Jacques-Alain Miller : Maintenant que je vous connais mieux, je vois sur votre visage des airs de votre oncle, et notamment sa façon d’affirmer une négation en disant : « Ah là, certainement pas ! »
Sébastien Fumaroli : Vous n’êtes pas le premier à remarquer cette ressemblance. Certains m’ont même dit que je suis le « prolongement » de Marc. Il était central dans ma vie. Mais je ne suis pas son prolongement. Je ressens l’honneur que vous me faites en m’invitant à une conversation sur son livre, mais vous ne retrouverez malheureusement pas dans ce que je vous dirai l’érudition, l’éloquence, le savoir et l’humour, la malice, l’ironie de Marc.
François Regnault : J’aime bien que vous disiez « l’humour, la malice, l’ironie », parce que ce sont trois choses différentes, mais trois choses que je lui ai souvent vu pratiquer. Je vous ai connu par lui parce que vous l’avez beaucoup accompagné au théâtre, quand il venait voir des mises en scène de Brigitte Jaques-Wajeman au théâtre des Abbesses.
Sébastien Fumaroli : C’est lui qui m’a fait venir à Paris, au collège Stanislas, le collège de Lacan, en classe de seconde. J’ai toujours eu l’impression qu’il veillait sur moi, même de loin. Je me suis vraiment rapproché de son travail à partir du moment je suis entré au Louvre, donc dans les dix dernières années de sa vie. Dans son parcours intellectuel, il y a eu une conversion aux arts visuels. Il avait commencé par réhabiliter la rhétorique littéraire qu’il a appliquée ensuite à la lecture des images, images religieuses et peinture classique. Son livre L’École du silence est un livre clé à cet égard. Sa parution s’accompagne d’un autre tournant : son intérêt nouveau pour les arts et la société du XVIIIe siècle. J’étais le témoin de cette conversion à mesure que je faisais mon éducation en tant que son bras droit aux Amis du Louvre, dont il a été le Président pendant vingt ans. Je m’occupe en effet des activités de cette très ancienne association fondée en 1898, qui est partie intégrante du musée. C’est une structure privée de mécénat qui vient en appoint aider l’établissement public. On y défend et promeut l’attachement du grand public aux collections du musée, on mobilise les donateurs, on a une activité de fundraising pour l’acquisition d’œuvres d’art.
Dans le livre, Marc fait plusieurs fois référence à des œuvres majeures du XVIIIe siècle français qui sont entrées au Louvre au cours des années de sa Présidence comme les panneaux d’Oudry du château de Voré qui sont une des pièces maîtresses des salles des arts décoratifs du XVIIIe siècle français récemment rénovées ou bien la fameuse statue de Jacques Saly, « L’amour essayant une de ses flèches », qui avait été offerte à Louis XV par Mme de Pompadour, et qui fut acquise par les Amis du Louvre en 2016. Sa découverte du goût rocaille a été soutenue par les opportunités d’achat que nous avons eues pendant ces années. Et puis surtout il a été commissaire avec Henri Loyrette et Christophe Leribault qui dirige actuellement le Petit Palais, d’une exposition sur « L’Antiquité rêvée » où, pour la première fois, il a eu la possibilité de réunir un ensemble d’œuvres sur la problématique du passage du goût rocaille au goût néo-classique.
Marc avait commencé sa relation avec les musées à la fin des années 1980 par une exposition sur Poussin. Il l’a achevé en englobant dans son Grand Siècle, le siècle de Louis XV.
Du XVIIe au XVIIIe siècle
JAM : C’est le trajet même de son livre. La quatrième de couverture met en valeur une phrase où il parle de son livre comme d’un « triptyque », avec, au centre, les deux siècles français, et puis, d’un côté, les deux épopées, celle d’Homère, celle de Virgile, de l’autre Tolstoï et Vassili Grossman. Mais la vérité est que ce livre retrace essentiellement le passage du XVIIe au XVIIIe siècle. On voit Marc Fumaroli prendre ses distances avec l’âge classique, et dire à la fin que la France n’a jamais été plus heureuse que pendant les vingt-cinq années où le cardinal de Fleury était Premier ministre, et les premières années du règne personnel de Louis XV. C’est cela qui pour moi donne son accent personnel au livre. J’aimerais que vous nous parliez de la façon dont votre oncle l’a entrepris, alors qu’il se savait déjà malade.
Sébastien Fumaroli : En fait, le livre sur lequel il travaillait, c’était un livre sur Caylus en son siècle. Il avait initié ce projet au milieu des années 1990 par son cours au Collège de France. Il s’était affranchi très vite des limites de sa chaire de rhétorique consacrée au XVIe et XVIIe siècle en s’intéressant à ce personnage entre deux mondes, à la fois réformateur du goût sous Louis XV, mais étroitement lié par son milieu familial au Grand Siècle et au jansénisme, puisque sa mère était la nièce de Mme de Maintenon, et que lui-même a été soldat à Malplaquet. Il y a chez Caylus un attachement profond à l’idéal moral du XVIIe siècle, tout en étant un agent de la rénovation des arts au XVIIIe siècle. D’une certaine manière, je pense que, bien évidemment,…
JAM : … votre oncle se reconnaissait en lui.
Sébastien Fumaroli : C’est à bien des égards son double. Pour reprendre le fil de votre question, quand il a commencé à travailler sur ce sujet, il a amassé une énorme documentation. Le comte de Caylus est un personnage singulier qui est peu connu du grand public parce que le grand personnage européen du retour à l’antique au XVIIIe siècle, c’est l’allemand Winckelman. Celui-ci a donné au néoclassicisme sa facette sublime, froide, une facette qui selon Marc dévoie le caractère particulier que Paris a pu apporter à ce retour à l’antique, qui est un retour à tous les sens. En s’intéressant à Caylus, la volonté de Marc était de réhabiliter un grand Européen qui avait une conception du néoclassicisme très différente de celle de Winckelman. Seulement, ce livre, il n’a pas pu le conduire à son terme. L’énorme documentation qu’il avait amassée a été léguée à la Voltaire Foundation, afin que ce projet puisse être poursuivi par quelqu’un d’autre.
Mais, ô miracle, un colloque a été organisé pour ses 80 ans sur « Les arts de la paix dans une Europe en guerre ». C’était un nouveau point de vue qui l’a amené à s’intéresser aux guerres de Louis XIV et au siècle pacifique de Louis XV qui se retourne en Terreur. La relecture de Tolstoï, la relecture d’Homère, il les a faites alors qu’il se savait malade. Dans ce livre, il a réussi à attraper son sujet Caylus et à le placer comme un œil intérieur dans la vie du XVIIIe siècle. C’est un tour de force ! Et puis il y a la lumière de Fénelon qui se reflète entre deux siècles et qui tisse un texte entre poésie et histoire…
JAM : Il y a des pages et des pages où votre oncle raconte avec délice la vie de Télémaque. Or, ces pages de Fénelon ne présentent aucune difficulté de compréhension, donc il n’a pas à les interpréter. On voit qu’il jouit simplement de raconter les Aventures de Télémaque parce qu’elles font vibrer chez lui une corde très profonde. En exergue du livre, il a mis une phrase de Fénelon qui me semble refléter – vous me le direz – sa croyance à lui, Marc Fumaroli : « Le fils d’Ulysse reconnaissait que la vraie grandeur n’est que dans la modération, la justice, la modestie et l’humanité. »
Sébastien Fumaroli : Juste avant de venir, je me suis dit : Bon, il faut que je revoie un peu certains chapitres. Il y a le sujet du rapport à l’antique. Il y a différentes façons d’avoir un rapport à l’antique. Ce peut être un outil de propagande. Mais pour Marc, dans son parti-pris des choses, si je puis dire, qui était le parti-pris de la tradition des humanités, le retour à l’antique, c’est la possibilité du merveilleux et de la bonté humaine, ce n’est pas un système utopique froid, idéal, déshumanisant. La phrase que vous citez représente tout à fait le ton presque bon enfant de la promenade que constitue ce livre. Qu’en pensez-vous ?
