À tous ceux pour qui l’hôpital compte ; à ceux qui s’émurent, impuissants, et applaudirent aux fenêtres ; à ceux qui soignent, quotidiennement ; à ceux qui protestent, exhibant d’indignes conditions. Enfin à tous ceux qui sortirent épuisés d’un « Ségur de la Santé » dont ils avaient imaginé qu’à la faveur de leurs sacrifices – redoublés pendant la Covid mais allez, au moins, enfin reconnus ! – ils tenaient la garantie que leurs revendications seraient cette fois suivies d’effets, qu’ils obtiendraient une réponse « à la hauteur de la situation »…

Cet épisode du Ségur, il faudra sans doute y revenir, car nous n’avons pas encore pris la mesure de son scandale. Il fut, assurément, une douche froide. Mais plus inquiétant peut-être : tout s’est déroulé silencieusement, dans l’épais mutisme d’une nation retournée vaquer à ses occupations ; elle qui, la veille, agitait tambours et crécelles pour claironner son soutien aux soignants, s’aperçut-elle seulement du camouflet qu’on infligea dans la foulée à ses héros du moment ? Voilà notre monde : il hurle à l’urgence (« la santé ! », « le climat ! ») puis replonge l’instant suivant dans le grand bouillon de son fleuve indifférent.

Comment peut ainsi s’éteindre, dès le lendemain, l’agitation qui débordait la veille ? Tout ce ramdam, puis pas un mot qui porte à conséquence ? Quelle anesthésiante substance opère donc souterrainement pour que tous les discours s’en trouvent ainsi ankylosés ? Ce pharmakon, nous le nommerons d’un syntagme massifié : c’est le « comment-allez-vous-financer-cela ». Sa forme est celle d’une question. Sa structure est celle d’une réponse. Il agit en creux, comme une évidence-trou-noir qui aspire les mots avant qu’ils ne parviennent à la conscience.

Car tout s’explique en effet par l’évident problème du financement. Ben oui, hein, ce n’est pas le tout de vouloir (« du fric pour l’hôpital », etc.), encore faut-il pouvoir. « L’argent ne tombe pas du ciel », nous dit-on. « On », c’est bien cela : l’opinion-réflexe, la doxa – le journaliste, le dirigeant, mais nous, aussi, acteurs-réflexes inaperçus de cette absurde comédie.

Alors puisque la question s’est partout refermée pour ne plus opérer qu’avec l’efficace d’une objection sans appel, marquons un temps d’arrêt, et tentons de la rouvrir un instant ; efforçons-nous, même, de la garder bien ouverte devant nous en la prononçant clairement et distinctement : « Comment l’hôpital se finance-t-il ? »

Y avons-nous seulement réfléchi ? La question – pour autant qu’on la garde « ouverte » – n’est pas d’abord technique. Elle interroge l’architecture anthropologique et sociale qui la sous-tend. Ces horizons inaperçus, nous pensons qu’il faut les mettre en lumière aujourd’hui. Il faut sortir de la doxa, s’arracher au comment-allez-vous-financer-cela où s’engluent les pensées-réflexes – celle du militant tout autant que celle du dirigeant. Il faut revenir aux points d’appuis à partir desquels une véritable pensée peut se construire.

Nous tenterons ici une réponse. Nous n’y ferons le procès de personne – c’eût été commode, mais les personnes sont-elles encore véritablement à l’œuvre ? ce qui travaille, à leur place, n’est-ce pas plutôt cette langue-figée que tous les protagonistes partagent – en dépit, voire à la faveur de leurs antagonismes – et dans laquelle plus rien n’est pensé ? Nous devons tous nous réinterroger. Que signifie la question « Comment l’hôpital se finance-t-il ? ». À ne plus nous le demander, dans quelle absurde logique nous sommes-nous enferrés depuis plusieurs décennies ? Et quels appuis pourrions-nous, inversement, trouver pour en sortir ?

Production marchande et non marchande : deux modes de validation de la valeur économique

La production marchande et la production non marchande se distinguent fondamentalement par la façon dont nous en validons la valeur économique, c’est-à-dire la valeur monétaire qui les représente.

La production marchande est validée a posteriori : c’est l’achat des biens et des services par les consommateurs qui vient, postérieurement à la production, agréer cette valeur et donc la réaliser. Un bien qui n’est pas vendu n’a pas de valeur économique parce qu’il n’obtient pas de valeur monétaire.

