Voici que Warner Classics nous propose cet automne deux coffrets signés Daniel Barenboim, en prélude à son quatre-vingtième anniversaire en 2022 : les Symphonies complètes de Anton Bruckner (1842-1896) par le Berliner Philharmoniker (enregistrements 1991-1998, 9 CD), et le second consacré à l’intégrale des Sonates et Concertos pour piano, avec le même Berliner Philharmoniker (14 CD).

Cette intégrale est aussi la troisième qu’il nous livre au disque mais celle-ci est comme une révélation, qui scelle définitivement le chef israélo-argentin au compositeur viennois, dont les symphonies ont retrouvé un public de plus en plus large au fil des années. Barenboim, à la tête du Berliner Philharmoniker, signe une version légendaire des Symphonies de Bruckner, enregistrées entre 1991 et 1998. De façon différente de Beethoven, l’orchestre selon Bruckner a distinctement deux ensembles distincts : les cordes et les cuivres et Barenboim avec ses musiciens révèlent toute la puissance tantôt fracassante tantôt diaphane de légèreté et de douceur dans les adagios, tout le romantisme échevelé autant que la modernité de ces symphonies. Neuf symphonies fut le chiffre de Beethoven puis de Mahler (même s’il avait commencé peu avant de mourir sa dixième symphonie, comme Beethoven rêvait de la sienne). Chostachovitch en composa quinze. Mais Bruckner n’utilisa pas les chœurs contrairement à eux. Plongeons-nous dans cette intégrale, Barenboim et le Philharmonique de Berlin donnent des accents beethovéniens à l’Allegro de la Symphonie n°8 en Ut mineur, à l’heure des cors et des cuivres, alors que les adagios débordent d’une paix olympienne autant dans les solos de vents que de cor, que Bruckner aime immodérément. Le chef nous fait partager sa fascination pour le compositeur autrichien, qui dialogue à merveille avec chacun des instrumentistes de l’orchestre – comme ils le font avec Barenboim. Leur interprétation des 7e et 8e Symphonies comptent à coup sûr parmi les plus sublimes jamais données au disque. Les contrastes et les dialogues infinis entre les flûtes, les hautbois et les cors  nous font atteindre les portes du silence et de la contemplation.

Voici ce second coffret des Sonates et concertos pour piano qui nous libre des enregistrements magistraux de Barenboim.

L’enregistrement des cinq Concertos, qu’il dirige de son piano, toujours à la tête du Philharmonique de Berlin, date de 1985 pour les quatre premiers et de 1987 pour le 5ème. L’enregistrement des trois premières Sonates datent, en revanche, des années 1966-1969, à Londres, tandis que les Variations Diabelli furent enregistrées en 1991, à Munich, dans la magnifique salle de la Philharmonie du Gasteig. C’est donc un Barenboim de moins de trente ans qui joue ces sonates, l’un des sommets de l’art beethovénien.

Ces enregistrements datent précisément des premières années heureuses du mariage de Daniel Barenboim avec Jacqueline Du Pré (1945-1987) la somptueuse violoncelliste britannique emportée à quarante-deux ans par une sclérose en plaque. Ce fut l’époque où le pianiste atteint sans doute le sommet de son art. Tandis que les cinq concertos furent enregistrés durant les années les plus douloureuses. On ne peut écouter les Sonates de l’opus 31, ou « La Tempête », qui datent des années 1980, sans songer à la lutte contre la maladie et la mort de Jacqueline Du Pré et donc de son compagnon de vie, qui partageait au plus profond son épreuve, que seule la musique, sans doute, pouvait aider à supporter.

Ces vingt-huit sonates, depuis l’opus 2 n°1 jusqu’aux quatre dernières – l’opus 101, 106, 109, 110 et 111 –, constituent l’acumen du génie, le sommet de la compassion par la musique autant que l’un des sommets de l’art de Beethoven, ce « sourd qui entendait l’infini », ainsi qualifié par Victor Hugo ? Le poète ajoutait : « La gamme va de l’illusion au désespoir, de la naïveté à la fatalité, de l’innocence à l’épouvante » (in Shakespeare, Flammarion, « Nouvelle Bibliothèque romantique », 1973, pp. 479-480). Au XXe siècle, quel autre écrivain que Romain Rolland consacra à Beethoven une œuvre littéraire dans le domaine français ?

Les quatre premiers concertos pour piano appartiennent à la « période lumineuse » de Beethoven, de 1795 à 1806, alors que le 5ème date de 1809, alors qu’il est déjà presque sourd. Jean et Brigitte Massin écrivirent dans leur célèbre biographie du maître viennois : « Lorsque Beethoven écrira en 1809 son cinquième et dernier concerto pour piano, il transformera le genre et le fera presque éclater : le piano soliste, au lieu de dialoguer avec les autres instruments, deviendra un chef de guerre pour entraîner l’orchestre à sa suite. » Ainsi, Barenboim éclate-il lui-même de douleur en cette année 1987, où il enregistre le chef-d’œuvre et l’on devine aisément combien il dut trouver dans la musique de Beethoven la force vitale pour surmonter et – si l’on peut dire – sublimer sa colère devant l’inexorable mal qui emporta celle qu’il aimait.

