentimentale de Proust
Pour en venir au deuxième point, que sait-on de la vie amoureuse de Proust ?
Son premier amour était un camarade de lycée qui s’appelait Jacques Bizet. Après, il y a eu Reynaldo Hahn, un jeune musicien – il a 19 ans à l’époque où Proust le rencontre. Ensuite, il y a eu Lucien Daudet, puis une femme qui s’appelait Hélène de Chimay, et enfin, Alfred Agostinelli. Voilà les principaux.
Il y a également eu un certain nombre de femmes du monde auxquelles Proust a fait la cour, parmi lesquelles Geneviève Straus, ainsi qu’une grande amie à elle : la comtesse de Chevigné, née Laure de Sade, l’arrière-petite-fille du fameux marquis…
A vous lire, Proust semble être partisan d’un amour anti-institutionnel.
Oui. D’ailleurs, avant l’affaire Dreyfus, il a probablement formé un trio avec Reynaldo Hahn et Lucien Daudet. Avec Reynaldo Hahn, cependant, il y a eu comme un mariage. C’était un couple très stable, un couple d’amis très soudé – bien qu’avec un certain dévoiement, puisqu’ils se sont trompés mutuellement. Mais enfin, jusqu’à sa mort, le couple que Proust formait avec Reynaldo a tenu bon, même s’ils n’avaient probablement plus de relations sexuelles depuis longtemps.
Dans une époque puritaine, il vivait sa sexualité assez librement…
Sauf dans sa première période mystique, quand il voulait devenir prêtre. À ce moment-là, il écrit par exemple à Mme Straus : « Il faut accorder beaucoup à l’amour platonique. » C’est une période très importante pour Proust – quand il a entre 15 et 22 ans –, c’est-à-dire l’âge de son narrateur dans la plus grande partie de son roman. Durant cette période, il a probablement essayé de rester chaste, en succombant parfois à la tentation. Nous savons qu’il s’est laissé tenter par des rapports sexuels parce qu’il était très lié au chef de l’équipe de rugby du lycée Condorcet, à qui il avoue qu’il a fait une grosse bêtise, « une grosse saleté dans un moment de folie ». Sa culpabilité s’est ensuite estompée. Il fréquentait volontiers les bordels – une grande partie du Temps retrouvé se passe d’ailleurs dans un bordel homosexuel.
Vous faites le récit d’un surprenant duel pour sauver « son honneur ». Son homosexualité paraît alors être un secret de polichinelle.
Oui. Il y avait ce qu’on appelait le « délit de corruption de mineur » – à ne pas confondre avec le « délit de détournement de mineur ». La majorité sexuelle était alors fixée à 13 ans ; mais le délit de corruption de mineur consistait à avoir une mauvaise influence sur un garçon ou une fille de moins de 21 ans. Que voulait dire « mauvaise influence » ? C’était laissé à l’appréciation du juge. En réalité, cette loi visait surtout à réprimer l’homosexualité des jeunes gens. Proust avait 23 ou 24 ans à l’époque où il devenait l’amant de Lucien Daudet, qui en avait 17 ou 18. Ainsi corrompait-il un mineur, selon la loi. Il était susceptible d’être condamné à une peine sévère. Et justement Jean Lorrain, lui-même inquiété en tant qu’homosexuel, a publié un article sur Les Plaisirs et les Jours, le premier livre de Proust, où il laissait entendre que celui-ci était l’amant de Lucien. Une dénonciation formulée par un tiers suffisait, le cas échéant, à déclencher une procédure judiciaire. Un juge d’instruction pouvait ouvrir une enquête, indépendamment de l’avis de Lucien, et même de celui de ses parents. Provoquer Lorrain en duel, c’était pour Proust une manière d’affirmer sa virilité, de sorte qu’il n’y avait plus de raison, pour un juge d’instruction, d’ouvrir une enquête. Voilà pourquoi Proust s’est retrouvé en forêt de Meudon un jour de février 1897, un revolver à la main, avec Jean Lorrain, un critique qui suscitait un scandale permanent par son efféminement, tout en dénonçant ses semblables. C’est comme pour les israélites antisémites : les homosexuels homophobes étaient très nombreux.
La construction d’une biographie de Proust
Dans ce deuxième volume de votre biographie de Proust, vous vous concentrez sur des aspects qui ont été peu traités dans les précédentes biographies. Quand vous êtes-vous dit qu’ils méritaient une étude plus poussée ?
