C’est l’histoire d’un projet artistique ambitieux qui s’articule autour d’une fierté nationale iranienne : la voiture Paykan. Véritable symbole dans le pays, cette très populaire voiture se veut, dans ce « PaykanArtCar project », une toile vierge périodiquement peinte par des artistes iraniens. Chaque artiste étant invité, à tour de rôle, à réinventer un modèle légendaire de cette automobile : la Paykan Hillman Hunter (1974) qui a été offerte par le Shah d’Iran au dictateur roumain Nicolae Ceaușescu. Visant à soutenir la cause des droits de l’homme en Iran, les initiateurs du projet, ont choisi pour premier artiste le très engagé Alireza Shojaian. Son œuvre devait être exposée cette semaine lors de la 7ème édition de la Paris Asian Art Fair (AsiaNow). Mais voilà qu’à la toute dernière minute l’invitation a été retirée…

Votre projet artistique « PaykanArtCar » devait être exposé au sein de l’AsiaNow. Mais il a été déprogrammé, savez-vous pourquoi ?

Alireza Shojaian : Les mêmes personnes qui ont tenté de me réduire au silence toute ma vie sont en train d’essayer de continuer de le faire en France, mon dernier refuge, l’endroit où je pensais qu’ils ne pourraient jamais m’atteindre. 

Cela vous surprend ? 

Alireza Shojaian : D’une certaine manière, je suis habitué à cela. Pendant une grande partie de ma vie j’ai été contraint au silence. Là d’où je viens, l’Iran, le gouvernement est contrôlé par des religieux qui prétendent que l’homosexualité n’existe pas et qui exécutent les gays qu’ils découvrent. Ils nous effacent ainsi doublement. C’est pour cela que j’ai été forcé de quitter mon pays. 
Mais ce genre de chose n’est pas censé être possible ici, en France. Je suis aujourd’hui réfugié en France afin de réaliser un art qui dénonce ce que moi-même et de si nombreuses personnes ont vécu et continuent de vivre en Iran. J’ai dédié ma vie et mon art à donner une voix à ceux qui n’en ont pas et à montrer ce qui n’est pas autorisé à être montré. 

La PaykanArtCar
La PaykanArtCar

Parlez-nous de ce dernier projet. 

Alireza Shojaian : Mon dernier projet, la PaykanArtCar, est la parfaite représentation de tout ce que j’essaye de réaliser avec mon art. C’est une œuvre d’art, certes, mais c’est aussi une protestation. La PaykanArtCar devait, en effet, être exposée au festival AsiaNow cette semaine. C’est d’ailleurs AsiaNow qui m’avait invité à l’exposer et non l’inverse. Mais, à la dernière minute, les organisateurs ont annulé mon invitation. Pourquoi ? A la demande de galeries d’art soutenues par le gouvernement iranien. Dès que ces gens ont entendu parler de la PaykanArtCar et de son symbole, ils ont mobilisé leurs agents pour me réduire au silence. 

Qui sont ces agents ?

Alireza Shojaian : Les mêmes dignitaires religieux qui m’ont pourchassé toute ma vie et qui essayent, encore une fois, de me museler. Sauf que cette fois c’est en France que cela se passe. Et s’ils réussissent à m’effacer ici, cela veut dire qu’ils peuvent le faire n’importe où. Je n’ai nulle part ailleurs où aller. Je vais donc riposter ici. 

Pouvez-vous nous raconter la genèse de votre engagement dans votre art ?

Alireza Shojaian : L’homophobie n’est pas seulement à l’œuvre dans la société iranienne. Elle est la politique officielle du gouvernement iranien. Sous la République Islamique d’Iran, être gay est un crime et les relations sexuelles entre deux hommes sont même passibles de la peine de mort. Et attention ! Cette politique n’existe pas seulement sur papier. Elle est vraiment appliquée. A ce jour, de nombreux membres de la communauté LGBTQ+ ont été pendus par le régime au nom de qui ils étaient, au nom de leur homosexualité. Leurs corps ont été exposés publiquement, parfois du haut de grues de construction, afin que tout le monde sache à quel point les dignitaires religieux veulent nous éradiquer.

Et vous dîtes que la société iranienne est en accord avec cela ? 

Alireza Shojaian : Heureusement, il y a un réseau souterrain qui essaye de protéger la communauté gay. Mais vous n’êtes jamais vraiment en sécurité et vous ne pouvez jamais être vraiment vous-même. En tant qu’homosexuel et artiste, je sais que cette situation est invivable. En 2014, on a refusé de me donner mon diplôme de master parce que j’avais choisi un « sujet gay ». J’ai vite compris que je ne pouvais plus rester. En 2017, j’ai fui pour le Liban. Et, en 2019, j’ai déménagé en France après que l’Académie des Beaux-Arts m’a offert une résidence.

Mais vous restez en relation avec l’Iran… 

Alireza Shojaian : Oui. Si j’ai quitté l’Iran, je souhaite toujours changer les choses là-bas. Je souhaite, depuis ce lieu sûr qu’est la France, réaliser un bel art qui dépeigne l’homosexualité d’une belle manière et qui soit authentiquement iranien. Je veux que la communauté LBGTQ+ sache qu’elle a une voix. Je veux que la société iranienne sache que nous existons et que nous sommes beaux. C’est à ça qu’était destinée la PaykanArtCar. Elle était censée être un énorme pas en avant pour ma communauté. Mais AsiaNow nous a refusé cette opportunité. 

L'artiste iranien Alireza Shojaian peint sa PaykanArtCar.
L’artiste iranien Alireza Shojaian peint sa PaykanArtCar.

Et comment décririez-vous la « PaykanArtCar », Hiva ? 

Hiva Feizi : La PaykanArtCar a une histoire incroyable. Cette voiture est spéciale pour le peuple iranien. La Paykan est la première voiture à avoir été complètement fabriquée en Iran. Elle est née en 1967 et, pour beaucoup, elle était un symbole de la modernisation du pays. Sa fabrication a été arrêtée seulement en 2005 et tout Iranien assez âgé pour se souvenir de cette voiture a une histoire avec elle.

Soit. Et, donc, cette œuvre d’art ?  

Hiva Feizi : Cette Paykan particulière, celle qu’Alireza a transformée en une magnifique œuvre d’art, a aussi une incroyable histoire. Elle a d’abord été possédée par le dernier Shah d’Iran, Mohammad Reza Pahlavi. Le Shah a fait don de cette voiture à Nicolae Ceausescu, le dictateur roumain, en 1974. Et le Shah a été renversé cinq ans plus tard tandis que Ceausescu l’a été en 1989. Vous avez donc cette incroyable voiture que tous les Iraniens reconnaissent, qui fait partie de l’héritage de notre pays et qui a été possédée par des autocrates. 

C’est elle qu’Alireza Shojaian a traitée et transformée ? 

Hiva Feizi : C’est cela. Lorsque la voiture a été mise aux enchères cette année, l’autre fondateur de PaykanArtCar, Mark Wallace, et moi-même avons tout de suite su que nous avions là l’opportunité de faire quelque chose d’unique. Nous avons créé le projet PaykanArtCar avec l’idée de faire littéralement de cette voiture un véhicule des droits de l’homme et surtout des minorités opprimées iraniennes. Notre plan était de nous associer à différents artistes d’origine iranienne et de leur demander de faire de la surface de la voiture une toile. Chaque nouvelle œuvre mettant en lumière un différent pan des droits de l’homme. Notre premier partenaire est Alireza Shojaian. Et nous sommes très fiers du résultat.

Sauf… 

Hiva Feizi : Oui. Sauf que nous sommes horrifiés que le régime iranien ait pu exercer assez de pression au cœur de l’Europe, en France, pour saboter notre projet et empêcher Alireza de s’exprimer. 

La PaykanArtCar
La PaykanArtCar

Vous avez essayé de comprendre ? Demandé des explications ? 

Hiva Feizi : Bien sûr. Nous avons écrit à AsiaNow, les implorant de revenir sur leur décision. Mais ils nous attendaient avec une équipe d’avocats pour nous dire que, si nous ne nous « taisions pas », ils nous attaqueraient en justice pour diffamation et nous devrions faire face à la possibilité d’être condamnés à cinq ans d’emprisonnement. De toute évidence, les organisateurs d’AsiaNow sont plus concernés par la protection de leurs relations avec des galeries soutenues par le régime iranien que par la protection des voix vulnérables iraniennes. Ils cherchent à nous intimider mais, ce faisant, ils nous donnent une plus grande plateforme encore. Nous avons identifié un nouvel emplacement pour que la voiture soit vue et j’espère que des gens pourront nous rejoindre jeudi et vendredi.

Je reviens à vous, Alireza Shojaian. Quelle a été votre inspiration pour cette PaykanArtCar ?

Alireza Shojaian : La peinture est inspirée par un des textes les plus connus en Iran : le Shahnameh (dans le Livre des Rois), qui date de la fin du Xe siècle. J’ai utilisé l’histoire tragique de Rostam et de son fils Sohrab pour commenter le meurtre en 2021 d’un homosexuel de 20 ans, Alireza Fazeli Monfared, décapité par les membres de sa famille lors d’un soi-disant « crime d’honneur ». Malheureusement, ce genre de violence atroce est courant en Iran et ne peut être perpétré sans l’aval du gouvernement. Donc, j’ai voulu utiliser le patrimoine iranien. A la fois la voiture Paykan et l’histoire de Rostam et Sohrab. Et ce, afin de mettre en lumière le danger dans laquelle la communauté LGBTQ iranienne vit. 

Qu’est-ce que la PaykanArtCar signifie pour vous et pour votre communauté ? Et qu’est-ce qu’il adviendrait si cette exposition était empêchée ? 

Alireza Shojaian : La PaykanArtCar est la toile parfaite pour tout ce que je cherche à accomplir avec mon art. Mark et Hiva m’ont, dès le premier instant, énormément soutenu dans mon projet.  Je sais à travers mes réseaux que ce projet est observé par toute la communauté LGBTQ+ iranienne – aussi bien par ceux qui ont fui l’Iran que par ceux qui y sont encore. Si AsiaNow réussit à me réduire au silence, ce serait un coup de massue non seulement pour moi mais pour toute la communauté. On verrait alors que le régime iranien peut, encore une fois, nous réduire au silence jusqu’en France, pourtant un bastion de la liberté d’expression. Si même ici nous ne sommes pas en sécurité, alors nous ne sommes en sécurité nulle part. 


Propos recueillis, via Zoom, par Louise Noguéra.