Les Sonates pour piano de Beethoven marquent une césure dans l’histoire de la musique et s’imbriquent – comme les neuf Symphonies – dans l’histoire de l’Europe. Il y a la « Pathétique » op. 13, l’opus 26 en la bémol Majeur avec sa « Marche funèbre pour la mort d’un héros » qui préfigure la majestueuse « Marche funèbre » de la 3e Symphonie, dite « Héroïque », la célébrissime sonata quasi una fantasia en ut mineur op. 27 n°2, improprement nommée « au clair de lune », puis l’opus 31 avec ses trois sonates toutes dédiées à la comtesse von Browne, qui comprend en particulier la sublime n°17, improprement surnommée « la tempête ». Mais Beethoven n’est pas satisfait de lui, il veut « emprunter un nouveau chemin » confia-t-il à Czerny, rompant avec la forme trine (trois mouvements) adoptée par Mozart et poursuivie par Haydn. 

Un dernier mot sur les dernières sonates. Il est alors totalement sourd, son frère Kaspar-Karl vient de mourir et une affligeante bataille autour de son fils Karl va opposer violemment Beethoven à sa belle-sœur, mais rien apparemment ne transparaît dans son génie créateur.

Beethoven composa l’opus 101 en 1816, l’op. 109 en 1820, acheva l’op. 110 le 25 décembre 1821 et l’ultime op. 111 en janvier 1822. Par elles, Beethoven révolutionna la forme sonate. Quand il composa l’op. 101, il accompagna chaque mouvement d’une annotation. Pour le premier mouvement, il précisa donc : « Avec le sentiment le plus intime ». L’ultime 32e sonate, op. 111, s’ouvre – comme la 5e Symphonie, comme la sonate n°14, opus 27 n°2 (« au clair de lune ») – par trois accords qui frappent le piano comme les trois coups du destin. Deux mouvements la composent, MaestosoAllegro con brio ed appassionato et l’Arietta : Adagio molto semplice cantabile, où Beethoven annonce par une rupture de rythme unique dans toute son œuvre, l’invention du jazz. Barenboim nous la restitue dans toute sa fougue hallucinante. La montée en puissance de la composition parvient à ces portées ascensionnelles où l’auditeur est comme pétrifié par le génie visionnaire de Beethoven qui se fait précurseur du blues, précurseur du jazz. L’Arietta achève la 32e sonate par une gamme épurée jusqu’au sublime.

Dans ces trente-deux sonates pour piano, Ludwig van Beethoven a parcouru l’ensemble du désespoir qu’un homme, qu’un musicien devenu totalement sourd, a pu connaître, celui aussi d’un homme qui ne fut jamais aimé d’amour en retour par l’une de ces femmes à qui il dédia d’aussi sublimes œuvres. Pourtant, traversant de tels tréfonds de malheur, il a livré à l’humanité pour les siècles, ces témoins de ce qu’a pu créer un homme débordant à la fois de génie musical et de compassion pour l’humanité.

Dans le monde musical de ce premier tiers du XXIe siècle, Daniel Barenboim prend une stature incomparable de pianiste, de chef d’orchestre, de directeur musical, de mentor, de maître et de promoteur de la  paix.

La finalité transcendante de la musique n’est pas pour lui l’apanage de quelques privilégiés qui jouissent des salles de concerts, si souvent les mêmes dans le monde entier, elle est même aux antipodes de cette vision trop répandue de la musique pour quelques « élus ». Le but de la musique est d’apporter aux humains, comme sans doute le roi David, puis les lévites au temple de Jérusalem, suivis par les moines bénédictins, ou les musiciens de l’Inde, de l’Afrique, puis les derviches parmi beaucoup d’autres musiciens de par le monde, l’ont compris, une harmonie par-delà les disharmonies ou les horreurs de la vie, et tenter de leur apporter une paix intérieure, là où les barbares de toutes espèces ne savent mettre que sang, larmes, haines et destructions.

Ces deux intégrales des Symphonies de Bruckner puis des Sonates et Concertos pour piano de Beethoven, nous transmettent disque après disque cette apothéose Barenboim.

Nous n’oublions pas qu’il avait créé avec Edward Saïd, un orchestre réunissant de jeunes musiciens arabes et juifs, le West-Eastern Divan Orchestra.

L’homme, le chef, qui réussit à faire jouer et dialoguer ces musiciens palestiniens et arabes avec ces musiciens israéliens, sait que chacune et chacun d’entre eux est porteur d’un message de paix, même si politiquement et sans doute culturellement aussi, tout semble les opposer. Par-delà leurs conflits politiques et territoriaux, qu’il faudra résoudre quoi qu’il en coûte, Barenboim leur aura montré qu’une chose peut les rapprocher et les faire communier : la musique.