Pendant que je travaillais sur une adaptation de La Recherche au cinéma, j’ai écrit, en parallèle, un premier texte : « La vocation talmudique de Proust ». C’était en 2006. Et cela a commencé à m’intéresser au moins autant que l’adaptation cinématographique – ce n’était d’ailleurs pas contradictoire. Ensuite, j’ai publié une série de textes sur Proust dans La Règle du jeu. Jusqu’à ce qu’un jour, en 2015, l’éditeur Gilles Hertzog me dise : « On ne trouve pas grand-chose sur Proust et les Juifs, ni sur Proust et l’homosexualité ». C’est lui qui m’a donné l’idée que le fil conducteur allait être Sodome et Israël rapprochés par Proust.
Ce qui a donc abouti à la parution du premier volume de votre biographie, un premier volet qui porte un titre fort…
Oui. L’idée était de faire un livre sur Proust qui commencerait par sa généalogie, par ses ancêtres. Ce premier volume s’est finalement appelé Les Mémoires maudites – cela aurait dû s’appeler Les Races maudites, selon l’expression de Proust, mais la résonance du mot « race » aujourd’hui ne le permettait pas. Ce sujet offrait la possibilité de parler de Proust, de sa famille, une famille de dirigeants communautaires. Il permettait également de tracer le portrait de la société juive française depuis l’époque marrane jusqu’à aujourd’hui, avec un marranisme qui, sous une forme ou sous une autre, est permanent dans le judaïsme français.
Le second volume, dont nous parlons, porte sur la vie de Proust.
Le troisième volume sera peut-être, si j’y arrive, ce que j’appelle « l’internationale proustienne », c’est-à-dire ce qui s’est passé entre la mort de Proust et aujourd’hui.
Etonnamment, Proust est beaucoup plus lu à l’étranger qu’en France. Dès les années 1920, des articles sur La Recherche ont paru au Japon, en Chine, en Turquie, etc. C’est tout de même extraordinaire que ce livre ait suscité aussi rapidement un intérêt universel. À Londres, du vivant de Proust, il y avait un club Marcel Proust, où des lecteurs se réunissaient chaque semaine ou tous les quinze jours pour commenter un chapitre de son œuvre – c’est d’ailleurs une tradition juive que d’étudier la Torah ou le Talmud de cette manière-là. Ce qui est incroyable, c’est qu’aujourd’hui encore, aux États-Unis, il y a de nombreux cercles Marcel Proust qui se réunissent régulièrement pour étudier La Recherche.
A ce sujet, vous écrivez que la traduction anglaise de La Recherche a très vite été davantage lue que la française ; et que cet écart n’a cessé de se creuser…
À Londres, en 1920, la traduction anglaise n’existait pas encore. Les lecteurs qui se retrouvaient dans ce club lisaient l’original en français. Mais à partir de 1922, l’année de la mort de Proust, il y a eu la traduction anglaise, et la célébrité de Proust s’est alors beaucoup accrue. Un auteur chinois a déploré la mort de Proust comme une perte pour la littérature mondiale. En Chine, au Japon, en Russie, en Inde, on découvrait Proust surtout dans sa traduction anglaise. Même si la francophonie était beaucoup plus répandue qu’à l’heure actuelle, l’anglophonie était déjà bien plus puissante.
A propos de la traduction anglaise, vous racontez une histoire amusante…
Son premier traducteur s’appelait Charles Kenneth Scott-Moncrieff. C’était un officier de l’armée anglaise blessé pendant la guerre de 14 ; un invalide de guerre, mais toujours en activité dans les services secrets. Son métier de traducteur servait de couverture à son métier d’agent secret. Il était notamment chargé d’infiltrer le parti fasciste italien et ses affluents. C’est étonnant, et significatif, pour un auteur comme Proust, d’avoir comme traducteur un agent secret ! C’est cette idée qu’il faut toujours décrypter une langue pour la comprendre vraiment, qu’elle ne se livre pas tout entière facilement.
Le livre est très documenté. Comment vous avez eu accès à tous ces documents ?
Prenons l’exemple du Zohar. Proust fait deux allusions au Zohar : une dans un carnet d’esquisses, et une autre dans un cahier du manuscrit de la Recherche. Dans le cahier, on ne savait pas en quoi le passage sur le Zohar consistait exactement dans son intégralité. Les experts proustiens qui accédaient au manuscrit déposé à la Bibliothèque nationale n’avaient jamais publié le texte sur le Zohar intégralement, par indifférence ou par hostilité à ce côté-là chez Proust. C’est Jean-Paul Enthoven, mon éditeur, qui m’a dit : « Tu devrais explorer cette piste. » Et puis les choses se sont enchaînées.
