C’est un François Pinault rajeuni qui m’accueille, ce matin, veille de déconfinement, pour une visite guidée de son nouveau musée. Il a tant rêvé de ce lieu à Paris ! Il a été si blessé, il y a quinze ans, quand une coalition de lenteurs et de petites lâchetés l’a fait renoncer à son premier projet, sur l’île Seguin, de fondation d’art contemporain ! Mais, cette fois, c’est fait. Le Doge de Venise est de retour. Il s’est absenté, pour un temps, de ses « palais défaillants » (la formule est de Proust) avec leurs labyrinthes, leur face-à-face avec la lagune, leur brume froide. Et le voici, au centre de Paris, dans cette Bourse de commerce dont la portée symbolique, pour un capitaine d’industrie de sa trempe, vaut celle de Billancourt.  Le ventre de la ville… Son cœur battant et florissant… La halle au blé, immense, créée du temps de Louis XV, qui a nourri les Parisiens pendant des lustres… Et le talent qu’a eu, comme au Palazzo Grassi, comme à la Dogana di Mare, l’architecte Tadao Ando pour conjuguer l’ancien et le nouveau, la structure intacte du bâtiment et les 6.000 mètres carrés de surface d’exposition, ouverts sur la rue et le ciel, aux cimaises presque invisibles – ou encore la rotonde d’origine, avec sa coupole de fer et de verre, et le cylindre central, de 29 mètres de large et 9 mètres de haut, coulé dans le béton par Ando.

François Pinault connaît ses classiques. Il a médité le « Brûlez les musées » des artistes futuristes du début du XXe siècle. Il sait qu’une collection peut être une prison pour les œuvres qui la peuplent. Mais il sait aussi qu’elle peut être, si elle se montre à la hauteur d’une histoire plus longue et grande qu’elle, un lieu de vie, de possible renaissance et, pour les œuvres, d’arrachement à leur lieu d’origine et, à la lettre, d’affranchissement. Soit les toiles circulaires, par exemple, qui couvrent la partie inférieure de la coupole. Les a-t‑il conservées parce qu’elles ont « valeur patrimoniale » ? Parce que cette histoire, en quatre tableaux, du commerce entre les cinq parties du monde lui semblait édifiante ou juste ? Pense-t‑il, comme Philippe Noiret, dans une réplique célèbre de Touche pas à la femme blanche, que « c’est notre chapelle Sixtine à nous » ? Je ne crois rien de cela. Il sait qu’elle est plus proche de l’art pompier du regretté Chenavard à qui Ledru-Rollin commanda la première décoration du Panthéon et dont le « style Michel-Ange » mettait Baudelaire en fureur. Mais il a compris qu’elle est un miraculeux contrepoint à l’énorme « sculpture bougie » d’Urs Fischer, dressée au centre de la rotonde et rejouant un « enlèvement des Sabines » qui fut l’origine de l’origine de l’Occident. Et sans doute pense-t‑il qu’un grand musée est un lieu où les œuvres les plus radicales s’improvisent une archéologie et où des sièges d’avion, des chaises de bureau ou des fauteuils monobloc récupérés au Burkina Faso ne trouvent leur vraie force et n’émeuvent que lorsque la contingence de l’espace les fait entrer en dialogue avec l’esprit de Giambologna ou avec, au ciel, une représentation savante et marouflée des quatre points cardinaux. Ceci n’est pas un white cube. François Pinault a voulu, et fait, qu’il en aille ainsi. Et c’est cette éclatante réussite qui lui donne, ce matin, ce regard de malice, de triomphe discret et de jeunesse à volonté.

Urs Fischer, «Untitled», 2011, vue de l’exposition «Ouverture». (© ADAGP, Paris 2021/Courtesy Galerie Eva Presenhuber, Zurich/Photo : Aurélien Mole).