La production non marchande, à la différence, est validée a priori. Concrètement, cela signifie que nous avons collectivement décidé[1] qu’il était à la fois plus juste, plus efficace et plus utile que la consommation de ces biens ne soit pas arbitrée par le choix des consommateurs qui gèrent leur pouvoir d’achat. Plus juste parce qu’on ne choisit pas d’être malade. Plus efficace et plus utile aussi, car on peut préférer s’acheter une voiture que d’aller soigner une douleur au bas du dos ; puis se trouver contraint quelques mois plus tard à de coûteux soins quand le mal s’est propagé. Consommateur n’est pas bon médecin. Aussi juge-t-on utile, dans l’intérêt général, que certains soins soient consommables sans devoir être arbitrés face à d’autres consommations concurrentes. On en facilite ainsi le recours.

Le périmètre de la production non marchande se fixe politiquement

Il est légitime (et important même) qu’on débatte du périmètre de ces soins « utiles », de ce qu’il faut valider a priori ou non. Faut-il ou non rembourser certains soins dentaires ? Quels soins doivent-être qualifiés d’essentiels et lesquels seront jugés de « confort » ? Quels effets de bord certains choix provoquent-ils ? Ce débat mobilise l’intelligence collective à travers ses dispositifs institutionnels pour évaluer et anticiper la meilleure cohésion économique (en validant par avance certains soins et en laissant aux consommateurs le soin d’en arbitrer d’autres).

Cette décision valide a priori une valeur économique qu’il faut monétairement créer

Dès lors que ce périmètre est établi, nous nous devons d’en respecter le principe immuable : cette production de soins, validée a priori, n’est pas une dépense qu’il s’agit de « financer » mais une production préalablement validée dont il s’agit de créer la monnaie correspondante. Tout comme une banque, sollicitée pour un investissement productif, crée la monnaie correspondant à une valeur anticipée[2]. La production de soins est une production effective, en regard de laquelle, comme toute production, doit figurer au final la masse monétaire qui la représente.

La production non marchande se finance elle-même

Penser qu’on « finance » la production non marchande aux frais de la production marchande est une méprise technique sur les flux monétaires. En France, le reflet monétaire de la production de soins est réalisé (en grande partie encore et quoi qu’il en soit, historiquement) par le biais comptable des cotisations sociales. Les soins produits (richesses consommées par la population) voient donc leur valeur monétaire matérialisée par un mécanisme de socialisation du salaire (et non d’impôt[3]). Il ne s’agit pas d’un financement extérieur. Les cotisations réalisent une écriture de la valeur effective d’une production effectivement réalisée (et effectivement consommée).

Reformulons donc comme il se doit. La Sécurité sociale est un pacte social. Elle consacre la validation a priori, par la collectivité, de la production des soins conventionnés. Cette production varie au fil du temps et l’équivalent monétaire qui lui correspond est pour sa part écrit dans les cotisations sociales d’une autre production qui ne varie pas de la même manière (la production marchande). C’est pourquoi (et cela semble avoir été largement oublié, en premier lieu par les défenseurs du service public de santé eux-mêmes) les cotisations sociales doivent-elles être sans cesse ajustées pour assurer l’adéquate congruence de ces deux grandeurs qui fluctuent indépendamment l’une de l’autre.

Le « déficit » de la Sécurité sociale est une construction comptable dérivée

On parle donc très à la légère (pour ne pas dire coupablement) de « déficit » de la Sécurité sociale. Car par ce terme impropre, on constate un déséquilibre non pas entre des recettes et des dépenses (comme pour l’activité d’une entreprise marchande dont la production est validée a posteriori) mais entre une grandeur monétaire anticipée et une production effective réalisée après cette anticipation.

La monnaie de la production non marchande est créée par les cotisations sociales avant que cette production n’ait lieu et donc avant d’en connaître le volume effectif (faute de pouvoir anticiper exactement la quantité des soins produits et consommés). Il est donc nécessaire, à chaque période de référence (par exemple, chaque année), d’ajuster cette écriture pour que l’équivalent monétaire de la production déjà réalisée s’en trouve adéquatement exprimé.

Le terme de « déficit » dérive ainsi d’une modélisation inappropriée, qui reprend les instruments comptables d’une entreprise produisant des biens ou des services sanctionnés par le marché (a posteriori). On raisonne comme on le ferait avec un « compte de résultat », élément du passif de l’entreprise. Or le pacte social est un bilan. Il est par définition équilibré.