Les premiers cahiers de La Recherche ont été édités en ligne récemment. C’est ainsi que j’ai découvert le texte où Proust dit qu’il a lu le Zohar en même temps qu’il songeait à entreprendre un voyage à Venise. La lumière de Venise et l’éblouissement esthétique qu’elle suscite s’associent, pour Proust, à la lumière spirituelle du Zohar et à un éblouissement mystique. Les cahiers étant publiés en ligne, il suffisait d’aller sur le site de la Bibliothèque nationale et de décrypter l’écriture de Proust.
J’ai fait une autre découverte en regardant une photo d’Alfred Agostinelli où on le voit dans une voiture, à 19 ans, avec un ami à lui. En agrandissant la photo, j’ai découvert qu’Alfred était gros. Or Albertine, elle aussi, est obèse. On l’apprend à la fin du roman, notamment lors de l’épisode où le narrateur montre une photo d’elle à Saint-Loup, qui est alors stupéfait en voyant à quoi elle ressemble. Proust écrit : « Il vous parle d’un être céleste qui lui est apparu et continue à le voir à l’endroit où vous, homme sain, vous n’apercevez qu’un édredon. » Proust, comme Picasso, éprouvait le désir de se libérer de l’esthétique gréco-romaine, et donc d’une esthétique du corps normé selon les canons de la beauté grecque, de la beauté extérieure, de la beauté matérielle. Il était amoureux d’un garçon qui n’était pas un beau garçon selon ces critères ; et il l’a laissé entrevoir dans son roman.
Comptez-vous poursuivre votre étude de Proust après L’internationale proustienne ?
Non. Ce troisième volet, s’il voit le jour, sera le dernier. Une fois cela achevé, je passerai à autre chose – sans doute, justement, à la fameuse adaptation cinématographique. À force d’insistance, j’y arriverai peut-être.
Une adaptation de La Recherche ?
Cela pourrait plutôt être L’Internationale proustienne, c’est-à-dire une espèce de road movie, un voyage à travers le monde en suivant le sillage du fantôme de Proust – puisqu’il s’agit de Proust après sa mort.
Bonjour
En ce qui concerne l’imprégnation par la philosophie de John Ruskin, le « lien » avec l’homosexualité est direct, et ici encore on ne peut que déplorer la quasi-impasse de nombre de biographes sur l’attraction qu’exerça toute sa vie durant sur lui, Robert de Billy -à qui il écrivait en lui donnant du ‘mon petit Robert’ et dont ce fut lui qui l’initia à Ruskin
un autre proche de l’écrivain et auquel celui ci-donnait également du ‘mon petit Robert’ fut son ex-camarade de lycée, l’académicien Robert de Flers. Je n’ai pas étudié leur relation mais si elle devait avoir comporté une composante homosexuelle c’est là un élément à joindre au dossier… Joséphine Baker, même si les opinions réactionnaires exprimées à longueur de temps par de Flers dans le Figaro peuvent… à elle seules expliquer son jugement après la présentation de la Revue nègre et qui le vit dénoncer « un lamentable exhibitionnisme transatlantique qui semble nous faire remonter au singe en moins de temps que nous n’avons mis à en descendre ».
Bonjour
Il me semble impossible que Proust ait lu le Zohar. Il ne connaissait pas l’araméen..
Il l’aurait donc lu en traduction et surement pas dans son intégralité…
La seule traduction ‘intégrale’ (c’est une mauvaise traduction et faussement intégrale) du Zohar est celle de Jean de Pauly publiée à partir de 1906 et qui fut vendue en souscriptions. Si Proust la possédait, on en aurait des traces dans sa bibliothèque….
Si donc Proust a ‘lu le Zohar’, il ne l’a fait qu’en lisant des extraits traduits comme il en existait à l’époque….
Michael Sebban
Cher Michael Sebban, vous qui êtes l’actuel traducteur du Zohar en français, vous me faites un grand honneur, à moi et à notre revue, en vous intéressant à nos débats.
En hiver 1900, Proust projetait de partir pour Venise. L’idée lui en était venu en lisant les ouvrages de Ruskin consacrés à l’art vénitien. Cependant, pour comprendre les tenants et les aboutissants d’un tel voyage, Ruskin ne lui suffisait pas, il lui fallait recourir au Zohar.
« Zohar, se souvenait Proust. Ce nom est resté pris entre mes espérances d’alors, il recrée autour de lui l’atmosphère où je vivais alors, le vent ensoleillé qu’il faisait, l’idée que je me faisais de Ruskin et de l’Italie. L’Italie contient moins de mon rêve d’alors que le nom qui y a vécu.
