C’est le roman le plus déroutant – et le plus intempestif – de la rentrée. « Ce qui plaisait à Blanche » de Jean-Paul Enthoven est une sorte de folie littéraire, où l’on rencontre l’essentiel de ce qui fait que la vie mérite d’être vécue : l’Italie, les vers d’Aragon, la mélancolie, l’amour, des phrases bien cadencées. L’histoire ? Elle est enchâssée, retorse, et délicieusement perverse. Au Grand Hôtel de Capri, un éditeur dîne un soir avec un diplomate, qui, un peu plus tard, lui confiera un manuscrit. On y trouve le récit, vingt-ans plus tôt, de sa grande passion pour Blanche – un personnage qui le mènera dans les fêtes les plus étranges, les désespoirs les plus profonds, les pratiques les plus bizarres – et dans un ménage surnuméraire et tragique. Car, bien vite, cette femme comme un incendie, et dont le narrateur tombe amoureux fou, va abattre son jeu, et l’inviter à des fêtes galantes Villa Montmorency. Les deux amants vont se disputer – mais est-ce si simple? – une passion nouvelle, qu’ils partageront pour leur plaisir et leur malheur. On y croise une servante dévouée mais inquiétante, des proxénètes et des milliardaires, un Ferragosto napolitain. Un roman où il y a des corps entremêlés – ce qui plaisait aux hanches. C’est les Liaisons Dangereuses – pour la cruauté des sentiments, les jeunes femmes sacrifiées, les hommes moins rusés qu’ils en sont persuadés – dans le décor du Talentueux Mister Ripley. C’est un traité de caudalisme, un ménage à trois sous le signe d’Aragon. : Elsa triolisme.

Mais le personnage principal, c’est encore le style. Il est éclatant et presque vaincu à la fois. Un timbré vague-à-l’âme tenant la folie romanesque par la bride, un jeu ironique mais presque las et pourtant cheminant, qui produit une grande impression de sincérité, bien entendu feinte – mais l’est-elle vraiment ? Car on entend l’auteur parler, articuler avec cette sophistication soyeuse, sa grande intelligence triste. On retrouve, comme chaque fois chez lui, les formules délicieuses. Les personnages ont ces yeux de loups philosophes, quelques secondes avant la mort. Rien ne compte davantage que l’amour, et rien n’est plus douloureux. Citons encore ? Les lubies et les métaphores en clair-obscur. La sprezzatura et la sécheresse perspicace, alternativement. Le stoccato brillantissime et la lucidité saturnienne. Mais, progressivement, à mesure que l’on partage – de dialogues en soties, de poèmes en accélérations romanesques, de portraits en faux journaux intimes – l’aventure du narrateur, le texte est soudain innervé par des ramifications bien plus surprenantes. Dans l’élégance des heureux du monde, perce une odeur de crapulerie et d’effroi. Et l’on sort de ce songe grinçant le coeur chaviré. Les personnages féminins sont fascinants – Blanche est un incendie, Zita, une étrange dompteuse de harems. Les hommes, eux, n’ont guère le droit à la mansuétude. 

Mais, si ce n’est dans la virtuosité propre de l’art du roman (didascalie et poèmes, mentir-vrai et chausse-trappes) Ce qui plaisait à Blanche est-il vraiment un hommage à Louis Aragon ? Qu’y a-t-il de commun entre le lâcher-prise, ce phrasé labile et faussement désinvolte du poète, et la perfection omnisciente d’Enthoven ? Le narrateur évoque souvent, en leitmotiv, le syndrome d’Adolphe, du nom de l’affection, ou la manie, dont souffrait le héros de Benjamin Constant : formuler un sentiment, mais le ressentir ensuite seulement. Il se passe la même chose dans Ce qui plaisait à Blanche – délibérément ou non, après avoir multiplié les jeux de pistes (Nancy Cunard, photos, extraits, citations), et sans qu’il ne l’ait été dans ses premiers chapitres, le roman devient de l’Aragon dans le texte. Le chapitre 50 est un prodige, à son insu et sciemment, qu’on pourrait lire dans « Aurélien » ou « Les Communistes ». C’est cet effort, inconscient et donc plus beau, de métamorphose qui revêt tout le livre d’un charme absolu. Un roman qui ne parle que de ce que l’on appelle transfert si l’on est psychanalyste ou de transport si l’on est Madame de Staël, se transmute lui-même, pour échapper à celui qui l’écrit.

Dans une rentrée littéraire où une cure de yoga fait événement, ce livre sera sans doute jugé trop fastueux pour plaire. La vertu de l’époque – être vrai, ou inspiré de faits réels – ce livre en est richement doté, mais par trop de détours, et moins immédiats que les grands témoins auto-proclamés. Et pourtant, dans cette intrigue fascinante, au-delà de la curiosité presque sociologique, ou au delà l’amour de Blanche, ce qui tient tout du long le lecteur, c’est cet éclat de sincérité. C’est un Voyage en Italie qui serait, à la fois, un Lucien Leuwen, la confession d’un homme qui ne s’aimait pas, mais qui aimait les femmes. Et puisque le roman est orpaillé d’alexandrins, de vers et d’hémistiches, on a soudain envie d’en citer d’autres que ceux d’Aragon : Les plus désespérés sont les chants les plus beaux, et j’en connais de sublimes qui sont de purs sanglots…