Un jour de 1978, parvenu à mi-vie, Pierre Nahon, galériste en vogue sur la place de Paris – on disait alors marchand de tableaux – arrête de fumer.
Il en devint insomniaque, et, pour peupler ses nuits blanches, couche sur le papier un florilège des artistes qui, des Impressionnistes à Dada, changèrent le cours de l’Art occidental. Étrangement, ces fortes et savantes pages furent reléguées au purgatoire par ses soins oublieux, sans autre forme de procès. Quatre décennies plus tard, l’âge venu, la galerie Beaubourg fermée et l’écoulement d’acquisitions de toute une vie conclue en beauté chez Sotheby’s, Pierre Nahon exhume ces pages avec bonheur – elles ont très bien vieilli – et boucle le continuum chronologique qui constituerait l’aventure de la peinture au vingtième siècle, en y ajoutant dans un petit ouvrage globalisant intitulé Peinture-peinture, les descendants de ces aînés légendaires. Seconde vague qui va des Surréalistes à nos presque contemporains, dont bon nombre de ses propres artistes à la galerie Beaubourg qui fut l’un des épicentres parisiens, à l’ombre du Centre Pompidou, et méditerranéen, à Notre Dame des Fleurs, au-dessus de Vence, du commerce de l’art, des fêtes entre collectionneurs venus de partout, des vernissages hauts en couleurs et des rendez-vous d’artistes internationaux tout au long des années fastes du siècle finissant.
Ne seraient-ce pas là son propos ni même son sentiment profond, l’entreprise n’en est pas moins éloquente et, dans ce livre en partie double, passé l’intermède du Surréalisme avec Max Ernst et Miro, la succession des deux périodes apparaît peu ou prou fatale aux peintres d’après la seconde guerre mondiale, français ou même américains. Aussi artistes soient-ils, aucun de ces héritiers de la grande révolution du tournant du vingtième siècle n’est, ne sont de la taille de leurs prédécesseurs, Monet, Cézanne, Seurat, Gauguin, Van Gogh, Matisse, Braque, Picasso, Duchamp, Kandinsky, Malevitch, Mondrian, ces Phares aurait dit Baudelaire, ces découvreurs d’avenir, catalyseurs géniaux qui réinventèrent de fond en comble l’Art occidental.
Outre que Pierre Nahon va plus loin. Et là, de manière explicite. L’art de peindre aujourd’hui serait, juge-t-il sans appel, exsangue. Quasiment en état de mort clinique. Le crépuscule des Dieux serait consommé, l’aventure de l’art terminée. Fin de partie. Game over.
Reprenons.
Cela avait commencé en fanfare, en cette aube fameuse du vingtième siècle, et à une allure vertigineuse ! Trente ans de bouillonnements, de ruptures, d’inventions, d’éblouissements. Un feu d’artifice continu, qui révolutionnerait tout, instaurerait le règne de la peinture pour la peinture, signerait à terme la mort accélérée de la figuration et du réel.
Impressionnistes, Monet en tête, et post-Impressionnistes abolissent la perspective, la fameuse ligne de fuite et la représentation mimétique du sujet, lois canoniques de l’art classique, leur substituent l’atmosphère et la sensation pure (Monet), le chromatisme des couleurs complémentaires et des contrastes simultanés (Seurat), les maladies de l’âme (Van Gogh), la vision intérieure (Gauguin), la construction dans l’espace et les volumes (Cézanne), l’explosion des couleurs (Matisse et les Fauves), la représentation analytique de l’objet, du personnage sous toutes ses faces (Picasso, Braque et le Cubisme), la fin de toute représentation, de tout récit (Kandinsky inventant l’abstraction), le Tout-est-art (Duchamp et ses ready-made), la figuration abyssale du rien (Malevitch, Mondrian).
Trente ans à peine, qui bouleversèrent la peinture, bouleversèrent le monde. Où la peinture devint le sujet-même du tableau. Voilà ce que nous conte avec une science admirative Pierre Nahon, et qui ne s’était jamais vu depuis la Renaissance italienne. Voilà, hélas, ce qui ne se reverra pas dans la seconde période, malgré toute l’empathie de l’auteur pour les Modernes et ses propres contemporains, plus son brio d’écriture.
Petite parenthèse. On sent chez Pierre Nahon presque le regret caché, un peu désespéré, d’être né trop tard dans un siècle trop vieux. Ah, que n’eut-il été galériste – pardon, marchand de tableaux – aux temps pionniers, aux temps bénis des Vollard, des Bernheim, des Durand-Ruel, des Paul Guillaume, des Kahnweiler, des Rosenberg, des Georges Wildenstein, d’Adrien Maeght, Denise René, René Drouin, des Lelong, j’en oublie et des meilleurs, qui eurent pour têtes d’affiche tous les Grands du premier vingtième siècle. Quelles eussent été ses découvertes, qui aurait-il accompagné, révélé, mis sur orbite, comme il sut si bien le faire avec les siens dès les années 70, qui s’appelaient Tinguely, Dufour, Dado, Pierre Klossowski, Ben et ses acolytes de l’École de Nice, le duo Arman-César, ou encore les américains Stella, Larry Rivers et tant d’autres ? (Qui, en effet, durant quarante années, n’a pas, parmi les artistes français en vogue, exposé « chez les Nahon » ? Fort peu.)
Énumérons, outre les siens, les artistes de ce deuxième vingtième siècle, dont traite fort bien Pierre Nahon (parfois trop bien, fidélité oblige, je pense à Arman et, on le verra plus loin, à Warhol). Voici Wols, Fautrier, Riopelle, qui inventent l’art informel, Dubuffet, Hartung, Georges Mathieu, Tinguely donc et ses machines folles, Dubuffet défenseur de l’Art brut, l’inénarrable et facétieux Yves Klein, puis les Nouveaux Réalistes, et sur le versant américain, les drippings de Pollock, le héros de l’Action Painting, De Kooning et ses Women hirsutes, les Combine paintings de Rauschenberg et son ami Jasper Jones qui inventent ensemble le Pop Art, Warhol et ses icônes du Panthéon américain, qui, lui, le prostitue, Lichtenstein bédéiste en peinture, et Basquiat, le Picasso noir foudroyé par la drogue. Ajoutez-y les « classiques » Balthus et Bacon. J’oublie à dessein l’inepte Buren.
J’admire le courage et la sincérité militante de Pierre Nahon pour tenter d’égaler, presque, cette galerie d’artistes si divers aux très Grands du passé vus plus haut. Mais j’avoue frémir d’une amicale indignation, à lire ces lignes sur Warhol : « Il est et restera le grand artiste de la seconde moitié du XXe siècle. Comparé à lui, Luis Buñuel est un livreur de supermarché; Orson Welles un marionnettiste, Malon Brando un ingénu, Marilyn Monroe une midinette, