Cet essai est le premier travail universitaire d’envergure consacré à Christine Angot. Il est issu de la thèse soutenue en 2012 par l’Italienne Francesca Forcolin. L’angle de recherche choisi par F. Forcolin est celui des mythes, ce qui donne un relief particulier aux textes d’Angot, qui ont parfois été accueillis, au moins pour les premières publications, de manière clivante. C’est que Christine Angot dérange autant que ses textes. De son histoire personnelle, singulière, elle déroule un fil littéraire. Ses textes ne sont ni des mémoires ni des témoignages, et le « je » qui se fait entendre n’a rien à voir avec l’étalage complaisant, contrairement à quelques auteurs d’autofiction. Les romans qu’elle nous donne sont forgés dans une langue parfaitement littéraire, et dans le texte la voix que l’on entend est singulière – entendons par là qu’elle n’appartient qu’àAngot et ne copie personne – mais non narcissique. C’est sans doute de ce décalage un peu complexe qu’est né le malentendu.
On se souvient de l’émoi récent suscité par la publication du livre de Camille Kouchner qui racontait les agressions incestueuses dont avait été victime son frère jumeau et des répercussions qu’elles avaient entraînées sur la « familia grande ». On se souvient moins, peut-être, des railleries de la critique littéraire consécutives à la publication d’Une semaine de vacances. Peut-être parce qu’Angot, justement, ne se borne pas à un discours formaté et attendu. A partir de la connaissance profonde d’un traumatisme elle fait œuvre littéraire, à partir d’une situation personnelle elle élargit la réflexion vers l’économique, le politique et le social. « L’écriture d’Angot ne porte pas sur l’inceste, elle se définit par l’inceste » écrit Francesca Forcolin dans son introduction. Et de préciser, un peu plus bas : « l’intime exposé par Christine Angot ne correspond pas à la sphère privée. » Ses livres suscitent de l’émotion chez le lecteur, mais une émotion, disons, sociale. Et une émotion littéraire, par la scansion particulière de la phrase. Ce sont des textes qui disent, et non des textes qui racontent. Ce n’est pas si fréquent.
Pour dire, littérairement, le substrat culturel est primordial. Par le biais des mythes, Francesca Forcolin montre et démontre comment l’œuvre d’Angot parvient à traduire une vérité collective, ce qui est le propre des mythes, justement. Dans L’Inceste, Angot transgresse une loi non écrite mais jusqu’à récemment parfaitement suivie : ce sont des choses dont on ne parle pas. Et pour cela, on lui en veut. Les mythes montrent les choses cachées, Angot dit les choses que l’on cache. Et elle devient ainsi bouc émissaire. Et elle se met elle-même dans le sillage des mythes lorsqu’elle écrit « Antigone, anagramme de Angot, il reste ine et il manque Christ, ce qui est tout à fait normal, on est dans la tragédie antique. »
Le travail de Francesca Forcolin est remarquable à plus d’un titre. Il fouille au plus profond une œuvre complexe, met en avant la cohérence infrangible de l’entreprise littéraire de Christine Angot, et oblige le lecteur à reconsidérer sa lecture par un prisme qui s’avère tout à fait éclairant. Regardons la conclusion :
« Nouvelle Antigone, nouvel Œdipe, fils-Télémaque qui se met à la recherche du père puis du frère, et encore, nouvel Orphée qui se retourne pour rattraper un passé qui, inexorablement, s’évanouit… on a voulu, dans cette monographie, retracer les thèmes d’une auteure engagée et subversive. A travers les traits d’une écriture qui se fait corps politique, Christine Angot dévoile le masque social, dépassant le je et devenant autre – un universel « Personne » – par le biais d’une histoire privée qui est, en même temps, l’histoire, plus large et étendue, d’un rejet social. »
Bien entendu, d’autres prismes sont envisageables – ou ont été, depuis, envisagés – pour se pencher sur l’œuvre de Christine Angot : la judéité, les rapports sociaux… Mais le prisme mythique nous renvoie à des sources culturelles partageables, ancrées en nous, lecteurs, de façon parfaitement compréhensibles et immédiatement appréhendables.
En fin d’ouvrage, un entretien d’une vingtaine de pages permet à Angot de faire entendre sa voix hors texte littéraire, et de parler de son travail. Les incises sur l’intertextualité, sur le texte parlé, sur la vérité et la fiction sont intéressantes au plus haut point pour qui s’intéresse non seulement à Angot, mais de façon plus ample à la littérature et à l’acte d’écrire. Un exemple, tiré de cet entretien :
« Moi, je ne travaille pas dans le réel. En revanche, je le constitue dans la fiction, dans l’imaginaire, je suis dans la fiction. Je ne détruis la vie de personne. Je ne suis pas meurtrière. Je ne suis pas vampire. Je constitue une réalité autre. Et qui n’est pas réelle. »
Cette réalité autre, qui n’est pas réelle, c’est bien l’espace de la littérature.
Francesca Forcolin, Christine Angot, une écriture de l’altérité, préface de Tiphaine Samoyault, éd. Presses Universitaires de Lyon, 2021, 186 p.