François Regnault : Winckelman, citons toujours : « Noble simplicité, grandeur sereine », c’est sa définition de la beauté . Vous avez parlé tout à l’heure du retour aux sens, et vous entendez par là évidemment les cinq sens. Ce n’est pas un retour aux significations, c’est le retour aux cinq sens. Il y a aussi ce savoir-vivre qu’on a toujours connu chez Marc Fumaroli, qui procurait les plus grands plaisirs à son lecteur : par exemple son La Fontaine. Je pense aussi à un très joli ouvrage qu’il avait fait sur les Contes de Perrault, contenant une recherche très érudite, avec l’idée que ces Contes étaient aussi pour la jeunesse tout l’apprentissage d’une façon de vivre, et non pas seulement des contes fantastiques. Aussi bien ses amis ou des gens qui le connaissaient se le représentaient toujours entouré d’un groupe d’amis fidèles. Tu as lu, Jacques-Alain, Paris-New York et retour : le concept principal, c’est l’otium, le loisir, c’est avoir son temps, se retrouver entre amis, converser, etc., tout sauf ce qui est tendu, conflictuel. Je me rappelle très bien la cérémonie de la remise de son épée, avant qu’il n’entre à l’Académie. Il décrivait son épée, les symboles qui la sertissaient, et c’était une joie délicieuse partagée lors de cette séance, où il y avait un monde fou, et où on reconnaissait toutes sortes de groupes extraordinairement différents. C’était au Sénat, si je me souviens. J’ai eu la même impression quand, un jour, je l’ai vu à Genève où il était entre autres venu voir L’illusion comique de Corneille, mise en scène par Brigitte Jaques-Wajeman, et où il a été reçu à bras ouverts par d’éminents collectionneurs, et la Fondation Bodmer…
JAM : Avec Charles Méla ?
François Regnault : Oui, bien sûr. Et à chaque fois on avait le sentiment qu’un certain bonheur était possible. On conçoit très bien alors son « passage au XVIIIe siècle ». Dans Lire les arts, qui est son dernier grand livre avant celui-ci, il y a déjà ce passage au XVIIIe siècle, avec un éloge de Boucher, Fragonard, Watteau, et la référence à Caylus.
Sébastien Fumaroli : Je voulais revenir à cette idée d’otium dont vous parliez, de loisir studieux qui est une des problématiques du livre. Caylus est effectivement un ancien soldat qui se convertit aux arts de la paix, et qui considère que par les arts il va trouver une guérison à son spleen. Là, il y a toute une réflexion sur l’ennui pascalien au XVIIIe siècle qui travaille l’élite française. Mais c’est surtout qu’il va réussir à trouver un sens à sa vie dans un siècle de paix. Le retour à l’antique qui a été promu pour renforcer l’autorité de la monarchie, le règne de Louis XV qui avait commencé par le rocaille, Caylus l’a défendu par civisme, pour sauver la monarchie. Or la culture humaniste a divergé et ce retour à l’antique s’est retourné contre le modèle classique, en une conception peut-être winckelmanienne et en tout cas spartiate, en une idéologie de levée de masse, qui prépare en fait les guerres modernes et qui est une négation de la tradition humaniste.
Il est amusant de voir tous les paradoxes qui pimentent l’écriture, la pensée, les vues de Marc. On ne sait jamais si on est d’un côté ou de l’autre, il y a cette notion d’instabilité des choses. Caylus lui-même est paradoxal. D’une certaine manière, il a aussi été de part son engagement pour le retour à l’antique, parce qu’il a été mal compris, un agent de la grande catastrophe, celle qui s’est retourné contre un régime, le règne de Louis XV, qui était promis à une modernisation à l’anglaise qui aurait complètement ouvert le sens de l’histoire de l’Europe au XIXe siècle. Donc, le loisir studieux, c’est le projet qu’on proposait à l’ancienne noblesse d’épée pour accompagner une réforme libérale de la monarchie. Vous l’avez lu comme ça ?
François Regnault : Il présente un Louis XV très différent de ce Louis XIV qui aliène la noblesse à Versailles en l’habillant avec des perruques pour la forcer à suivre partout le roi. Avec Louis XV, on a tout le contraire. N’importe quel touriste qui visite Versailles voit la différence qu’il y a entre la Galerie des Glaces et les Petits Appartements. Il y a, à cet égard, chez Fumaroli, une connaissance, un savoir de ce que sont les meubles, les ustensiles, les objets, les bibelots, les médailles, etc., qui va bien au-delà de la peinture, de la sculpture et de la littérature.
Sébastien Fumaroli : C’est en effet un livre sur l’opposition entre le XVIIe et le XVIIIe siècle, sur l’opposition du rapport aux arts au XVIIe et au XVIIIe siècle. On parle toujours du mécénat de Louis XIV. Mais il y a quand même eu un siècle de guerre en Europe. Ces guerres ont été légitimée par le soft power du roi, par l’instrumentalisation des arts pour une politique de rayonnement qui s’éloigne en fait des humanités. La grâce du XVIIIe siècle, c’est qu’à travers notamment le travail d’un Caylus, le retour à l’antique était aussi un retour à l’humanité. Les arts encourageaient à une diffusion de cette humanité dans un siècle de paix, qui prépare en quelque sorte la vie moderne civilisée.
Fumaroli et les structuralistes
JAM : Il y a une pointe de Marc Fumaroli à l’endroit des structuralistes.
Sébastien Fumaroli : Il n’y en a qu’une. C’est même une griffe.
JAM : Peut-être peut-on la relire. Page 19, il ne se cache pas de « ma propre antipathie envers des étoiles intellectuelles apparues dans les amphis en 1960 dans le sillage de Sartre qu’elles supplantèrent. Autant de “terroristes” comme disait Paulhan, retranchés dans leur jargon, portés en triomphe outre-Atlantique dans les élégantes universités américaines et acclamés en Mai 68 par la “révolution” des étudiants, ces privilégiés de France et de Navarre. » Première citation.
Sébastien Fumaroli : C’est un tour de chauffe, là. C’est le début.
JAM : Oui. Page 26 : « Nous avions résisté aux dingueries soixante-huitardes qui associèrent à un nihilisme et un anarchisme juvéniles les vagues successives de léninisme, de trotskisme et de maoïsme littéraires pour ne rien dire de Freud revu et corrigé par Lacan, ni de Heidegger, lequel, après avoir été exalté par Jean-Paul Sartre, Henri Birault et Jean Beaufret, se trouva renié par la “déconstruction” selon Jacques Derrida, et le “postmodernisme” selon Jean-François Lyotard, autant de pédantesques exercices de la “pensée conceptuelle” parisienne. »
Sébastien Fumaroli : Là, c’est vous qui devez parler. Comment vous interprétez ça ?