Parler de « déficit » de la Sécurité sociale, c’est renier le pacte social

Conserver ce « déficit » année après année dans ce « compte » de la Sécurité sociale n’est rendu possible que par le fait de ne pas ajuster les cotisations sociales l’année qui suit (ou à toute période de référence que l’on choisirait pour calibrer son exercice). Exhiber, année après année, le montant cumulé de ce déficit est un acte proprement politique (et pourtant involontaire[4]) : il consiste dans le refus inavoué, réitéré chaque année, d’écrire l’équivalent monétaire d’une production qui a pourtant été effectivement réalisée et consommée. Bref, dans le reniement répété du pacte social initial.

Pourquoi ce refus de sanctuariser le pacte social s’il n’en coûte pas un centime à « l’économie » (de marché) ? C’est que ce pacte montre la nudité du roi : il existe une valeur monétaire qui ne tire pas sa substance du marché[5].

Le refus d’écriture en répartition primaire déplace l’arbitrage vers l’impôt

Cette décision politique emporte ses conséquences : elle déporte le refus de cette écriture monétaire vers l’impôt des citoyens qui aura dès lors à charge d’en réaliser l’opération[6]. Comment cela se produit-il ?

Nous venons de voir par quelle alchimie artificielle se crée notre objet comptable imaginaire appelé « déficit ». En le réintégrant dans le compte dont on l’a fait surgir (le « compte » de la Sécurité Sociale), nous le transformons logiquement en un objet financier[7] : une « dette », qu’il faut dès lors gérer.

Notre substance pure possède maintenant des propriétés qui lui permettent de s’aligner sans difficulté sur les outils financiers qui servent à traiter les obligations de moyen terme. Ainsi l’artifice comptable aura-t-il permis d’extraire d’un schème économique où la prédation financière n’existe pas (la production non marchande est financée par son propre résultat) un produit raffiné qui se trouve ramené par sa définition-même à la pire logique de l’économie de marché.

La logique de financement étatique branche la socialisation des soins sur les marchés financiers

Il reviendra au plan Juppé de 1996 et à ses hauts fonctionnaires d’inventer l’usine étatique calibrée pour traiter cet OGM économique : la CADES (Caisse d’Amortissement de la Dette Sociale). Celle-ci émet des emprunts sur les marchés internationaux de capitaux et s’adosse à l’impôt (la CRDS et une partie de la CSG) pour solvabiliser son instrument financier. Les impôts des citoyens paient dès lors une partie de la santé. Mais ils paient plus que cela. Car évidemment, les emprunts donnent lieu à des intérêts. Ainsi le pacte social est-il finalement « financé » au sens propre du terme, c’est-à-dire raccordé, par une portion structurelle, à la logique des marchés financiers, alors pourtant qu’il opère pour sa grande majorité dans un circuit économique absolument indépendant. 80 milliards d’euros de dettes sociales ont été apurées (amorties) ces 20 dernières années, pour un coût des intérêts avoisinant les 40 milliards d’euros[8]. L’efficacité du dispositif est admirable.

La Covid ouvre grand le capot et dévoile le moteur de la machine

La crise de la Covid a exacerbé ces paradoxes. Le « déficit » de la Sécurité sociale, à l’été 2020 (au sortir du premier confinement), fit un bond spectaculaire pour être réévalué à 52 milliards d’euros, dont 31 milliards d’euros pour la santé (contre 3 milliards en début d’année)[9]. Les chroniqueurs concluaient alors : « tous ces soins pendant la crise ont coûté cher ». Sauf que non. La production de soins fut au contraire réduite (l’arrêt d’activité des généralistes, kinés, ophtalmos et autres spécialistes ayant largement compensé la surchauffe hospitalière, elle-même pondérée par la déprogrammation d’un grand nombre de ses interventions courantes). Les mutuelles en fournirent du reste la preuve indirecte, ressortant largement excédentaires de cette même période (appels de cotisations inchangés + moins de soins à rembourser = excédent ; CQFD).

Quel mystère explique donc que, malgré une diminution des soins, le « déficit » du compte Santé de la Sécurité sociale explose de cette manière ?