Un antidote à notre finitude

Sculpture bougie dit bien ce que cela veut dire. À savoir que cet Enlèvement des Sabines, qui semble de marbre blanc et paraît installé là, au cœur de la rotonde, pour des siècles et des siècles d’une présence glorieuse et forte, est, en fait, une œuvre de cire. Comme sont faits de cire – la même cire secrète et, au premier abord, imperceptible – les sièges monoblocs, les petits trônes africains ou le portrait en pied, mains dans les poches, allure sportive et lunettes sur le front à la Pierre Lazareff, de l’ami de l’artiste, Rudolf Stingel, qu’il a distribués autour de la sculpture centrale. Et, l’artiste ayant logé dans chacune des pièces des mèches lentes qui furent allumées hier, jour de l’ouverture au public, et ont été programmées pour brûler très exactement six mois et faire fondre, puis consumer, la matérialité des œuvres, toute cette installation est destinée à ne laisser, dans un délai finalement court, que des petits tas de cendres ou des flaques de liquide poisseux. Hantise de la périssabilité de l’art ? Vérité d’une matière dont les Grecs savaient que, même lorsqu’elle a l’apparente dureté du marbre, elle se détériore aussi et n’a que l’immutabilité des rêves ? Le souci de la mort qui l’habite et dont je lis, un peu partout, qu’il serait la vraie clef de la personnalité de ce Monsieur François Pinault dont le Polonais Piotr Uklanski avait produit, en 2006, pour l’ouverture du Palazzo Grassi, le crâne radiographié, colorisé et bombé ? Il y a tout cela, sans doute, en lui. Il y a cette idée, finalement malrucienne, que le grand art est, pour ceux qui le collectionnent comme pour ceux qui le confectionnent, une lutte contre la mort, un anti-destin, un antidote à notre finitude et à l’humaine condition. Et peut-être est-il exact que cette collection, marmoréenne et vivante, sera le plus noble legs de l’entrepreneur d’exception qu’il est aussi et que j’ai vu, au fil des décennies, bâtir une sorte d’empire. Mais la vérité c’est que ni le marbre ni les empires ne font l’immortalité des hommes. Et l’ « être-pour-la-mort » François Pinault l’a bien compris qui me fait observer, ce matin, que ces œuvres qui sont sous nos yeux ne sont ni des blocs chus d’on ne sait quels cieux platoniciens, ni des morceaux de cire cartésiens naturellement en route vers l’indifférenciation d’une matière sans forme ni étendue : ce sont des protocoles ; ce sont eux, les protocoles, que le collectionneur s’est, en fait, appropriés ; et il peut donc, s’il le veut, refondre, recréer ou même multiplier ces objets dont il donne à voir, aujourd’hui, le processus de démolition. Sa joie à cette idée. Son optimisme. Ce pari sur une autre forme de permanence et, en tout cas, de renaissance qui trouve sa logique chez Walter Benjamin et sa théorie de la reproductibilité davantage que dans les considérations mélancoliques de Pindare sur la fragilité ultime de toute matière. Et, de nouveau, jeunesse à volonté. L’art n’est pas fils de la mort, mais de la vie. Nous n’irons plus à Cythère, car même les bûchers y sont pour de faux. Zéro spleen et théorie, au contraire, d’une résurrection allègre des œuvres et de leur corps.