JAM : Je trouve ça très justifié de son point de vue, vu son goût. Sollers s’est forcé tout un temps à se mettre au pas de ce style, alors que son style naturel relève de la tradition du XVIIIe.
François Regnault : Fumaroli aurait rêvé que Sollers vînt à l’Académie française. Il m’a laissé entendre que c’est Sollers qui ne voulait pas.
Sébastien Fumaroli : Mais comment interprétez-vous le rejet de cette école par Marc ? Vous devez quand même distinguer dans l’époque un certain folklore et des choses de haute culture.
JAM : Écoutez, je n’ai rencontré Marc Fumaroli qu’une fois dans ma vie, à l’occasion d’une Journée sur l’Europe où le ministère de la Culture avait convié deux ou trois cents personnes. On s’est croisé par hasard. Il m’a témoigné qu’il était dans la salle du Séminaire en janvier 1964, quand je me suis levé en tant qu’élève de l’École normale pour indiquer à Lacan que nous allions l’écouter, non pas comme un gourou, mais comme un théoricien, et que j’ai commencé à le questionner d’une façon pressante, comme cela n’avait pas été fait jusqu’alors. Et Fumaroli se rappelait l’émotion qui avait saisi la salle à ce moment-là. Il m’en a parlé très gentiment, sans aucune trace d’antipathie. Ce qui est peut-être plus étonnant, c’est à quel point nous avons de la sympathie pour lui, François et moi, et de l’admiration pour son œuvre, alors que nous avons eu les rapports les plus amicaux avec Foucault, avec Roland Barthes.
Sébastien Fumaroli : Lui-même a été proche de Roland Barthes. Il lui a succédé au Collège de France, et il a été ami avec lui.
JAM : Et il lui a pris Antoine Compagnon, qui fut à un moment le leader des jeunes barthésiens.
Sébastien Fumaroli : Oui, tout ça est quand même un peu plus compliqué qu’un simple coup de griffe.
JAM : Mais enfin, quand il parle de « pédantesques exercices », cela me paraît pas mal décrire un certain nombre de choses écrites à l’époque. Il suffit de lire le livre d’Éric Marty sur Le sexe des Modernes pour voir qu’il y a toute une part de l’écriture de ces « Modernes » qui a basculé en effet vers le pédantesque.
Si vous voulez mon avis, je crois que cette antipathie est avant tout politique. Si on met Lacan à part, ce qui fait l’esprit de l’époque, depuis Jean-Paul Sartre jusqu’à Foucault et Derrida, c’est ceci : ce sont des penseurs qui se veulent du côté des damnés de la terre. Ils valorisent l’opprimé, le colonisé, le hors-norme, le hors-la-loi, le marginal. En revanche, Marc Fumaroli est du côté des dominants, à condition qu’ils soient bien élevés. Non pas les industriels ou les richards, les Valenod, pour citer Le Rouge et le Noir. Ce qui correspond le mieux à sa sensibilité, comme à celle de Stendhal d’ailleurs, ce sont les aristocrates un peu décatis, qui gardent encore quelque chose de leur splendeur, mais qui n’ont plus vraiment le pouvoir de faire du mal, et qui se sentent si bons et si généreux.
Fumaroli explique que Tolstoï, c’est comme Homère : il met en scène des aristocrates. La mort du prince André est comme la mort d’Hector. Avant l’écriture de Guerre et Paix comme après, Fumaroli souligne que Tolstoï célèbre les officiers russes qui reconnaissent à leurs adversaires de grandes qualités de courage et le sens de l’honneur. C’est ainsi qu’il dit, page 94 : « L’honneur dont les aristocraties, vengées par le duel d’homme à homme et non par la guerre de peuple à peuple, exige de courir le risque glorieux de finir jeune, en pleine santé, sans avoir eu à s’humilier devant la vieillesse et la mort. Rien de plus absurde aux yeux du bourgeois et du prolétaire moderne que ce dédain de la vie et de la science de la santé qui la prolongent. »
Voilà : c’est une morale héroïque qui unit dans le même mépris le bourgeois et le prolétaire moderne. Fumaroli se reconnaît dans le culte de l’honneur des aristocraties, ou dans les grandes bourgeoisies d’État, comme on le voit à la fin de L’âge de l’éloquence, quand tous ces parlementaires et avocats sont par lui célébrés comme des âmes d’élite. Et c’est là qu’il trouve la douceur, la générosité, la tendresse, le culte de l’amitié.
C’est ce qui est le plus surprenant chez lui, et le plus attirant : la rédemption des bons sentiments. Depuis Gide, on est habitué à penser qu’avec les bons sentiments, on ne fait rien de bien. Le point de vue de Marc Fumaroli est exactement contraire : avec de bons sentiments, on a la vie bonne, et on fait de la très bonne érudition.
Sébastien Fumaroli : Alors là, ça se corse ! Aidez-moi un peu.
François Regnault : La dernière fois que je l’ai vu, il m’a laissé entendre, dans le cours d’une incise, qu’il était toujours souhaitable que les aristocrates généreux sauvent la monarchie en préservant les monarques de leurs penchants autoritaires, pour éduquer aussi les gens de bien et proscrire la canaille. J’ai aussi eu le sentiment en lisant Paris-New York et retour que, selon lui, le vrai otium est pratiqué à New York en un temps où il ne l’est plus du tout à Paris.
Sébastien Fumaroli : Sur votre interprétation des damnés, des dominants, des dominés : je pense que l’antipathie que ressentait Marc à l’égard de ces intellectuels structuralistes ne visait pas du tout les catégories sociales en elle-même qu’ils prétendaient défendre mais plutôt le partis-pris conceptuel et idéologique de ces maîtres à penser et son climat asphyxiant pour la pensée française. Sur la question de l’élite, vous m’amenez sur un terrain où je ne suis pas certain de pouvoir vous répondre. Je dirais simplement qu’à l’enterrement de Marc, le père Armogathe a fait un sermon normalien qui a vraiment…
François Regnault : J’y suis allé avec Brigitte, et nous nous sommes revus à Saint-Germain-des-Prés.
Sébastien Fumaroli : … qui a saisi d’effroi la foule, puisqu’il a parlé de l’humilité de Marc. Pareil, ce que vous dites sur la marginalité. Marc, d’une certaine manière, a été un marginal. Il avait une très grande liberté d’esprit.
JAM : Enfin, il n’était pas fasciné comme Sartre ou Foucault par le vagabond, le vaurien.
Sébastien Fumaroli : Figurez-vous qu’il avait un projet d’exposition de photographies sur, justement, les SDF. Il allait les voir le soir accompagné d’un ami, pour les prendre en photographie. Il se reconnaissait aussi dans le vagabond de Paris…Il avait du cœur. Je pense que là, je n’aurais peut-être pas les capacités d’engager querelle avec vous.
JAM : Je ne crois pas qu’il aurait célébré une société de vagabonds comme il a célébré les parlementaires de Paris au XVIIe siècle.
Une généalogie de l’Europe contemporaine
Sébastien Fumaroli : Non, bien sûr. De toute façon, la question de l’élite se pose d’ailleurs aujourd’hui. On va vers une société à la fois ploutocratique et populiste. Le livre de Marc, au contraire, d’un point de vue politique, dit : « Réveillez-vous. On va vers un retour au nationalisme par une méconnaissance de l’histoire de l’Europe, de ses institutions, et donc de ses élites. » On est quand même dans une société qui promeut certaines élites, et ce ne sont pas forcément sur elles qu’on pourra s’appuyer pour éduquer le public. Il y a dans ce livre toute une histoire de l’aristocratie au XVIIIe siècle, et une description de son rôle en tant qu’élite et on voit une partie de l’aristocratie qui s’égare, à la fois libertine et guerrière, et qui est en partie coupable et complice du mouvement révolutionnaire. Donc, c’est une aristocratie irresponsable qui ne se rend pas compte qu’elle est en train de scier la branche sur laquelle elle est assise et déshonorer la mission qui était la sienne de réformer le pays.