On a financé la crise économique marchande avec les recettes de la production non marchande

En réalité, le gouvernement a choisi de soutenir l’économie marchande en ponctionnant à larges brassées sur la monnaie de la production non marchande, c’est-à-dire en confisquant ses recettes, par des exonérations et reports massifs de cotisations sociales (c’est-à-dire en refusant d’écrire l’équivalent monétaire de productions déjà faites). Ainsi remercie-t-on les soignants. Enlevez la cape monétaire de la production et celle-ci se découvre comme une dette. Abracadabra. Bien entendu, cette dette est confiée aux bons soins de la CADES, dont le bilan s’est trouvé soudain décuplé.

Ainsi au final, que signifie ce choix politique ? Que l’économie marchande est financée en ponctionnant sur la valeur économique de la production non marchande[10].

Le déport vers l’impôt soumet les citoyens à un dilemme que le pacte social excluait

Comprend-on bien les implications de cette construction technique ? Depuis 40 ans, le taux des cotisations sociales est gelé. Dès lors, la création monétaire requise pour refléter la production non marchande qui excède le montant des cotisations sociales ainsi figées s’opère par l’impôt, c’est-à-dire en grevant la valeur monétaire perçue par les actifs pour leur production marchande, autrement dit, en contractant leur salaire direct.

La logique tragique se referme superbement. La pression étant déportée vers les impôts, dont l’impopularité foncière verrouille le cliquet de cette logique infernale, il revient aux contribuables (et à tous leurs représentants) de militer en retour pour la réduction des soins dont ils profitent, sans apercevoir que ce choix cornélien ne leur est imposé que par le refus d’écrire l’équivalent monétaire de la production de soins dans les cotisations sociales[11].

Ainsi, l’arbitrage politique concernant le pacte social relatif à la santé, qui s’opère hors de toute logique de financement (puisqu’il s’agit, au contraire, de définir politiquement une production que l’on juge collectivement plus efficace et plus utile, c’est-à-dire de déterminer par avance ce qui a plus de valeur économique en termes de production) reboucle par ce schéma complexe sur les contraintes financières propres à la production marchande qui n’étaient aucunement les siennes.

L’absurde étreinte des soignants entre une production croissante et des recettes amputées

Le terme même de déficit, s’agissant de la Sécurité sociale, est un contresens comptable, comme nous venons de le montrer. Il faut dire plus : il n’a de sens que si nous brisons volontairement le pacte social. Le gel des cotisations est l’opérateur technique qui instaure cette logique mortifère. Il consiste implicitement à décréter ceci : « le reflet monétaire de la production de soins sera fixe, quels que soient les soins effectivement produits ». Autrement dit : « la production de soins devra s’autoréguler pour tenir à l’intérieur d’une proportion monétaire fixe par rapport à l’ensemble des productions marchandes ». Autrement dit encore : « seule sera donc validée a priori la production de soins qui parviendra à tenir dans ce volume de production ; si elle est supérieure, il lui reviendra à elle-même d’ajuster structurellement sa valeur économique – par les prix, par le volume de production et par l’amortissement de la dette, avec ses intérêts – en se rétrécissant elle-même pour rattraper cet écart ».

Les soignants comprennent-ils maintenant pourquoi leurs luttes sont si difficiles et pourquoi l’expression qu’ils leur donnent est vouée à l’échec ?

Imaginons-nous annoncer à nos champions nationaux de la production automobile : « à partir de maintenant, chaque année, la production automobile sera par définition limitée à 0,5% du PIB. Pas plus. Et cela, quels que soient les besoins des consommateurs et quels que soient les achats qu’ils réalisent effectivement » ? Voilà la déclaration absurde que nous faisons, implicitement, aux producteurs de santé[12].

La production de soins est écartelée entre des exigences illimitées et une rémunération fixée

Étonnons-nous du résultat de cette schizophrénie politique : en maintenant à la fois les exigences du pacte social (c’est-à-dire en validant a priori les soins conventionnés) et le gel des cotisations, nous sommes écartelés dans une situation où les soins doivent par définition être produits et consommés, mais doivent aussi, dans leur globalité, ne jamais représenter plus qu’une proportion fixe relative à la production marchande.

La trajectoire vers le management de services publics low cost est donc inscrite dans les gènes de la logique économique avec laquelle on traite aujourd’hui le financement de la santé.

