105 ans après le génocide, les Arméniens n’en ont pas encore fini avec le panturquisme. Ils ne sont pas les seuls. Les Grecs, les Assyro-Chaldéens, les Yézidis, les Chypriotes, les Kurdes sont également dans sa ligne de mire. Mais la situation géopolitique de l’Arménie constitue l’obstacle le plus important à la réalisation du rêve aussi totalitaire qu’impérialiste de ce fameux monde turc allant de l’Adriatique à la Muraille de Chine, pour reprendre l’expression employée par l’ex-président Démirel en avril 1992 à l’occasion d’un voyage dans les Républiques d’Asie centrale alors fraîchement désoviétisées.
Ravivée par Reccep Tayip Erdogan et son alter-ego azerbaïdjanais, Ilham Aliev, cette idéologie qui avait sous-tendu l’entreprise d’extermination des Arméniens en 1915 fait encore des ravages sur ce qu’il reste de ce peuple chrétien sur ses terres historiques. Et tout indique qu’il en sera ainsi tant que les nationalistes turcs et autres fanatiques islamistes ne verront dans ce pays qu’un verrou pro-occidental empêchant la continuité terrestre entre la Turquie et l’Azerbaïdjan. Or, les forces du panturquisme, après avoir anéanti il y a 100 ans l’Arménie dite turque et ses habitants, sont sur le point de réaliser leur jonction sur le dos de ce qui a subsisté de cet État arménien après le remplacement du traité de Sèvres (1920) par celui de Lausanne (1923). Un accord qui scella l’impunité du génocide et à propos duquel Winston Churchill écrira qu’on y cherchera en vain le mot Arménie…
Grâce à l’offensive lancée le 27 septembre 2020 contre la République du Haut-Karabakh, l’axe Ankara-Bakou a parcouru l’essentiel du chemin pour opérer la soudure fantasmée. Il ne lui reste plus qu’une dernière étape à franchir : envahir le sud de l’Arménie, le Siounik, limitrophe du nord de l’Iran. Et le tour sera joué !
D’autant plus facilement sur le plan militaire que cette bande territoriale de 20 à 30 km de large est plus indéfendable que jamais avec l’affaiblissement d’une armée arménienne exsangue après 44 jours d’affrontements acharnés contre la coalition turco-azerabaïdjanaise, galvanisée par un rapport de force totalement inégal. Seul le partenariat stratégique signé en 1995 avec Moscou, portant sur l’intégrité territoriale de l’Arménie, dissuade les agresseurs de réaliser leur objectif final. Mais pour combien de temps ?
Pour l’instant, le Kremlin qui a joué un rôle majeur dans l’arrêt des combats et l’accord de cessez-le-feu du 9 novembre 2020 ne semble pas pressé de respecter ses obligations contractuelles à l’égard de cet allié qui depuis la Révolution de velours d’avril 2018, ne cache pas son attirance pour les valeurs démocratiques et ses sympathies envers l’Europe. Deux mille soldats russes se sont certes positionnés tout autour du Haut-Karabakh, qu’ils sont seuls à protéger concrètement. Mais ces forces d’interposition ne sont guère présentes sur les frontières de l’Arménie en butte aux « infiltrations subversives » de Bakou, selon l’expression d’Emmanuel Macron. Vladimir Poutine ne souhaite, en effet, ni créer une rupture avec l’Azerbaïdjan, qu’il voudrait garder dans sa sphère d’influence, ni avec la Turquie dont il s’est rapproché. Pour desserrer l’étau et alléger la pression, le gouvernement démocratique de Pachinian a accepté d’ouvrir les voies de transports dans le sud du pays, de manière à favoriser la communication entre ses deux ennemis… Une clause du cessez-le-feu qui ne semble toutefois plus suffisante au tandem Aliev-Erdogan, dont les conquêtes ont plus que jamais aiguisé l’appétit. Ce qui ne déroge pas à la logique d’intransigeance dont Bakou a fait preuve durant toute la période de négociation placée sous l’égide des 3 coprésidents du Groupe de Minsk (Etat-Unis, France, Russie) en refusant toutes les solutions de compromis, y compris celle dite de Kazan en 2013 qui lui permettait de récupérer la totalité de ses territoires en échange de l’autodétermination du Haut-Karabakh. Un droit qu’Aliev veut encore moins reconnaître aujourd’hui, le recours à la force ayant selon lui scellé le sort de l’enclave. « Il n’y a plus de Karabakh et il n’y a plus de statut », a-t-il déclaré à la télévision le 22 juillet, avant de formuler des revendications sur le sud de l’Arménie qualifié de « territoires historiques de l’Azerbaïdjan », de même d’ailleurs qu’Erevan, la capitale du pays, ou le Lac Sévan, son poumon écologique…
Joignant le geste à la rhétorique belliqueuse, ses troupes empiètent depuis le mois de mai sur divers tronçons des frontières arméniennes, violant l’intégrité territoriale de cet État, tout en faisant peser une menace permanente sur ses habitants soumis à des tirs et des provocations militaires quotidiennes. A quand la prochaine étape ? Aliev, sous les encouragements d’Erdogan, est à deux doigts de passer à l’acte et de créer un nouveau fait accompli en occupant le Siounik, au sud de l’Arménie. Ce qui déclencherait une agonie plus ou moins rapide de cette dernière : le but recherché et enfin atteint.