Les amateurs de contresensations fortes nous avaient habitués à une ligne attentiste, attentatoire aux libertés individuelles et universelles, selon laquelle, face à deux ennemis jugés existentiels qui, par ailleurs, se mènent entre eux une lutte à mort, il serait plus avisé d’éviter l’affrontement de peur que la défaite de l’un n’eût pour effet de renforcer l’autre. Un positionnement des plus foireux quand, loin de diviser le problème par deux, c’est bien la paire de salopards qu’on laisse imbécilement se partager l’objet d’un reptilien désir de domination, désir à demi assouvi de part et d’autre, ou satisfait dans sa totalité suite au passage du mutant torsadé, ce qui accroît notablement le rayon d’action de la névrose que ce dernier fait doublement répercuter aux sujets d’un royaume à plat.
L’attachement des Français aux libertés individuelles aurait pu nous amener à minimiser le danger que ferait peser sur la démocratie une victoire de Le Pen à la présidentielle. Et puis, l’état d’urgence sanitaire nous montra jusqu’où les citoyens d’une République libérale étaient prêts à renoncer en termes d’oxygénation des mœurs sociales alors même que, leur libre arbitre se mesurant à des mesures arbitraires, l’on ferait vibrer en eux la corde de la culpabilité face à un risque d’hécatombe imminent.
Il serait illusoire d’imaginer que le surmoi éthique forgé à Marianne par les consciences de l’après-Shoah est assez puissant pour encadrer les pouvoirs d’un Rassemblement national que son ahurissante, étourdissante, hébétante accession à la fonction suprême, aurait galvanisé.
La France vit actuellement sous une menace de désalignement antimondialiste, ou antiaméricaniste, induisant son alignement sur un tournant autoritaire mondial paraissant réussir au Boucher de Damas et à son client roi. Le risque de privation durable des libertés fondamentales ne peut plus être négligé, à commencer par une liberté d’expression réduite à une peau de chagrin chez les alliés objectifs, voire subjectifs, d’une droite essentialiste qui nous assure ne pas avoir incorporé dans son programme ces grands procès d’épuration qui lui permettront d’entrer dans l’histoire en parachevant sa spoliation identitaire avec la Résistance.
Au Holocène, nous nous faisions hérisser les cheveux en nous projetant contre les barbelés d’une révolution nationale ressuscitée par l’ancien combattant négationniste de deux guerres coloniales auquel les dissimulards de la France collaborationniste avaient martelé l’idée saugrenue, déréaliste et par là même inopérante, assurément déphasée, ou plutôt déphasante, que l’empire français aurait pu être préservé si un traître, dont la lâcheté viscérale s’était révélée dès le 17 juin quarante, n’en avait décidé autrement en précipitant le déclin de l’Occident par l’accréditation d’un impératif de décolonisation mettant l’Histoire sur une voie de garage.
La gaullisation du FN sous Le Pen fille aurait pour objectif de transformer en parti de gouvernement l’appareil-exutoire du gros poisson d’avril de l’an II. Pari réussi, à en juger par la progression du RN sur les terres progressistes. Mais de quel type de progressisme parlons-nous là où le dogmatisme se démultiplie au gré des luttes intersectionnelles ? De quelle immonde régression un troupeau de régressifs réagissant en bande organiciste a-t-il la moindre chance de renverser la tendance lourde ?
Un monde libre ne le resterait pas longtemps sous la férule d’un modèle de réparation des injustices faites aux uns qui aurait pour sinistre et risible conséquence de multiplier les coups de pied de l’âne envers tous les autres. Or il est évident que nous assistons, sous l’orage prédiluvien d’un diktat du déni impuissant à contenir la pandémie de rage qu’engendre la chaîne du reniement, à une dérive du progressisme au bout de laquelle chaque minorité, repliée sur sa lutte spécifique sous une haie de déshonneur vouée à légitimer la cause que son aveuglement délégitime, ségrège en groupe ou en solo dans la logique paranoïaque, indifférente aux souffrances et aux besoins inhérents à l’intersubjectivité lévinassienne et au je rimbaldien, fondamentalement égoïste au sens où elle augure le monstre intersectaire de l’archéofutur, des univers fascistes.
Nous n’arriverons à rien par le trop-plein ou le trop vide de soi qui, bien souvent, cache une compulsion à vampiriser ce qui nous culpabilise dans l’espoir de reprendre une position fœtale dont nul ne se doute qu’elle est devenue l’attitude d’un monde mort-né auquel on ne se console pas de n’avoir pu épargner l’insoutenable épreuve d’un réel qui nous oblige a priori à nous confronter au fossé de l’individuation propre à toute structure interexistatique. Le racisme se balaie devant sa propre porte. Le fanatisme s’éradique à 1 nm du racisme.
Si Moshè avait été convié aux funérailles d’Albert Einstein, je doute qu’il eût songé à distribuer des calendriers synagogaux à la famille, aux amis, aux condisciples et aux disciples d’un homme qui, s’il avait pu recommencer sa vie à zéro, se serait, de son propre aveu, consacré à l’étude du Talmud. Il arrive que les meilleures intentions et les pires attentions se recoupent. Et pourtant et pour cause. Il ne faut pas mésestimer la probabilité que l’on doive un jour saisir la main secourable de ceux-là mêmes à qui l’on croyait tendre la sienne.