Le mystère de la beauté

« Où en sommes-nous avec le temps », demandait l’écrivain-boxeur Arthur Cravan à André Gide, lors de leur première et, je crois, unique rencontre en 1913. À François Pinault que je connais, un peu, depuis toujours et assez bien depuis ce déjeuner, novembre 1980, dans un restaurant de l’avenue des Ternes où mon père avait ses habitudes et où lui, François, avait prédit, contre à peu près tout le monde, la victoire proche de François Mitterrand, j’ai surtout envie, ce matin, de demander : « Où en êtes-vous avec la beauté ? » Car je me souviens, à cette époque, d’une conversation, à la Mormaire, où ma mère et Maryvonne, sa femme, avaient joyeusement évoqué Rimbaud et le célèbre prologue d’Une saison en enfer : « Un soir, j’ai assis la Beauté sur mes genoux. Et je l’ai trouvée amère. Et je l’ai injuriée. » François, déjà très engagé dans son aventure, écoute distraitement, un sourire énigmatique aux lèvres. Puis, quinze ans plus tard, nous sommes en 1996, au premier étage du Café de Flore – c’est la première fois que nous nous revoyons depuis la disparition de mon père et il est venu me dire, avec sa pudeur bourrue de grand sentimental contrarié, qu’il sera là, désormais, comme il le fait toujours avec la veuve et les enfants de ses amis chers, à mes côtés et au côté des miens : c’est lui qui, cette fois, peut-être pour briser la glace de l’émotion, peut-être parce qu’il quitte son vieux copain, spécialiste et ami d’Aragon, Pierre Daix, me raconte les premiers dada déboulant sur la scène de l’Europe et hurlant, avec cette ferveur pensante et surpeuplée dépeinte par l’un de leurs contemporains capitaux, qu’ils vont « assassiner la beauté » ? Et puis, plus tard encore, c’est moi qui m’apprête à accrocher, à la Fondation Maeght de Saint-Paul-de-Vence, une exposition sur la Vérité dont il a prêté des pièces majeures : « Je vous entends parler des trois blessures narcissiques infligées à l’humanité par Galilée, Darwin et Freud ; eh bien il y en a une quatrième, non moins douloureuse, et c’est Marcel Duchamp confessant, dans une lettre à Hans Richter, qu’il a jeté le porte-bouteilles et l’urinoir à la tête des derniers dévots de la beauté. » François Pinault en est là, bien sûr. Plus que jamais, dans les sculptures de Tatiana Trouvé, brille l’absence à tout bouquet. Plus que jamais, dans les « Skulls » de Marlène Dumas, rayonnent des crânes, des bouches d’ombre, des orbites sans yeux, qui sont autant de trous noirs qui semblent siphonner l’œuvre et la vider, jusqu’à la dernière goutte, de sa part de charme et de poésie. Mais, en même temps, ses « anges en uniforme » n’ont-ils pas leur part de beauté ? Le Paris Bar de Martin Kippenberger n’est-il pas, avec sa grande manière, aussi formellement réussi que le Cabaret Voltaire de Marcel Janco ? Et le faux Janus de Thomas Schütte, le portrait monochrome de Luc Tuymans, ne retrouvent-ils pas, dans leur hermétisme silencieux, une forme de splendeur ? La beauté est comme un ange noir ; même niée, elle multiplie les signes, les prodiges, les séductions de revers ; et même violée, même abusée au sens du classique d’Arthur Danto que François Pinault a lu et médité, elle est un mystère avec lequel le collectionneur n’en a jamais fini.

Désigner le monde

Même chose pour la politique. Car si le rôle de l’art n’est ni d’embellir le monde ni, encore moins, de l’orner, voire de le décorer, quel est-il ? La conviction de François Pinault ne fait, pour le coup, pas de doute – et c’est celle de Winckelmann, de Schelling et, de nos jours, de Greenberg et, encore une fois, d’Arthur Danto. L’art est instrument de connaissance et pensée. Il sert, quand il s’incarne, ici, dans les visages irréels de Lynette Yiadom-Boakye ou, là, dans les portraits figurés, figuraux, mais jamais figuratifs de Xinyi Cheng, à enrichir le monde, à l’augmenter de son labeur nouveau et à déclarer, aux lisières de l’Être des métaphysiciens, une sorte de « Contre-Être ».

Et il sert, enfin, à désigner le monde comme injuste, insoutenable et, quand on le peut, à le réparer… De là l’installation de Louise Lawler avec ses 94 photos identiques d’un gobelet plastique accompagnées, chaque fois, du nom d’un des sénateurs ayant voté, en 1987, l’infâme Helms Amendment criminalisant les gays et empêchant les contributions fédérales à la recherche sur le sida. De là, au rez-de-chaussée, la stupéfiante enfilade de salles consacrées à l’œuvre de David Hammons et à sa méditation rageuse sur l’histoire de l’Amérique, ses stéréotypes, le sort qu’elle a réservé et réserve encore aux Noirs, son drapeau repeint aux couleurs du drapeau panafricain et en lambeaux, ses prisons. Et de là cette profusion d’œuvres travaillées par la question de la race mais aussi du genre, du sort fait aux SDF ou, tout simplement, de la grande misère et qui, toutes, d’une seule voix, semblent hurler « All Lives Matter ».

Vue d’exposition «Ouverture», oeuvres de David Hammons à la Bourse de Commerce – Pinault Collection, Paris 2021
 (© Aurélien Mole).