JAM : Il donne un raccourci saisissant de l’histoire page 97 : « (…) sitôt que les monarchies post-médiévales ont commencé à domestiquer leurs Grands et à déblayer le terrain, sans qu’elles s’en doutent, pour l’avènement en Europe du régime démocratique moderne, maintenant post-moderne. » Il dit : le régime démocratique contemporain a été préparé par la lutte du pouvoir royal contre l’aristocratie indépendante, celle qui fit la Fronde. « Ce régime qui se veut mondialisé est du même mouvement individualisé et individualisant, niveleur dans les mœurs, étriqué et commercial dans les arts, égaré par des droits et une liberté dépourvus de limites et d’exercices. L’Iliade, épopée guerrière de princes toréros grecs et troyens – ce « toréros » est charmant et si exact – a un rapport fondamental au temps historique, alors même qu’elle n’a cessé de lui échapper. C’est qu’elle est restée dans le temps long des aristocraties l’Idée où l’étoile de ce régime, dans sa perfection originaire semi-divine. » C’est très beau : il fait de l’Iliade le maître étalon de ce qui est vraiment la civilisation et la culture, et qu’on n’a pas cessé de démanteler pour en arriver à la société moderne, aussi nivelée que son État est niveleur. Et donc, il y a une déploration de ce déclin, de cette chute constante de la véritable qualité humaine que méconnaissent spécialement bourgeois et prolétaires d’aujourd’hui. Il n’y a pas trace chez lui de ce culte de la classe ouvrière qu’il y a longtemps eu à gauche. Pour lui, le prolétaire comme le bourgeois est un utilitariste qui méconnaît les vraies valeurs. Le héros, c’est l’aristo. L’« égalité », avec des guillemets, c’est, dit-il, « un principe contre-nature », page 431.
Sébastien Fumaroli : Quand on dit « bourgeois, prolétaire », on se situe encore dans une certaine typologie marxiste. Cette élite aristocratique est proposée en fait à tout le monde. Pour moi, la notion d’aristocratie aujourd’hui est plutôt le contre-pouvoir. C’est la capacité d’avoir une indépendance d’esprit. Le centre du livre, c’est justement le retour aux humanités qui permet d’avoir une certaine distance par rapport à la vérité d’État, une certaine liberté personnelle. C’est en ça qu’il en appelle à une élite, mais une élite populaire, une élite très Troisième République.
JAM : Je veux bien croire qu’elle est très Troisième République. D’ailleurs, Antoine Compagnon est très Troisième République. Du moins sa sympathie perce dans son ouvrage si intéressant sur La Troisième République des Lettres.
François Regnault : Mais dans Paris-New York et retour, on voit qu’il sait presque gré à la Révolution française d’avoir conservé l’enseignement et le système des Beaux-Arts, qui a été sacrifié à la suite de 68, par Malraux en particulier, qui est pour lui l’ennemi public numéro un. Il ne faut pas oublier que Malraux a eu aussi contre lui Jean-Louis Barrault, Jean Vilar, Maurice Béjart et Pierre Boulez, c’est beaucoup. Fumaroli pense qu’il y a une grande continuité qui traverse malgré elle la Révolution française, et qui s’arrête tout d’un coup avec la sottise de l’art contemporain – non pas de l’art moderne, mais de l’art contemporain. D’où une dialectique compliquée dans l’ouvrage, car New York apparaît à certains moments comme le vrai lieu de l’otium, comme l’endroit où il y a de grands artistes : finalement, Andy Warhol ce n’est pas mal, de même Duchamp, Bacon…
Sébastien Fumaroli : Je pense que tout cet immense voyage dans les arts, dans les siècles, dans les livres, reste quand même attaché à la période contemporaine. Il évoque par exemple le système américain trumpien où l’argent d’une élite cynique sert à produire une culture qui asservit le plus grand nombre et qui lui permet d’augmenter son capital. Donc ce système-là, effectivement, l’Europe peut être tentée d’y succomber mais a vocation à lui échapper par une autorité morale indépendante. L’Amérique de Trump a promu l’identité nationale tout en développant un utilitarisme cynique, sans bornes. Dans la situation européenne actuelle, le retour au nationalisme est une vision extrêmement étriquée de ce qui fait l’identité européenne. Marc défend l’identité européenne comme indissociablement liée à une forme de cosmopolitisme et de circulation internationale des choses. Il a des positions très identitaires au sens où il est attaché aux caractères nationaux, mais qui n’existent vraiment qu’en dialogue avec une autre réalité politique, celle constituée par l’internationale de la République des lettres et des arts, garante de la tradition humaniste et qui est depuis la Renaissance la jurisprudence morale de ce qu’on appelle depuis 1945 l’Union européenne. Cette espèce d’équilibre me semble un point de vue sain pour l’Europe.
François Regnault : On trouve chez Baudelaire exactement la même complexité : la haine du bourgeois, et en même temps la méfiance à l’égard de la photographie. Dans Paris-New York, que je cite beaucoup parce que c’est un livre de lui qui m’a énormément frappé, Fumaroli trouve dans toutes sortes de textes de Baudelaire une haine du monde moderne, mais en même temps un sens de la vraie modernité, qui le rend originalement contradictoire. Je pense qu’on trouve des apories analogues, des contradictions semblables, ou les mêmes paradoxes chez Baudelaire et chez Fumaroli. Ces traits qui rendent Baudelaire irrécupérable et constamment génial.
Sébastien Fumaroli : Marc partageait le point de vue de Baudelaire sur la photographie. Il n’empêche qu’il adorait la photographie, et il était aussi photographe.
François Regnault : Vous citez souvent son passage à l’image. C’est un problème considérable pour quelqu’un dont on peut penser qu’au début, c’était pour lui le principe horatien de l’ut pictura poesis qui comptait. L’image est chez lui dans la dépendance de la poésie. Son adhésion à l’image est la même que celle de Baudelaire à la peinture moderne, avec cette méfiance à l’égard de la photographie.
Sébastien Fumaroli : Par rapport à ce que vous disiez, Jacques-Alain Miller, l’aristocrate, c’est aussi la grandeur d’âme. C’est une sorte de fiction qui est un exercice personnel pour respirer plus largement. Cela ne correspond pas à un statut social, à une typologie existante. C’est une aristocratie de cœur. Vous citiez ce qu’il dit d’Homère, mais voudrait-il que l’aristocratie guerrière d’Homère existe aujourd’hui ? Je ne le pense pas. C’est un exercice de distanciation libératoire. Voilà comment je peux vous répondre en ayant un peu réfléchi après avoir reçu le choc de votre proposition.
D’ailleurs, il y a dans ce livre tout un jeu. Vous dites qu’il fait un commentaire de lecture de Télémaque, et…
JAM : Non, il ne fait pas un commentaire. Il raconte Télémaque.
