Les découvertes récentes sur l’interaction de la mort avec la biologie du vivant amènent à une réflexion éthique et philosophique plus large sur notre rapport à la mort. Telle est l’ambition réussie du nouveau livre de Delphine Horvilleur intitulé Vivre avec nos morts qui vient de paraître aux éditions Grasset. Elle y évoque son métier de rabbin et l’accompagnement qu’elle propose au cours des moments charnières de la vie des individus. « Être rabbin, c’est vivre avec la mort, celles des autres, celles des siens » mais c’est aussi une manière de transformer ce moment douloureux en leçon de vie raconte Delphine Horvilleur. Elle introduit son ouvrage par une citation de Henri Atlan : « La vie est l’ensemble des fonctions capables d’utiliser la mort ». À travers cette formule, Atlan répondait à Bichat qui affirmait en 1800 que « la vie est la somme totale des fonctions qui résistent à la mort ». Les travaux d’Atlan sur les modèles de l’auto-organisation du vivant ont révélé l’utilisation de la mort dans le développement de la vie biologique. Il les expose dans un brillant essai sur l’organisation du vivant, intitulé Entre le cristal et la fumée, paru en 1979 aux éditions du Seuil. Il y explique que l’organisation vivante apparaît comme un état intermédiaire entre la stabilité du cristal et le renouvellement de la fumée. Ces deux extrêmes constituent deux sortes de mort, l’une par rigidité ; la seconde par décomposition – toutes deux présentes mais s’opposant l’une à l’autre afin d’assurer le fonctionnement du vivant. Cet état de mort au cœur de la vie a également été étudié par Jean-Claude Ameisen qui révèle le phénomène d’apoptose pour exprimer la notion de mort cellulaire programmée. Ce processus que l’on compare à la chute des feuilles en automne s’organise autour de cellules embryonnaires indifférenciées appelées cellules souches qui sont en réserve dans chaque tissu de l’organisme. La vie biologique est une succession de cycles de vie et de mort : « Ainsi vont les saisons de l’existence, les arbres et les hommes ne continuent à vivre que si la mort les visite. Le printemps ne vient que pour celui qui traverse l’apoptose, et laisse la mort sculpter la possibilité de sa renaissance » décrit poétiquement Delphine Horvilleur. La vie et la mort se tiennent la main, la médecine des corps et celle des âmes aussi comme l’explique Maïmonide dans son Traité des Huit Chapitres. Le livre de Delphine Horvilleur est bien plus qu’un petit traité de consolation, il est une ode à la vie, aux histoires singulières des hommes et des femmes qui s’inscrivent dans l’universel humain. Onze récits se succèdent parmi lesquels ceux de personnalités célèbres comme Simone Veil, Marceline Loridan-Ivens ou Elsa Cayat et d’autres moins connus dont les trajectoires sont évoquées à la lumière des textes sacrés. « Ces histoires ancestrales ne sont pas seulement juives, mais je les énonce dans le langage de cette tradition. Elles créent des ponts entre les temps et entre les générations, entre ce qui ont été et ceux qui seront » confie Delphine Horvilleur. Le nombre des récits évoque les onze étoiles du rêve de Joseph relaté dans le livre de la Genèse 37-9 comme autant de fantômes avec lesquels il va falloir se réconcilier pour vivre avec nos morts de génération en génération (midor ledor).
À l’image du corps humain, la vie et la mort ne sont pas hermétiquement séparées. On emporte ses morts partout avec soi, et s’ils restaient au cimetière, cela se saurait. Quand on connaît l’histoire juive, s’exclame avec une pointe d’ironie Delphine Horvilleur, on pourrait se demander s’il ne faudrait pas cesser de remercier Dieu à chaque génération pour son intervention miraculeuse, histoire de voir si cela fait une différence. Car les fantômes sont nombreux ! Elle rappelle d’ailleurs que leur représentation dans l’imaginaire collectif est une réminiscence du rite juif ancestral de l’enveloppement du mort dans un linceul blanc. Cette tradition évoque la condition de chaque homme qui, lors de son inhumation, endosse la tenue sacerdotale du prêtre (cohen), celui d’un vêtement blanc, au moment où il s’apprête à rencontrer le divin. Le nombre de récits évoque justement les onze ingrédients de l’encens (kétoreth en hébreu) fabriqué au temple de Jérusalem, dont l’agréable odeur adoucissait les cœurs et aidait les prêtres à affronter les difficultés de leurs environnements quotidiens. La diversité des parfums rappelle la pluralité des esprits qu’entend célébrer la tradition juive. Delphine Horvilleur explique que ce judaïsme pluriel a justement cette approche commune avec le concept de laïcité : celle de préserver un espace libre pour autrui. Elle poursuit en soulignant que l’identité juive est toujours au-delà de ce qu’on pourrait en dire, et ne se laisse jamais emmurer dans une définition unique qui réduirait ses possibles. Les parchemins de la Torah sont d’ailleurs composés de lettres en noir mais aussi d’espaces blancs, qui rappellent les multiples interprétations des textes et les significations infinies des langages naturels. Le judaïsme refuse de s’enfermer dans des réponses dogmatiques mais entend développer la capacité de s’interroger. La mort n’échappe pas à cette règle ; la Genèse nomme l’après-vie le shéol, terme qui vient d’une racine hébraïque qui signifie « la question ». Ceux qui meurent tombent dans la question et les autres restent sans réponse. Il n’existe donc pas de réponse formelle sur l’après-vie dans le judaïsme, c’est pourquoi les rabbins usent d’un langage teinté d’ambiguïté à son propos. Une manière pour eux de ne jamais embellir l’idée de la mort, mais d’encenser plutôt la vie car c’est elle qui mérite d’être racontée, d’être célébrée. Delphine Horvilleur s’y emploie avec un talent remarquable. LeH’ayim, à la vie.
Delphine Horvilleur, Vivre avec nos morts, éditions Grasset, Mars 2021.