Un Pinault indigné, alors ? Un angry white man faisant de sa Bourse une chambre d’écho pour l’inaudible plainte des désavoués de notre temps ? Ce symbole du capitalisme mondialisé en révolte contre son propre establishment ? Mais oui. C’est ce Pinault-là qu’il m’est arrivé d’embarquer dans des entreprises antiracistes. C’est ce Pinault qui, à la veille du 11-Septembre, fomenta un voyage du commandant Massoud à Paris et qui, quelques années plus tôt, lors du premier séjour post-fatwa de Salman Rushdie à Paris, décida, sur un coup de tête, de se substituer à l’État défaillant et d’assurer sa protection rapprochée. Et c’est lui qui, sur un coup de fil de mon père, accepta de coproduire, en 1993, sur la Bosnie en flammes, le premier de mes documentaires de guerre. Quelle émotion, alors, un quart de siècle plus tard ! Voici les visages de Kerry James Marshall… Les impossibles autoportraits de Claire Tabouret… Les fantômes, encore, de Marlene Dumas qui s’entêtent dans leur refus de l’idée trop simple d’identité, trop récente et en train de s’effacer, tel un cliché de sable, aux lisières de la mer de nos courtes querelles… Et voilà que je tombe sur cette pietà qui me regarde, m’appelle et que Miriam Cahn a sobrement intitulée Sarajevo.

Ceci n’est pas un autoportrait

Au terme de ce parcours qu’il a, pour la première fois, personnellement conçu et voulu, deux maîtres mots s’imposent. Fidélité, d’abord. Fidélité à soi, bien sûr. À cette part de solitude, et de tête‑à-tête avec les œuvres, qui est le lot de tous les amateurs de son espèce. Et fidélité, aussi, à quelques-uns des artistes qu’il suit depuis toujours, qu’il accompagne dans leurs tâtonnements et qui sont parfois devenus ses amis : ainsi, on l’a dit, le généralement invisible David Hammons ; ainsi les chaises de bronze de Tatiana Trouvé à la légèreté de zéphyr ; ainsi Cattelan et ses pigeons, les autoportraits de Cindy Sherman, le génial Martial Raysse avec son Ici plage, comme ici-bas, cette fresque d’une humanité secrètement damnée où les images de bonheur terrestre voisinent avec une scène de lynchage, une flaque d’immondices ou une image de tempête ; ou encore, dans les vitrines au mur de la rotonde, le désir d’objet de Bertrand Lavier, sa passion de le cerner, de l’enfermer et de lui rentrer dedans. C’est comme un bal des têtes. Ou un Temps retrouvé proustien. Ou un retour balzacien des personnages de la Comédie de l’Art selon François Pinault. Et, dans ce monde qui passe pour frivole, affamé de nouveauté, néomane, cette constance est rare et belle. Mais attention ! La force de cet accrochage c’est qu’on y découvre aussi des gens comme Tarek Atoui, enfant naturel de Nam June Paik et du cinéma sans images de Guy Debord, qui expose des sons et dont je ne sais rien ; de très jeunes artistes comme Ser Serpas, née garçon, en 1995, à Los Angeles et dont le désir de peindre épouse le devenir-fille ou, plus exactement, transgenre car rebelle, lui aussi, à toute identité figée ; des inconnus, ou quasi inconnus, tel Antonio Obá qui peint des corps noirs qui sont comme les colosses mous de Cocteau à propos, encore, d’Arthur Cravan mais qui sont, ici, drapés dans de somptueuses couleurs sorties de chez Gauguin – ou tel Florian Krewer, l’un des benjamins de l’exposition, déniché dans un espace alternatif de Downtown New York, et dont les visages, sombres aussi, ou effacés, sont des anti-trous noirs qui, au lieu de l’absorber, recrachent la lumière. Luxe de grand collectionneur. Pari, et liberté, du regard aguerri par un demi-siècle de corps-à-corps avec tant de folie. Mais surtout, et de nouveau, vitalité d’une aventure qui dit l’éternelle enfance de l’art et la révolution permanente dont elle est l’éternel théâtre. Cette exposition n’est pas un autoportrait. C’est, encore moins, je ne sais quel bilan d’une vie ou plongée dans les secrets d’une caverne qui consentirait à laisser entrer un peu de lumière. C’est, comme son titre l’indique, une Ouverture. Et le mot est à entendre dans les deux sens. La Bourse de commerce, bien sûr, ouverte depuis hier au peuple de Paris. Mais l’ouverture sans fin et, une fois de plus, l’indomptable jeunesse d’un parcours qui ne fait que commencer. Courez, cher François. Le nouveau monde est devant vous.