Sébastien Fumaroli : Quand il raconte Télémaque, il raconte le siècle de Louis XV, et on ne sait plus si on ne serait pas dans le siècle de Louis XV, avec le cardinal de Fleury…
JAM : … on ne sait plus si Fumaroli ne serait pas Fénelon par hasard.
Sébastien Fumaroli : Oui, il y a une espèce de magie. Je trouve que c’est très réussi.
JAM : Je vais vous dire : il est quand même invraisemblable que sur des dizaines de pages Fumaroli raconte les aventures de Télémaque, sans aucun décalage avec le texte lui-même. C’est un exercice surréaliste, ou plutôt borgésien.
Sébastien Fumaroli : Oui, comme vous dites, je pense que c’est un très grand plaisir qu’il s’est offert, mais je trouve que, dans cette espèce de construction circulaire – parce qu’il y a effectivement des répétitions, des retours en arrière –…
JAM : J’adore la façon dont c’est composé. Pour moi, c’est une découverte et c’est une leçon. Ce sont des petits chapitres qui ne sont pas numérotés, qui s’emboîtent les uns dans les autres, on passe très facilement de l’un à l’autre. À un moment, on se demande comment on est parvenu à tel endroit, on ne peut reconstituer son chemin. Ça dégage un charme absolument extraordinaire.
Sébastien Fumaroli : Le préfacier trouve que c’est un livre océanique.
JAM : Et en même temps extrêmement réduit. Il évoque d’un côté l’Iliade, œuvre juvénile, l’Odyssée, œuvre de la vieillesse, et l’Énéide. Ensuite, le XVIIe guerrier de Louis XIV et la France pacifique de Louis XV. Enfin, de très courtes notations sur Tolstoï et une seule sur Vassili Grossman. Or, avec ça, on a comme un microcosme reflétant le macrocosme, à savoir toute l’histoire de l’Europe depuis l’Antiquité grecque.
Sébastien Fumaroli : C’est magnifique, ce que vous dites.
JAM : Il y a des aperçus qui nous font voir des connexions inexploitées, comme celui de Raymond Aaron disant : « Les guerres de la Révolution et de l’Empire préparent les deux grandes guerres mondiales du XXe siècle. » Là, on embrasse déjà beaucoup de temps. Il y a l’idée que, si on est si mal aujourd’hui dans la civilisation, c’est parce qu’on a pris un mauvais embranchement au XVIIIe siècle, et qu’au lieu de rester sagement du côté des physiocrates qui favorisaient l’agriculture, on a parié plutôt sur l’industrie et la compétition avec l’Angleterre, ce qui a amené toutes les catastrophes subséquentes. Je ne l’invente pas, c’est un passage qui a des traits de fiction, qui pourrait ouvrir à une dystopie. Il se recommande de Vattimo pour le dire, l’heideggérien catholique. Page 277 : « Aujourd’hui, il est beaucoup question d’écologie, mais trop peu de la physiocratie française du XVIIIe siècle, méfiante envers l’industrie et le commerce, faisant de l’agriculture la vraie source de richesse et ajustant les pouvoirs politiques, le pouvoir judiciaire et l’impôt sur le droit naturel. » L’erreur, c’est d’avoir abandonné le droit naturel. Vous voyez ce que ça veut dire ? Vous pouvez imaginer ? C’est la nostalgie du Moyen-Âge.
François Regnault : Ce n’est pas hégélien !
JAM : « Cette école française d’économistes exerça une forte influence en Europe, elle inspira l’école écossaise dont les chefs de file, Adam Smith et David Ricardo, prirent néanmoins une tout autre voie, célébrant les vertus de l’industrie et du libre commerce maritime. Ce fut cette version “libérale” qui l’emporta et servit de point de départ à la critique du capital de Karl Marx. Erreur d’aiguillage qui a conduit au dérèglement des climats, à la désertification d’une planète surpeuplée et à un nihilisme politique, philosophique et religieux généralisé. Lire Gianni Vattimo. » Pour moi, c’est le cœur battant de la politique de Marc Fumaroli : une politique foncièrement catholique, foncièrement vaticanesque, déplorant que quelque part, à un moment, le mouvement de la civilisation ait outrepassé les limites du droit naturel, et une fois passées ces limites, il n’y a plus de bornes.
François Regnault : Est-ce que c’est faux ?
JAM : C’est tout à fait juste ! Le seul problème, c’est que c’est ainsi, comme disait Hegel devant les montagnes.
Sébastien Fumaroli : Les phrases que vous citez, vous dites que c’est de la fiction, mais c’est un engagement politique que je trouve magnifique. Vous parliez de microcosme et de macrocosme, parce que c’est là où il se rachète, c’est là où on a, au-delà du penseur, presque un poète, ou en tout cas un très grand écrivain, dans ce tissage entre la fiction et la réalité, dans cette croyance qui est l’une de ses convictions littéraires, que la fiction, le sentiment peut être plus vrai que la réalité.
JAM : Que le concept.
Sébastien Fumaroli : Et ça, c’est sa défense de la littérature contre la politique, Chateaubriand contre Napoléon. Bien évidemment c’est David et Goliath. Mais finalement, la littérature, les arts agissent par d’autres voies et ont une influence sur les choses. Dans cette histoire du XVIIIe siècle littéraire et artistique, il y a une lumière qui rejoint ce qu’il décrit chez Fénelon dans la sensibilité au cœur, une espèce d’état de grâce. D’ailleurs, il dit au début de son livre : « J’ai acquis la conviction que le XVIIIe siècle a en effet été un siècle heureux, une parenthèse heureuse de l’histoire de France. » Ça peut paraître béat de dire ça, mais pour le coup il y croit. C’est comme si ces romans d’enfance qu’il lisait dans la bibliothèque de sa mère se révèlent être la vérité, la chose à laquelle on doit se fier avant toutes choses comme guide dans la vie.
JAM : Pour une raison purement personnelle, mais que je vais vous dire, ça m’a touché qu’il fasse cette place au cardinal de Fleury, et à la France du cardinal de Fleury comme une France pacifique et heureuse. Vous savez que parmi les fantaisies du Dr Lacan, il y a eu celle de dissoudre son École en 1980. Cela a fait grand bruit à l’époque, ça a ouvert une période de déchirement parmi les psychanalystes, et j’ai entrepris avec des amis de reconstruire quelque chose qui est aujourd’hui l’École de la Cause freudienne. Cette École avait un Conseil qui se réunissait toutes les semaines, puisqu’il fallait vraiment veiller au grain, et on le faisait dans l’appartement de Gennie et Paul Lemoine, rue Saint-Paul, qui était un ancien hôtel noble. Eh bien, ce Conseil siégeait sous le portrait du cardinal de Fleury. Le cardinal de Fleury a présidé aux premières années de l’École de la Cause freudienne. Je me suis dit en lisant ce livre qu’il y avait là une conjonction heureuse.
François Regnault : Marc Fumaroli me disait un jour : « Monsieur de Malesherbes, au XVIIIe siècle se disait au fond : Évidemment, il y a des querelles, il y a des philosophes qui veulent ceci, qui veulent cela, c’est tendu. Est-ce qu’il faut les censurer ? Non. Un petit peu de temps en temps, pour montrer quand même qu’on est là, mais pas plus que ça. » Avec l’intelligence de celui qui a défendu Louis XVI, sachant ce que c’était que le XVIIIe siècle et sachant très bien qu’il ne fallait pas être trop autoritaire, l’Encyclopédie, Voltaire, etc. Il me semble qu’il y avait une assez grande affection pour les idées de Voltaire chez Marc Fumaroli, plus que celles de Rousseau en tout cas.