Face à cette perspective, les trois présidents du Groupe de Minsk semblent a priori d’accord pour ne pas laisser la force s’imposer à nouveau sur le droit dans cette région hautement stratégique, située au carrefour des civilisations. Emmanuel Macron, garant avec Poutine et Biden, d’une solution négociée pour le Haut-Karabakh a sommé le 13 mai l’Azerbaïdjan de faire revenir ses troupes sur leurs positions initiales. Antony Blinken, a proclamé le 14 juillet, le soutien des États-Unis au processus des coprésidents du Groupe de Minsk visant à parvenir à un règlement politique durable du conflit du Haut-Karabakh… Poutine seul maître du jeu pour l’instant, a acquiescé du bout des lèvres, tout en veillant à ne pas froisser Bakou. Mais Russes et Américains se méfient les uns des autres, tandis que les Turcs, opportunistes, misent sur tous les tableaux, essayant même de plaider auprès de Washington le renforcement de leur présence dans le Sud Caucase au motif qu’elle servirait à contrecarrer celle des Russes. Et en tentant au passage de minorer un détail de l’histoire : le fait que l’armée russe constitue en l’état la seule et dernière chance de survie de l’Arménie, à nouveau poussée au bord du précipice.
Plus que jamais soumise aux jeux des puissances et à leurs intérêts fluctuants, la vie de cet îlot de démocratie ne tient plus qu’à un fil :la volonté politique et la capacité de la France, des États-Unis et de la Russie à surmonter leur contradiction pour faire barrage ensemble aux menaces du panturquisme et à ses divers corollaires extrémistes sur son existence. Mission impossible ? Située entre les deux grands, la France dispose en tout cas d’une carte majeure pour faire entendre sa voix et faire avancer la justice et la raison dans cette région du monde qui, depuis 1915, n’a retenu qu’une seule leçon de l’histoire : le crime est payant.
La situation de l’Arménie évoque clairement celle de la Pologne en 1939: un pays coincé entre deux parties, qu’il sépare, d’un autre pays plus puissant et particulièrement agressif, qui réclame un « corridor ». La Pologne de 1939, trop confiante dans les puissances occidentales, refusait l’alliance offerte par Staline, on sait ce qui en a résulté… L’Arménie ne fait pas la même erreur puisqu’elle réclame davantage de présence russe sur son territoire, mais ce qui fait problème cette fois c’est la volonté Russe de soutien à l’Arménie, seule garante de la sécurité du pays. A défaut l’Arménie a deux options : un renversement d’alliance improbable (USA ?, Chine ?) ou une intégration économique au monde turc un peu sur le mode de la Géorgie. Cette dernière option, proposée par Ankara et Bakou, impliquerait l’abandon de tout statut pour l’Artsakh dans le cadre d’un accord de paix avec l’Azerbaïdjan. Peut-être qu’il serait temps d’ouvrir des négociations dans cette direction tant que l’Arménie dispose encore, sur le papier, de la protection russe ce qui lui donne une certaine marge de manœuvre. L’accord de paix pourrait prévoir des garanties de protection pour la population arménienne du Karabakh, condition de son maintien sur place. L’intégration économique au monde turc ne serait qu’un retour à une situation antérieure conforme à la géographie, elle stimulerait l’économie du pays et lui permettrait de se rapprocher davantage de l’Occident voire d’adhérer à l’OTAN. Quand on n’a plus les moyens de s’imposer on abandonne les rêves chimériques et dangereux et on accepte de collaborer…
Quel sentiment d’impuissance ressort de cette lecture douloureuse. Quel supplice résulte de cette situation inextricable. Quelle tragédie celle de voir le sort du « tout petit » reposer sur les accords/désaccords de ces géants surpuissants, et sans merci.