Le dernier ouvrage de Marie Darrieussecq est remarquable pour plusieurs raisons. La première tient peut-être au titre lui-même, qui, même sans point d’exclamation, a des airs d’injonction, comme on dirait « pas bouger ! » « Ne pas dormir » aurait tenu lieu de simple constat. « Pas dormir », c’est autre chose. Et effectivement, de ses années d’insomnies, Darrieussecq fait autre chose : autre chose qu’une autobiographie, qu’un retour sur soi autocentré, qu’une étude sur l’insomnie dans la littérature, qu’une plongée psychanalytique. Le livre est un peu tout cela, mais le tout est supérieur à la somme des parties.

« Le monde se divise entre ceux qui peuvent dormir, et ceux qui ne peuvent pas » lit-on au tout début du premier chapitre. Chacun divise le monde, effectivement, selon sa propre caractéristique première. Pour Darrieussecq, il y a les insomniaques et les dormeurs. A rencontrer, au fil des pages, les célébrités et les génies qui peuplent la partie insomniaque du monde, les dormeurs peuvent se sentir quelque peu déclassés… Il est vrai que l’insomnie est une souffrance, et que les bons dormeurs ne se focalisent sans doute pas, dans leurs œuvres, sur la bonne qualité de leur sommeil. Eux, ce qu’ils racontent et utilisent, ce sont leurs rêves. Darrieussecq l’insomniaque explore cette zone intermédiaire entre veille et sommeil, cette zone hypnagogique qui précède le sommeil véritable qui, lui, ne vient pas. Cette espèce d’espace duel donne accès à une autre forme de rêve, intéressante et douloureuse.

Le lit est le lieu habituel du sommeil. Pour Darrieussecq, le lit est un territoire multiple où l’on joue avec les enfants, où l’on grignote, où l’on écrit. Mauvaise idée ! Avec ironie, l’autrice envisage les erreurs qu’elle a pu commettre en utilisant à d’autres fins le lieu sacré du bien dormir. Le lit est le lieu de la sexualité et du sommeil, il ne doit pas se trouver dans la pièce où l’on travaille, surtout si l’on est écrivain. Voilà qui renvoie à Virginia Woolf que Darrieussecq a traduite, A Room of One’s Own, Un lieu à soi. Il faut un lieu pour travailler, et un autre pour dormir. Cela, dans l’idéal.

Marie Darrieussecq n’a pas toujours été insomniaque, elle s’en souvient et nous le raconte. Les souvenirs du bien dormir sont loin, mais présents : dormir n’importe où, sous la tente, dans le vent et le froid, être jeune et parcourir le monde, ou bien glisser dans le sommeil dans le roulis du train, encore aujourd’hui, c’est possible. Ce n’est pas l’avancée de l’âge qui a fait fuir le sommeil, c’est l’arrivée des enfants. Pas dormir devient plus que passionnant, réellement remarquable, quand s’ouvre la séquence sur les enfants : Darrieussecq est une mère consciente et impliquée, mais cela, bien des mères le sont. Ce qu’elle arrive à dire, et à écrire, dans une langue d’évidence, c’est que le sommeil l’a fuie lorsqu’elle est devenue mère : « Puis les enfants grandirent. Ils n’exigeaient plus de moi la disponibilité totale que les petits Sapiens sapiens sont éduqués à attendre de leur mère. Je pouvais m’assoupir sans que personne ne me réclame. » Et d’ajouter : « J’ai appris à faire la sieste. »

Pas dormir embrasse tous aspects de la vie et du vivant, il est à la fois un ouvrage parfaitement autobiographique et un recueil de réflexions sur la politique, la vie animale et sauvage, l’écologie, la poésie. Souvent drôle – la liste des somnifères et artefacts pour trouver le sommeil, les casques en résille et les capteurs pour contrôler l’activité cérébrale… – et parfois grave, mais grave n’est pas le bon mot, car une ironie féroce y est à l’œuvre, dans les passages sur l’alcoolisme pour ce qui concerne l’intime. Les forêts, les animaux disparus, la troisième paupière des chiens… Darrieussecq plonge au cœur du végétal et de l’animal, élargit son propos, le recentre sur la politique immédiate en évoquant le sort des migrants. D’une façon ou d’une autre, tous les livres de l’autrice sont présents dans Pas dormir.

Pas dormir est un livre remarquable, à ranger sans doute dans la catégorie « essais ». Essai sur un thème précis, essai sur soi et le monde, essai sur un mystère et une souffrance. L’ouvrage est balisé de notes de bas de pages très universitaires, et parsemé de photographies personnelles ou non, qui scandent le texte, non comme des respirations mais plutôt comme des ponctuations dénotatives. On remarquera et appréciera, à ce propos, l’illustration de la page 293, les petites mains d’enfants préhistoriques, vieilles de 27.000 ans, inscrites dans la grotte de Gargas. « Voyez les adultes tenir les bébés dans leurs bras puis choisir l’emplacement de leurs mains parmi les empreintes des grands. Voyez les adultes porter à bout de bras l’avenir, ce bébé. » Pour que l’avenir soit assuré, pour que les enfants grandissent, il faut que les adultes, les parents, veillent sur eux. Veillent, tout court.


Marie Darrieussecq, Pas dormir, éd. P.O.L, 9 septembre 2021, 320 p.

Un commentaire

  1. On « veille » aussi parce qu’on ne fait plus l’effort d’apprendre aux enfants (doucement, doucement) de respecter l’univers de leur parents. J’aimerais lire un essai ou livre sur ce manque d’effort qui devient un effet boomerang pour tout le monde …

    Merci pour votre resumé court et concis comme toujours!