JAM : Oui. En même temps, il trouve Voltaire trop sec et Rousseau trop humide.
François Regnault : Il y a une phrase – vous interpréterez cela comme vous voudrez – qui m’avait frappé dans Les aventures de Télémaque, c’est : « Je me fis aimer de tous les bergers du désert. »
Sébastien Fumaroli : On est dans un monde d’abbés, de cardinaux et d’évêque, il n’y a que des homme d’Eglise au cœur de l’Etat. Vous avez lu le chapitre sur le Petit Concile, cette école de réforme, cette université du savoir qui est à l’Élysée en quelque sorte, et qui est composé uniquement d’abbés. Il a été créé par Bossuet, et Fénelon en émerge en dissident parce qu’il croit à une forme de mysticisme qui n’est pas acceptable par le pouvoir. Là, ce que j’ai découvert, c’est ce lien entre la religion et la politique. Il s’agit de toucher le cœur du roi, soit par les dames, soit par les abbés. Et ça a une influence sur les positions de politique étrangère de la France. La question du sentiment religieux est au centre du pouvoir. Puis, comme l’explique Marc, le sentiment religieux s’est transformé, laïcisé, en goût. Les querelles religieuses qui avaient eu lieu au XVIIe pour influencer la politique royale, se poursuivent au XVIIIe, mais à travers la politique des arts, et donc à travers l’histoire du goût. C’était par l’histoire du goût, en essayant d’inculquer un goût au souverain, qu’on lui permettait de développer son humanité. De même le sentiment religieux avait pour but de développer le sentiment d’humanité du monarque, sa bonté. Il croit à la bonté humaine, Marc, contre le cynisme ambiant.
JAM : Il croit au péché originel aussi.
Sébastien Fumaroli : Oui.
Rhétorique et rhétorique
François Regnault : C’est la moindre des choses. Fénelon veut éviter à son élève de faire des guerres, le convaincre que la guerre est une mauvaise chose. Ce qui distinguait la figure de Fumaroli dans l’université française par rapport à tous les professeurs de lettres, qui sont toujours pour les jansénistes contre les jésuites, c’est que lui a toujours été pour Corneille et les jésuites, contre les jansénistes.
JAM : Parce que les jansénistes préparent par des voies secrètes la Révolution française. Ce fut la thèse des contre-révolutionnaires, mais elle a été abondamment démontrée par des travaux récents, ceux de Van Kley et par De la cause de Dieu à la cause de la Nation, de Catherine Maire en particulier.
François Regnault : On retrouve là le goût de Fumaroli pour la rhétorique, c’est-à-dire les jésuites.
JAM : C’est un choix ultramontain.
François Regnault : Tout à fait.
JAM : Il est ultramontain et bruxellois, si je puis dire, européen et atlantiste. Il veut une Europe unie dans la paix et sous la protection de la puissance militaire américaine.
François Regnault : Au moment où c’était la philosophie qui dominait, la rhétorique est revenue grâce à lui. Tu dis toi-même avoir acheté L’âge de l’éloquence et…
JAM : La rhétorique, à mes yeux, ce n’est pas lui qui l’a rétablie, c’est Jakobson, suivi par Lacan, suivi par Barthes Et si j’ai acheté L’âge de la rhétorique à sa parution, seulement à voir le titre à la devanture d’une librairie, c’est dans ce mouvement-là.
J’ai mentionné plusieurs fois avec amertume le manuel qu’il a dirigé, Histoire de la rhétorique dans l’Europe moderne, où il n’y a pas le nom de Lacan. Il y a seulement une notation discrète dans la préface : « Le “tournant linguistique” des années 1960 a malgré lui donné lieu à une renaissance rhétorique. » Malgré lui ! N’importe quoi !
François Regnault : Juste une remarque : il y a une méfiance de Fumaroli à l’égard de la philosophie, comme il y a aussi, différente, mais enfin ! une méfiance de Lacan à l’égard de la philosophie. Mais, chez Lacan, une antiphilosophie déclarée.
Sébastien Fumaroli : Pour vous, l’arrivée de la rhétorique, qu’est-ce que ça signifie par rapport à la philosophie ?
JAM : J’ai découvert la rhétorique au séminaire de Barthes en 1962, qui faisait référence à l’article de Lacan, « L’instance de la Lettre », qui lui-même renvoyait à un article de Jakobson sur deux types d’aphasie qu’il avait ordonnés à la métaphore et à la métonymie, réduisant à ce couple l’ensemble des figures de rhétorique. Barthes a lui-même consacré tout un cours, que j’ai suivi et pris en notes, à « l’ancienne rhétorique ». C’était donc pour moi parfaitement lancé. La rhétorique faisait partie du programme structuraliste. En lisant bien plus tard L’âge de l’éloquence, j’ai découvert la rhétorique dans l’histoire de France, et j’ai découvert aussi quelqu’un qui aimait tous ces parlementaires qui avaient si mauvaise presse chez les historiens, il leur trouvait une âme d’élite, il voyait en eux des êtres délicieux, d’une délicatesse infinie et d’un savoir confondant. Pour moi, c’était irrésistible, parce que c’était une facette tout à fait nouvelle. À partir de là, j’ai entrepris de lire tout ce qu’écrivait ce monsieur.
Sébastien Fumaroli : Et donc pour vous, il n’y a pas de différence entre la redécouverte de la rhétorique par les structuralistes et le travail qu’a fait Marc qui est plus historique, d’accord, mais en termes de réalité étudiée, pour vous, c’était la même chose ?
JAM : Non. Du côté Lacan, il s’agissait de la rhétorique structurale, des figures de rhétorique et de la structure du langage. Du côté Fumaroli, de la rhétorique humaniste, de l’histoire d’une discipline, de son ou ses rôles historiques.
François Regnault : Je me rappelle, il y a eu un ouvrage de Belaval qui concernait la rhétorique, mais on avait quand même le sentiment qu’elle n’était pas au poste de commandement, face à la philosophie. Elle était plutôt mal vue par la philosophie. Cela a changé avec Le degré zéro de l’écriture, de Barthes, et aussi, avec le Signifiant.
JAM : Avec Lacan, les figures de rhétorique étaient centrales dans l’abord de l’inconscient freudien.
François Regnault : La rhétorique, on avait cessé de l’enseigner depuis les jésuites. Dans les cours de littérature, la psychologie l’emportait. On parlait des influences. Quand j’étais au lycée, personne n’aurait cité synecdoque ou métonymie. Métaphore, à la rigueur. Mais tout le reste était devenu obsolète.
JAM : Je n’ai rien su en effet de la rhétorique jusqu’à l’École normale. À peine intégré, j’ai plongé dans la rhétorique à partir du séminaire de Barthes.
François Regnault : Jusqu’à la suprématie du signifiant.
Sébastien Fumaroli : Quand vous dites que Marc, politiquement, a une vision vaticanesque, ça peut tout à fait se résumer comme ça, mais il fait toujours une place à l’instabilité, la réversibilité des choses. Il fait plusieurs développements sur le kairos, sur l’opportun. Et dans certaines circonstances, son schéma politique peut être très différent. Par exemple, il fait un éloge du système westphalien et du concert des nations qui a été instauré par Richelieu, reprenant pour la France la politique d’arbitrage qui était celle de Rome. Il fait cette construction d’une France Église. Donc, Richelieu, c’est en quelque sorte le gallicanisme gouvernant l’Europe. S’il était aussi vaticanesque que vous dîtes, il aurait été du côté des Espagnols, des Habsbourg.