Il faut renverser la façon de poser le problème

Depuis quarante ans, les soignants remboursent de la dette, malgré eux. Ils ferment des lits, optimisent les flux, réduisent les temps d’exécution des soins, malgré eux. Ils soignent partiellement, même, malgré eux. Ils sont évidemment aussi sous-payés[13]. Ils cherchent par tous les moyens à répondre à l’exigence financière qui s’est insérée, à leur insu, dans leur logique de production.

Il est temps sans doute de rappeler à tous les producteurs de la santé publique qu’un pacte social unit tous les citoyens avec eux. Les soins conventionnés sont une production validée a priori. Cette production doit être reflétée dans les cotisations sociales qui sont une écriture monétaire et en aucune manière une « taxe » sur une valeur préexistante[14]. Cette production doit même être amplifiée comme il est logique de le faire dans une société qui se modernise et consacre une part grandissante aux services alors que la production des biens élémentaires n’a cessé de s’améliorer.

Il faut en conséquence cesser de militer pour obtenir du « financement ». Cette demande s’exprime dans le langage même du problème qui engendre ces difficultés. Il faut sortir de cette logique qui s’appuie sur une lecture erronée des flux monétaires et militer pour un soin de qualité, et lui seul, qui est le fondement du travail des soignants, puis exiger corrélativement la correspondance monétaire effective de ce soin, par une augmentation proportionnée des cotisations sociales, qui ne sont qu’une opération d’écriture monétaire[15].

À l’heure de la sortie de crise du coronavirus et après les annonces politiques dans tous les pays pour renforcer le secteur de la santé et l’appuyer par de nouveaux financements, l’opportunité est historique de reprendre avec sérieux le débat sur les fondamentaux du pacte social de la santé et sur le modèle français d’une production non marchande construite sur le salaire socialisé.


[1] C’est-à-dire politiquement, autrement dit, par l’exercice collectif du pouvoir politique (via la représentation nationale, avec un choix unique et indifférencié pour toute la Nation), selon, donc, un modèle inverse à celui du libéralisme économique où ce qui se négocie monétairement a précisément pour vertu opposée (de là la merveille du système de marché) de diffuser le pouvoir politique (en éparpillant son exercice à travers la chaîne de toutes les transactions librement consenties). Retenons-nous d’ironiser ici sur le terme « librement » : il faut quand même entendre, pour bien le comprendre, la force de ce motif sous-jacent du discours libéral, qui s’émerveille de ce que l’économique, le monétaire, précisément, nous dispense de nous en remettre à un choix politique – c’est-à-dire à un choix uniforme susceptible de heurter les volontés individuelles.

Le périmètre dont il est question ici (celui de la production de soins non marchande) est donc mécaniquement antilibéral – sans contradiction avec l’adhésion possible de certains libéraux pour qui le modèle de marché n’est pas le plus efficient pour toutes les sphères de l’activité collective ou privée. Par ces dispositifs, on définit donc une topologie politico-économique dont toutes les options politiques peuvent arbitrer à leur manière la frontière : qu’est-ce qui doit être confisqué au politique ? qu’est-ce qui doit être confisqué au marché ? Ou mieux : de quoi ne veut-on pas que le politique décide ? de quoi ne veut-on pas que le marché décide ?

[2] Par exemple, un crédit automobile ou un investissement immobilisé. Ces mécanismes d’avance monétaire conservent cependant leurs paradoxes, puisque cette valeur anticipée, quelle qu’en soit la nature, doit être remboursée. Les dispositifs de financement (bancaires, spéculatifs, institutionnels) ne permettent en effet aucunement de distinguer entre les investissements productifs créateurs de valeur ajoutée nouvelle (qui contribuent à l’augmentation du PIB) et ceux qui contribuent à reconduire la valeur ajoutée actuelle (qui maintiennent le niveau du PIB). La conséquence de cette mécanique (où interviennent cycliquement les opérations de création et de destruction monétaires par-dessus la logique des réserves fractionnaires) est que la croissance est intrinsèquement liée à l’augmentation de la dette. Pour pallier ce biais, il faudrait que les mécanismes d’avance monétaire soutenant les investissements producteurs de nouvelle valeur ajoutée n’aient pas de contrepartie par leur remboursement monétaire. On s’affranchirait en passant du terrible paradoxe de la « compétition à l’inflation monétaire » des projets financés (en langage plus prosaïque, de la course à la startup qui fera le plus gros multiple) – en laissant peut-être leur chance aussi à des initiatives qui ne se construisent pas exclusivement sur cette logique. Voilà un utile sujet d’étude pour les économistes – et les politiques – s’il leur prenait l’envie d’y réfléchir.

