Il est toujours embarrassant d’essayer d’amocher en cinq minutes une œuvre qui, probablement, a coûté à ses auteurs et interprètes leur dîme de rêves, d’efforts et de sueur. D’autant que le dernier film de Jacques Audiard, les Olympiades, est souvent beau, localement gracieux, indéniablement original, et que mille autres films mériteraient leur lot de sarcasmes. Mais, celui-ci, d’une élégance et d’une ambition palpables, s’expose, par le talent de tous ses démiurges, à la plus grande exigence, et doit bien recevoir la rançon de son audace. Car, à son corps défendant, les Olympiades constitue le précipité malencontreux des névroses de l’époque, et qu’il présente, surtout, une image des jeunes hommes et jeunes femmes, figés dans un noir et blanc sublime, qui, au lieu de les grandir, les fait paraître, soudain, ratatinés et difformes, des Gobelins.
Audiard, en effet, filme un triangle amoureux (on simplifie) entre Lucie, une jeune fille un peu perdue, issue de la communauté chinoise, qui cherche une colocataire pour son appartement vertigineux et vide, croit la trouver quand une certaine Camille répond à son annonce, mais découvre que sous ce prénom androgyne se cache un professeur de français noir et désinvolte, lequel, plus tard, au gré d’une reconversion professionnelle, rencontrera Nora, une agente immobilière voulant reprendre ses études.
Le scénario, a priori, semble méthodiquement collectionner les figures de style contemporaines – visages issus de la diversité, fluidité des genres – et pourrait probablement se retrouver en Une, consternée et apocalyptique, du Figaro Magazine. Ce qui est remarquable, néanmoins, dans les Olympiades, c’est la manière de ne pas faire tout un plat de ce parti pris, de ne pas en rajouter, de faire le meilleur cadeau possible à ces personnages, en effet hors des normes, que de les regarder avec cette évidence, et au passage, d’offrir un premier rôle à l’extraordinaire Lucie Zhang, sempiternellement renfrognée, puis malicieuse, de mauvaise foi, amoureuse, épuisante, gamine, bouleversante. Le défaut de ce film, réciproquement, c’est de s’en tenir là. Comme si la neutralité du regard pouvait pallier l’anémie de l’intrigue, comme si ces personnages, à force d’être banalisés dans leurs singularités d’origines ou d’orientations sexuelles, étaient munis d’une excuse pour leur fadeur.
Et, on se dit que les auteurs – certes, pleins d’indulgence, de bonne volonté, de tendresse pour cette nouvelle génération – contemplent leurs personnages à peu près avec la même curiosité épatée qu’un promeneur les immeubles étonnants du quartier des Olympiades, mais, justement, comme des touristes, des passants, des étrangers, fussent-ils talentueux et bien intentionnés. Si l’on veut un portrait flamboyant d’une génération désordonnée et complexe, on regarde Xavier Dolan. Si l’on veut une comédie romantique enlevée et légère sur la jeunesse parisienne, Netflix doit bien avoir quelque chose en magasin. Audiard propose un film qui se veut la rencontre de Rohmer, des bas-côtés de Tolbiac, et d’Instagram. Naturellement, le mélange sonne épouvantablement faux – on met au défi de trouver des jeunes (et même des gens) qui déblatèrent, font la fête, ou s’évanouissent pour un premier rendez-vous au Jardin des Plantes comme dans le film.
Comprenons-nous : la critique de cinéma, sans doute, ne devrait pas être le produit de catégories morales. C’est formidable d’avoir une héroïne d’origine chinoise – pas seulement parce qu’il est du devoir du cinéma de saisir les visages moins montrés sur grand écran – mais surtout parce que l’interprète est géniale, et le personnage, d’une force ravageuse. Il serait tentant de faire de ce film un manifeste « woke », à l’heure où la France entière se plonge gravement dans cette ténébreuse question, qui enflamme les commentateurs avec plus d’affliction que les problèmes du monde, la montée de l’inflation ou les réformes constitutionnelles. Ce serait tomber dans cette névrose. Mais Audiard commet le crime inverse. Il écrit un personnage masculin, qui est le centre du film, par les yeux duquel, presque, le spectateur découvre le théâtre de ces passions amoureuses. Camille, le professeur de français, est l’homme sur grand écran, le seul intellectuel de la bande, préparationnaire de l’agrégation de français, cynique amoureux, spectaculairement viril, insensible et couvert de femmes, prétentieux et, pour tout dire, odieux. Il y a dix ans, il aurait été interprété, ténébreux, littéraire et cruel, par Louis Garrel. Aujourd’hui, c’est Makita Samba – qui passe d’une fille à l’autre, mais éprouve (car il a un cœur) finalement des sentiments ; qui est hautain, narcissique (mais cache des trésors de sensibilité) et recevra la rédemption. Comme si le fait que son héros soit noir absolvait Audiard de tout effort d’écriture complexe ; comme si la couleur de peau de son interprète l’exonérait de renouveler tous les clichés, pour le coup épouvantablement misogynes, dont a été longtemps accablé le cinéma français. De même, mis à part une miraculeuse et touchante romance entre Noémie Merlant et Jehnny Beth, la vision des femmes est vaguement consternante (les filles, entre elles, sont des rivales prêtes à tout – et il faut les filmer, complaisamment, nues). Tout cette quincaillerie, mille fois ressassée, joue sur un éternel velours, mais Audiard a sa caution, son amulette. Voilà le plus grand mal que puisse commettre l’idéologie woke sur le cinéma français : non pas susciter des films bien-pensants, mais conférer l’absolution à des films aussi piteusement paresseux.
La plus belle part du film réside sans doute dans son décor, un XIIIe arrondissement en jachère et en citadelle de béton, exotique et fauve, cosmopolite et déplacé hors de lui-même, langoureusement suggéré par un balcon, un café, un coin de rue, et qui rend Paris dans sa subtile beauté, rugueuse, dans son étrangeté poignante. On se dit qu’il faudrait un œil moins usé pour inventer, avec la même fougue romanesque, de nouvelles amours imaginaires, des créatures de songes et de sang pour un écrin si vénéneux.