JAM : Je parlais du Vatican d’aujourd’hui.
Sébastien Fumaroli : Oui, oui, tout à fait.
François Regnault : Il est très gallican, dans le fond.
Sébastien Fumaroli : Quand il défend Richelieu, il est gallican, parce que le système a sa cohérence, mais lorsque le système dérive sous Louis XIV, il se sent très libre de prendre parti pour Rubens qui est un agent de l’Europe catholique des Habsbourgs, et qui incarne une conception de l’unité de l’Europe opposée à celle de Richelieu mais qui n’en avait pas moins sa cohérence et ses arguments.
JAM : Il est vaticanesque d’avant le Pape François. Il souhaite que l’Europe vive en fait sous la puissance militaire américaine « rassérénée » – charmant adjectif pour dire que les États-Unis se sont calmés après leurs déchaînements en Asie du sud-est.
François Regnault : Dans Lire les arts, les articles sur Richelieu sont d’une pénétration confondante. Ils vont absolument contre le Richelieu d’Alexandre Dumas !
JAM : Je n’ai pas encore lu le livre.
François Regnault : C’est d’une intelligence fabuleuse sur le rapport de Richelieu aux arts. Et c’est très gallican. Il y a toutes les luttes de Colbert et de Louis XIV pour faire revenir Poussin. Avec la tension entre Le Brun et Poussin, disons entre Poussin à Rome et Colbert à Paris.
La carrière de Marc Fumaroli
JAM : Ce qui est peut-être le plus jouissif quand on lit Fumaroli, ce sont les toutes petites choses qu’on pêche, qui sont inattendues, des éclats de savoir. Par exemple, on apprend que c’est dans le salon de Mme Guyon qu’est né le mythe de l’innocence enfantine. Ou encore les Huguenots chassés par Louis XIV, on se les représente comme des gens austères, durs, tristes, déjà germanisés comme ils vont le devenir. Fumaroli explique au contraire que ce sont de bons gros paysans à la française, populaires, pleins de bon sens, rabelaisiens, opposés aux afféteries de la culture italophile de la cour. Il y a aussi un passage irrésistible où il rappelle que Thétis, mère d’Achille, pour le protéger de son destin, avait commencé par l’habiller en fille. Le premier état d’Achille, c’est d’être trans ! Ou il explique que c’est le mysticisme catholique de Mme Guyon qui, par transformation, donnera le piétisme dans lequel sera élevé Kant. Je n’aurais pas imaginé une connexion entre Mme Guyon et Kant.
Sébastien Fumaroli : Je trouve que les pages sur Guyon-Fénelon sont magnifiques.
JAM : C’est le cœur du livre.
Sébastien Fumaroli : Et l’aventure de la franc-maçonnerie, le XVIIIe siècle illuministe.
JAM : Est-ce que je suis le seul à avoir ignoré que la phrase si célèbre du général de Gaulle, « Nous avons perdu une bataille, nous n’avons pas perdu la guerre », vient du Paradis perdu de Milton ? J’ai adoré son éloge des lieux communs, expliquant que Guerre et Paix est un grand lieu commun, que les lieux communs, c’est là où se retrouve l’humanité. C’est dans la veine de Curtius. Et j’aime bien qu’il emploie l’expression « polyédrisme du lieu commun ». Il emploie deux fois ce mot. Il qualifie son livre de polyédrique, et aussi le lieu commun. C’est très lacanien. Ça fait penser à la phrase de Lacan qui dit que les idées ne sont pas des surfaces, ce sont des solides. Donc, elles sont différentes selon le point de vue.
Sébastien Fumaroli : La mécanique ou la cinétique de son livre est tout à fait celle-là.
François Regnault : Le sablier renversé, c’était déjà un titre cinétique… Mais là c’est beaucoup plus, en effet.
Sébastien Fumaroli : Pour parler de quelque chose de plus intime, je dirai que ce qu’il y a de tout à fait étonnant et d’héroïque pour le coup, c’est qu’à la fin de sa vie, Marc avait perdu la mémoire immédiate, avec une conscience de cet affaiblissement. Et donc, il a réécrit un certain nombre de passages, et en trouvant à chaque fois un nouveau tour. En dépit de ce handicap, et de ces passages réécrits dont certains ont été coupés, il a gardé jusqu’au bout une pleine maîtrise de l’orchestration de l’ensemble. Il a tenu son scénario. Alors, il y a ces vagues de retour qui sont effectivement polyédriques, puisqu’on voit le même sujet, mais d’un autre point de vue. Et malgré tout, il y a une progression, une avancée, une prose soutenue.
JAM : On entre un peu dans l’éternité, celle de la bibliothèque, où tous les livres voisinent les uns avec les autres, quelles que soient leurs dates de parution. D’où sans doute le titre qui a été choisi, qui n’est pas du tout vendeur, mais qui traduit l’atmosphère du livre : Dans ma bibliothèque. La bibliothèque est une sorte d’Aleph de Borgès, le lieu où tout est coprésent et consonne.
Sébastien Fumaroli : Exactement. Et c’est aussi cette éternité ou ce présent où les époques, les siècles, le temps est aboli, où…
JAM : … où il peut dire que Vassili Grossman, c’est comme l’Iliade. Il aime à valoriser le présent. Il ne se sert pas du passé pour diminuer le présent, pour le dévaloriser, mais au contraire pour l’exalter. C’est très beau.
Sébastien Fumaroli : Dans ma bibliothèque, ça peut aussi se lire « dans ma tête », puisqu’à la fin de sa vie, il avait vraiment l’impression d’avoir une bibliothèque dans sa tête. C’était quelque chose pour lui de très jouissif parce qu’il avait la capacité de se souvenir. Là, pour le coup, il avait une excellente mémoire. Je trouve qu’il y a une dimension autobiographique dans ce livre.
François Regnault : Il y a quelque chose qui va dans ton sens. C’est toi qui as dit qu’on pouvait être amoureux de Google. Et Fumaroli m’a dit : « Vous n’imaginez pas le profit qu’on a d’avoir Google maintenant. » Parce qu’il faut savoir que quand il était, à la fin de sa vie, couché sans pouvoir bouger, ni aller chercher des dictionnaires, il avait tout tout de suite à sa portée grâce à Google.
JAM : Il était d’un courage incroyable. Il a continué de travailler jusqu’au bout ?
Sébastien Fumaroli : Tout à fait, oui.
François Regnault : Jusqu’au moment où vous l’avez amené à l’hôpital.
Sébastien Fumaroli : Oui. Ce livre a été sa manière de résister, de tenir, et surtout de se nourrir. D’où ses lectures, ses relectures, et notamment de ces livres qu’il avait lus dans sa jeunesse, Télémaque et Tolstoï. Et ce sentiment de montée des périls qu’il a eu et qu’il a voulu analyser.
JAM : Périls pour l’Europe ? Il penchait pour Macron, je suppose ?
Sébastien Fumaroli : En tout cas, il penchait pour une Europe saine, démocratique, mais sachant se défendre – parce que c’est toute la question – et souveraine. Comment avez-vous lu la fin, la partie sur Grossman ?
JAM : J’ai tout lu, sauf le dernier chapitre sur Grossman, car vous êtes arrivé à ce moment-là !