[3] Donc en répartition primaire et non secondaire. Spécificité dont les conséquences sont complètement impensées dans tous les débats politiques.

[4] Nous entendons par là qu’aucune volonté politique effective (consciente) n’est ici à la manœuvre. Cette logique découle essentiellement de l’ignorance des principes exposés plus haut : à savoir ceux de la différence de validation de la valeur économique des productions marchande et non marchande, bref de la différence entre flux de valeur et flux monétaire. Aucun parti dans l’ensemble de l’offre politique française ne fait, à notre connaissance, non plus cette distinction.

[5] Il en coûte, certes, quelques degrés dans le « rapport de force » entre les types de production (marchande et non marchande) : mais précisément, comme nous l’avons indiqué, cet équilibre s’arbitre politiquement en décidant du périmètre de la production non marchande. Or lors de cet arbitrage, on inclut évidemment parmi les facteurs de décision celui de la performance économique générale du système. La comparaison des parts de PIB de la production de soins selon les pays montre qu’il n’existe pas de corrélation entre le niveau de socialisation de cette production et sa proportion dans la consommation globale des biens et services. On constate même parfois l’inverse.

[6] Elle déplace donc aussi de fait le contrôle du flux monétaire de la sphère auto-organisée du système productif vers celle de l’État. La Sécurité sociale (française) n’est pas « l’État Providence », contrairement à l’opinion communément répandue sur le sujet. Elle le devient précisément par cette bascule progressive du régime primaire (contrôlé par les producteurs eux-mêmes) vers le régime secondaire (contrôlé par l’État).

[7] On comprend le principe technique : l’outil comptable du « compte à double entrée » isole dans un même registre monétaire des flux entrants et sortants comme s’ils étaient de même nature en entrée et en sortie. C’est vrai pour une entreprise (qui valide la valeur économique par la vente et coordonne ses dépenses en fonction). C’est fondamentalement illogique pour une caisse socialisant une consommation. On passe ainsi subrepticement d’un tableau de flux monétaires (qui devrait être un indicateur pour opérer à l’extérieur les ajustements quantitatifs requis) à un registre comptable où l’entrée et la sortie sont tenus de se correspondre directement. C’est cet alambic impensé qui convertit la différence monétaire constatée en un objet financier qu’elle n’est pas.

[8] Cf. Bernard Friot, « Ne nous laissons pas voler la Sécu ! », in : Pratiques, n°81, avril 2018. Voir notamment la page d’information des chiffres clés sur le site de la CADES.

[9] Voir le rapport « Les comptes de la Sécurité Sociale » de Juin 2020 de la Direction de la Sécurité Sociale, page 21 (ici le rapport en ligne).

[10] L’extrême difficulté posée par la mise à l’arrêt ou au ralenti d’un grand nombre de secteurs de la production marchande est évidente. Ce d’autant que, précisément, l’écriture monétaire de la production non marchande s’opère par le biais des facteurs de la production marchande. Dans ce cadre, l’exemption des cotisations constituait évidemment un levier rapide et efficace pour réaliser les transferts monétaires urgents requis par le secteur privé. Mais la réalité de l’opération aurait dû être énoncée en toute clarté : nous avons puisé dans les recettes non marchandes pour compenser la déflagration monétaire de l’économie marchande. Car les prix des marchandises ne variant pas, le secteur privé aura donc perçu intégralement la valeur économique des cotisations qui composaient ces prix, mais en se dispensant de la relayer à ceux qui la produisent effectivement. L’économie marchande a donc emprunté au secteur non marchand. Dans l’épais brouillard de la doxa économique, nous le fîmes sans le savoir : car tant qu’on envisage les cotisations sociales comme une ponction sur la valeur produite par le secteur marchand, on ne voit rien de tout cela. Et autant dire que l’idée d’un remboursement ne s’envisage même pas. On confond, encore une fois, flux monétaire et flux de valeur.