« Voici les noms, remarquait-il. Les choses ne sont pas des noms, les noms, dès que nous les pensons, ils deviennent des pensées, ils prennent rang dans la série des pensées d’alors en se mêlant à elles, et voici pourquoi Zohar est devenu quelque chose d’analogue à la pensée que j’avais avant de le lire, en regardant le ciel tourmenté, en pensant que j’allais voir Venise . »
Autrement dit, à l’idée de lire le Zohar, Proust éprouvait le même sentiment qu’à l’idée de partir pour Venise, avec la promesse d’une même sorte d’éblouissement, la même sorte d’émotion devant quelque chose de beau.
Il est vrai que Proust aurait pu observer le Zohar en bibliophile comme une antiquité sans se soucier de le lire. Mais, voilà, il n’appréciait pas du tout la bibliophilie – une forme d’idolâtrie à ses yeux. Proust a lu le Zohar. Il le précise lui-même en se référant à ce qu’il ressentait « avant de le lire ».
Bien. Mais que lisait-il exactement alors en 1900 ? Il ne pouvait pas s’agir de la traduction française du Zohar par Jean de Pauly, puisque ses volumes successifs ne furent publiés qu’entre 1906 et 1911.
Proust se rendit probablement chez un libraire spécialisé dans les antiquités littéraires afin d’y acquérir la Kabbala denudata, un ouvrage célèbre, compilé au XVIIe siècle qui rassemblait les traductions latines des grands textes de la Kabbale juive, notamment le Zohar.
Proust lisait couramment le latin, ce qui n’avait rien d’extraordinaire dans les milieux cultivés au début du XXe siècle. Il lisait donc le Zohar dans la traduction latine de Knorr von Rosenroth, l’éditeur de la Kabbala denudata, la seule traduction du Zohar à laquelle Proust pouvait accéder, une traduction qui présentait de larges extraits du texte, mais pas son intégralité.
Gershom Scholem indique que l’ouvrage de Knorr « était supérieur à tout ce qui avait été publié jusqu’alors sur la Kabbale dans une autre langue que l’hébreu. Il fournissait aux non-juifs un large panorama des premières sources traduites, et celles-ci étaient accompagnées de notes explicatives. » Scholem précise : « Bien que l’ouvrage contienne de nombreuses erreurs et fautes de traduction, notamment certains passages difficiles du Zohar, les allégations juives contemporaines selon lesquelles l’auteur défigurait la Kabbale sont sans fondement. »
Ainsi, selon Scholem, s’agissait-il d’une assez bonne traduction qui, « jusqu’à la fin du XIXe siècle, servit de source principale à toute la littérature non-juive sur la Kabbale ».
Proust rencontrait, par ailleurs, dans le salon de son amie Geneviève Straus, l’un des plus grands experts de la littérature kabbalistique, Adolphe Frank, l’auteur d’un ouvrage monumental sur la Kabbale où il établissait le lien entre Platon, Philon d’Alexandrie et Plotin, en exhumant toutes sortes de rapports entre la mystique juive et la mystique platonicienne. Proust a probablement lu l’ouvrage de Franck. On n’aborde pas le Zohar sans s’y préparer par d’autres lectures.
Ce qui explique pourquoi Charles Mopsik, qui vous précéda à la traduction actuelle du Zohar en français, porta tellement d’attention à Proust, comme vous le savez. Il ne l’aurait pas fait si Proust s’était fourvoyé en abordant la Kabbale d’une manière frivole ou erronée.
« Seul mérite d’être exprimé ce qui est apparu dans les profondeurs. Et habituellement, sauf l’illumination d’un éclair, ou par des temps exceptionnellement clairs, enivrants, ces profondeurs sont obscures. Cette profondeur, cette inaccessibilité pour nous-même est la seule marque de la valeur – ainsi peut-être qu’une certaine joie. Peu importe de quoi il s’agit. Un clocher, s’il est insaisissable pendant des jours, a plus de valeur qu’une théorie complète du Monde. Voir dans le gros cahier l’arrivée devant le Campanile – et aussi Zohar », notait Proust en été 1909 alors qu’il construisait le plan de son roman .
« L’arrivée devant le Campanile », c’est le récit de l’arrivée à Venise, consigné dans son manuscrit quelques mois auparavant. S’il ajoutait « voir Zohar », c’est qu’il l’avait lu, de toute évidence.
Il l’avait lu dans une traduction latine, et dans de larges extraits plutôt qu’en totalité, n’empêche qu’il s’agissait du même texte, et pas trop mal traduit, en tout cas pas au point d’en altérer profondément le sens, si l’on en croit Scholem.
Combien de lecteurs ont accès au roman de Proust dans des traductions en langues étrangères ? Et alors ? Ils lisent tout de même la Recherche. Cela va de soi. Pourquoi le Zohar échapperait-il à cette règle ?