Sébastien Fumaroli : C’est un chapitre glaçant. Là aussi, il y a une réverbération autobiographique. La mort s’approche : les paysages sont enneigés, Stalingrad, cette désolation… C’est un peu l’épreuve de la tête de mort.
JAM : J’ai essayé plusieurs fois de lire le livre de Grossman, que Judith me recommandait, et je n’ai jamais réussi à entrer dedans. Je m’y mettrai à nouveau.
François Regnault : Brigitte Jaques Wajeman, nommée professeur de théâtre rue d’Ulm, travaillait sur ce livre avec des élèves. Elle songeait à monter une pièce à partir de Vie et Destin. Mais le cadre de la rue d’Ulm ne s’y prêtait pas. Elle reconnaissait que le livre avait un côté un peu journalistique. Il y a en tout cas dans l’ouvrage une conversation entre le nazi et le bolchevique qui est tout à fait extraordinaire.
JAM : Vous parlez de la dimension autobiographique du livre. Je la trouve par exemple dans sa description de l’élévation sociale de Watteau. « Ce prolétaire » – Fumaroli n’était pas prolétaire, il venait de la moyenne bourgeoisie – a été fait « un académicien, un prince de l’esprit, un chef d’école, un aimant irrésistible pour les nobles et les riches bourgeois gentilshommes ». Il évoque les « amitiés fascinées » que lui valut son art. Je trouve que ça décrit assez bien la glorieuse carrière de Marc Fumaroli, self made man.
Sébastien Fumaroli : Oui, tout à fait. Dans sa biographie, l’élément fondamental, c’est son exil au Maroc, puisque né à Marseille il a grandi à Fez, donc loin de Paris, et sa proximité avec sa mère, institutrice et très lettrée. Elle avait passé une dizaine d’années à Paris où elle était sortie au théâtre, avait beaucoup lu. Elle a emporté avec elle au Maroc une petite bibliothèque. Marc Fumaroli a vécu par procuration Paris à Fez.
JAM : Qui lui a mis le pied à l’étrier ?
Sébastien Fumaroli : C’est sa mère.
JAM : Oui, mais après son bac, quand il est revenu en France ? Il a fait l’École normale ?
Sébastien Fumaroli : Non, mais il était agrégé. Il a fait un cursus tout à fait classique.
François Regnault : La fondation Thiers ?
Sébastien Fumaroli : Oui.
JAM : De quelles protections a-t-il joui ?
Sébastien Fumaroli : On ne peut pas parler de protection. Il était agrégé et il préparait sa thèse.
JAM : Quel mentor ?
Sébastien Fumaroli : René Pintard qui a travaillé sur les milieux libertins. Il lui a mis le pied à l’étrier. Il l’a convaincu et encouragé à faire sa thèse sur L’âge de l’éloquence. Par la suite, il a succédé à la Sorbonne à Raymond Picard dont il est considéré comme un disciple.
JAM : Raymond Picard ?
Sébastien Fumaroli : Oui.
JAM : Celui qui s’en est pris à Barthes ?
Sébastien Fumaroli : Oui, tout à fait.
JAM : C’était un érudit très intéressant sur la vie de…
François Regnault : … La carrière de Jean Racine.
JAM : … mais qui s’est montré assez bas dans son attaque contre Roland Barthes. Marc Fumaroli sympathisait avec ça ?
Sébastien Fumaroli : C’est une question à nuancer.
François Regnault : Je te rappelle qu’au moment de la querelle entre Picard et Barthes, nous étions un petit peu divisés, parce que nous avions de la considération pour l’érudition de Picard, alors que Barthes voulait qu’on prenne parti contre la Sorbonne. Ce n’était pas si évident. Et un autre petit point : je me rappelle très bien que, quand Marc Fumaroli a écrit son livre sur Chateaubriand, il m’a dit qu’il s’était bien gardé de parler de La vie de Rancé, qu’il considérait, avec un grain d’humour, comme l’apanage de Barthes. Pour Barthes, La vie de Rancé. Pour lui, Fumaroli, tout le reste !
Fumaroli et Foucault
Sébastien Fumaroli : Une chose m’a toujours frappé, c’est la fin de carrière de Foucault. Il a fait ses derniers cours au Collège de France sur le corps et le stoïcisme, sur les grands maîtres de l’Antiquité. Je trouvais que c’était sans doute une évolution personnelle…
JAM : … une fumarolisation de Foucault !
Sébastien Fumaroli : … mais c’était peut-être aussi le témoignage d’une école qui allait passer la main, ou en tout cas accueillir un autre point de vue, qui était celui de L’âge de l’éloquence.
JAM : Foucault a parlé de sa vie personnelle, sans le mettre trop en avant. Marc Fumaroli, jamais.
Sébastien Fumaroli : D’ailleurs, il n’a pas fait d’autobiographie. Il s’est toujours sacrifié pour les sujets qui faisaient partie de sa vie. À côté de ça, c’était quelqu’un d’extrêmement vivant, vital même, dans tous les sens du terme. Mais il n’aimait pas trop parler de lui-même. Il a voulu qu’on le considère comme un professeur, comme un écrivain. Il n’est pas du tout entré dans les sujets privés.
JAM : Respectons ça. Je dirai seulement qu’il relève, comme un Allan Bloom par exemple, de la grande tradition de l’humanisme homosexuel, alors que Foucault, c’était l’anti-humanisme – jusqu’à ce qu’il vire de bord, pour retrouver, et renouveler, la grande tradition.
François Regnault : Foucault, son soudain retour à l’Antiquité nous a surpris, avec Le souci de soi et L’usage des plaisirs, alors que les grands cours au Collège de France étaient sur les anormaux, sur la sexualité, etc.
JAM : Je l’attribue au fait que La volonté de savoir a buté sur une impasse fondamentale qui tenait à son désir d’effacer la coupure Freud. Or, elle n’est pas effaçable. Quelle que soit son astuce, ça n’a pas marché, et il s’en est allé dans l’Antiquité. Il a retrouvé la Grèce antique via la Californie. Je crois qu’avec le premier tome, qui était un tout petit volume, il a fait l’expérience que quelque chose n’allait pas dans la machine qu’il avait montée, et il a changé son fusil d’épaule. Il a oublié Freud pour repartir très loin de chez nous.
François Regnault : Très loin, en effet, et pour finir par Les aveux de la chair qui commence pratiquement par un traité théologique sur le baptême. Jean-Claude Milner me disait à ce propos : « Mais c’est insensé, il pense que les protestants n’ont pas existé. » Dans Les anormaux, ce qui est frappant, c’est aussi qu’il ne s’occupe que de la France. Il ne va pas chercher ce qui se passe en Allemagne, en Angleterre, en Espagne.
Sébastien Fumaroli : Vous parliez des choses privées. Ce que Marc adorait chez Fragonard, chez Boucher, c’est l’innocence du sexe, la grâce, la douceur, l’anti-sadisme, le contraire d’une certaine facette du XVIIIe siècle, celle du libertinage prédateur. Vous voyez ce que je veux dire ?
François Regnault : Il n’aimait pas du tout Choderlos de Laclos, n’est-ce pas ?
Sébastien Fumaroli : Il trouvait que Les liaisons dangereuses était un roman qui avait fait beaucoup de mal à l’aristocratie à la veille de la Révolution.
François Regnault : Mais il était pour Marivaux.
Sébastien Fumaroli : Il était totalement pour Marivaux, oui.