La littérature argentine est un continent à elle seule. Bien entendu, elle s’inscrit dans le panorama de la littérature latino-américaine, mais les voix qui la composent écrivent – chantent – sur une gamme légèrement différente, plus profonde peut-être, assurément plus étrange. Mais en aucun cas discordante. Mariana Enriquez, dans Nuestra parte de noche, parvient à embrasser des motifs et des genres apparemment inconciliables, et nous offre le plus beau roman d’initiation de ces dernières années. 

Nous suivons l’itinéraire de Gaspar, de sa naissance à ses vingt-cinq ans. Nous allons le voir grandir, s’interroger, passer par des épreuves terribles, tenter de s’émanciper, y parvenir, puis découvrir un secret de famille qui le conduira à comprendre le pourquoi de son itinéraire si singulier. Gaspar est le fils de Juan et Rosario. Lorsque nous faisons sa connaissance, dans les premières pages du roman, Rosario est morte dans un accident et Juan conduit son fils de six ans chez ses beaux-parents dans la province de Misiones, au nord du pays, près des chutes d’Iguazú. La route est longue depuis Buenos Aires, et le père n’est pas en bonne santé : sur son torse court la longue cicatrice d’une opération à cœur ouvert. Le cœur de Juan bat encore de façon erratique, il se fatigue vite, il est en sursis. Ce début d’histoire pourrait laisser penser à un road movie vaguement sentimental, à un scénario où primerait l’émotion. Pour ce qui est des émotions, nous allons être servis… mais nous ne sommes pas dans les bons sentiments…

Qui sont les grands-parents de Gaspar ? Des gens plus que riches, des oligarques qui s’accommodent de tous les modes de gouvernement, particulièrement de la dictature (nous sommes, dans le début du roman, en 1981). Mais ils sont surtout les dirigeants d’une secte nommée « L’Ordre », secte qui cherche à obtenir le secret de la vie éternelle, et qui pour ce faire a besoin d’un médium puissant. Le médium, c’est Juan, le père de Gaspar. Juan sait qu’il va mourir, et Juan ne veut pas que son fils Gaspar soit utilisé comme lui-même l’a été toute sa vie par la secte. Nuestra parte de noche, c’est  avant tout l’histoire d’un père qui veut sauver son fils. 

La secte est des plus terrifiantes, et les motifs horrifiques, issus de la littérature de genre, sont traités sur le mode de l’évidence, sans effets appuyés. Ils sont, par là-même, encore plus terrifiants. On trouve dans le roman des forêts de pendus, des arbres dont les feuilles sont des mains humaines, des bracelets d’os… Mais ces éléments-là ne sont pas surexploités, ils coulent dans le récit selon la logique implacable de l’itinéraire initiatique de Gaspar. Juan, son père, le médium, est capable de faire apparaître ce que l’on nomme dans le roman « L’Obscurité », qu’il ne faut pas confondre avec la nuit :

« Pero se saben algunas cosas sobre Nyx. Estaba casada con Érebo, que es la oscuridad, que no es lo mismo que la noche, porque oscuridad podés encontrar de día, por ejemplo. Y tuvo dos hijos, Hypnos y Thanatos. Hypnos es el sueño y Thanatos es la muerte. Se parecen, pero obviamente no son iguales. »

Le petit Gaspar, à qui l’on raconte l’histoire de Nyx (la nuit) mariée à Erèbe (le dieu de l’obscurité des Enfers grecs), ne sait pas encore qu’il est Garpar de l’Obscurité, et non pas Gaspard de la nuit. Il est l’héritier, dans les deux sens du terme : héritier de la fortune de sa mère via ses grands-parents, et héritier du don de son père médium capable de faire apparaître Erèbe. Il faudra tout le déroulé du roman pour qu’il comprenne qui il est, et qu’il l’accepte. Ou pas… 

Le roman est diaboliquement construit. Les six parties qui le composent ne nous sont pas données de manière chronologique, mais plutôt de façon logique. Une logique interne au récit, parfaitement maîtrisée. Le labyrinthe romanesque ainsi dessiné permet au lecteur soit d’anticiper sur l’itinéraire de Gaspar, soit de sursauter en même temps que lui. Cette construction romanesque est cousue à petits points, magnifiquement brodée, ne laissant apparaître le motif entier que dans les toutes dernières pages. C’est là, pour le moins, le signe que Nuestra parte de noche est un très grand roman.

Un très très grand roman, dans lequel la question du genre littéraire ne se pose pas : la vie de Gaspar défile selon la situation politique du temps : dictature, Alfonsín, Menem, allusions à Perón. Il y a aussi, dans ce roman, un arrière-plan économique, politique et social, qui donne encore plus de relief à l’aspect sectaire immémorial et horrifique. En grandissant, Gaspar évolue avec sa bande de copains, ces gamins-là sont comme tous les gamins du monde, mais l’ombre de l’Obscurité ne les quitte pas. On suit Gaspar de l’adolescence à l’âge de vingt-cinq ans dans les faubourgs de La Plata, chez son oncle. La Plata, on le sait, est la capitale de la province de Buenos Aires. Son plan a été strictement conçu : des avenues qui coupent des diagonales, pour se rejoindre à un point nodal. Cet agencement particulier de la ville d’adolescence de Gaspar est le pendant parfait de la luxuriance végétale entourant la maison de ses grands-parents, à Misiones. A La Plata le contingent – économique, politique et social – et à Misiones la démesure, la forêt vierge, l’Obscurité. 

Nuestra parte de noche se lit comme en apnée : le vertige de l’enchaînement non chronologique des épisodes, l’évocation des mouvements étudiants, l’apparition du SIDA, la poésie toujours présente – Gaspar lit de la poésie depuis qu’il est enfant, et un de ses copains monte une exposition sur les poètes morts avant d’avoir atteint l’âge de trente ans –, les psychédéliques années 70 à Londres, la prégnance familiale, la maltraitance des enfants… et par-dessus tout cela, l’horreur quotidienne des disparus, et l’horreur ancestrale de la secte. A couper le souffle. Etrangement, le mot « tiniebla » (les ténèbres) n’est jamais employé dans le texte. Il ne s’agit pourtant que de cela. 

Nuestra parte de noche est à la hauteur des sommets atteints par Julio Cortázar avec Rayuela (Marelle) et par Ernesto Sábato avec Sobre héroes y tumbas (Héros et Tombes). C’est dire…