[11] Ne serait-il pas logique, au contraire, que, parmi l’ensemble des biens dont nous disposons, après quarante ans de modernisation et d’amélioration de la productivité, nous consommions proportionnellement plus de soins de santé ? Sur la même période, la part du budget des ménages consacrée à l’alimentation a été divisée par deux. Quant à la « dette de la Sécurité sociale » (autrement dit, le « retard d’écriture en cotisations »), elle est proportionnellement infime au regard des volumes de la production de soins : sur dix ans, ce sont 2 000 milliards d’euros qui ont transité par la cotisation pour refléter cette production. Trois milliards d’euros (soit le « déficit » constaté au début de l’année 2020) correspondent à 0,15% de ce flux. L’ajustement proportionnel est dérisoire. Il laisse imaginer les marges dont nous disposons pour redéployer une infrastructure et un appareil productif de soins à la hauteur de qu’il fut : le meilleur du monde, selon l’OMS à l’orée des années 2000, c’est-à-dire avant que ne s’enclenche l’engrenage infernal de la lente réforme imposée par le gel des taux de cotisation.

[12] Le lecteur est encouragé à s’attarder quelques minutes sur cette réalité pour la méditer. Telle est la forme structurelle que l’on donne au « financement » de la Santé (par cette contrainte de fixation initiale de la valeur globale de sa production). On peut aisément se représenter que c’est parfaitement absurde, en s’imaginant les difficultés de nos producteurs automobiles si une telle contrainte leur était imposée.

Allons plus loin : avec cette logique, que veut dire alors « déficit » de la Sécurité sociale ? Cela veut dire « gains de compétitivité de tous les autres secteurs de l’économie (marchande) par transfert d’une partie de la valeur de la production non marchande vers la production marchande ». Donc, stricto sensu, l’inverse de ce qu’on affirme habituellement (à savoir que la production marchande financerait la production non marchande). La « redistribution » ne suit pas les circuits que l’on croit. Non seulement le financement de la production non marchande par le secteur marchand est une méprise technique confondant flux de valeur et flux monétaire, mais c’est en fait l’inverse qui est vrai. La production non marchande finance une partie de la production marchande, par ce jeu comptable artificiel du déficit de ses comptes.

Et nous ne sommes pas prêts d’en sortir, car les représentants politiques de tous bords articulent leurs raisonnements économiques et sociaux sur le présupposé inverse. On s’étonnera donc moins qu’en dépit de toutes les bonnes volontés, les difficultés paraissent insurmontables et les problèmes – tels qu’on les pose – insolubles. Nous sommes plongés jusqu’au cou dans la doxa

[13] La France figure au 28e rang des rémunérations des professionnels de santé parmi les 32 pays de l’OCDE (cf. Panorama de la santé de l’OCDE, 2019). Voilà la conséquence, nous disent certains, d’un modèle excessivement socialisé de la santé. C’est tout l’inverse : en France, les soignants subissent le tiraillement invivable d’un modèle de santé certes construit à partir des cotisations sociales et d’une solvabilisation de la demande, mais avec un calibrage des recettes de l’appareil productif maintenant fixé à taux constant sur celles de l’économie marchande. La méthode du « plan managerial » est ici structurellement établie : puisque la production de soins s’accomplit à volume indéfini mais à recettes fixées, les facteurs de production doivent être mis à contribution pour s’ajuster – et les salaires sont évidemment le premier de ces leviers.

[14] « C’est l’argent de la Nation, vous comprenez » répliquait Emmanuel Macron (hôpital Rotschild, octobre 2020) à une infirmière pointant les faibles émoluments des heures supplémentaires hospitalières pendant la première vague Covid. Le Président ne croyait pas si bien dire : n’ayant pas réalisé l’écriture dans un registre permettant de corriger la proportion de cette production vis-à-vis du reste des productions (marchandes), l’État se trouvait contraint de puiser dans ses propres caisses pour en reconstituer l’équivalent monétaire. On transite donc par l’impôt pour prélever de manière forcée une valeur économique non marchande qui, normalement, ne devait pas être fournie par l’État (contrairement à d’autres services publics comme l’école, etc.). L’État se prend au piège de sa lecture économique erronée du problème.

[15] Cette exigence n’ouvre aucunement la porte au risque d’un emballement somptuaire de la production de santé : nous l’avons montré, ce contrôle n’a pas à s’établir par le biais des taux de calculs permettant de réaliser l’écriture monétaire de la production de soins, il doit s’établir préalablement et politiquement, par un arbitrage national concernant l’ensemble du pacte social, et postérieurement, lorsqu’on le juge utile, avec des méthodes qui favorisent la qualité du travail, ce que ne produit en aucune manière l’importation absurde des violences coercitives du marché.

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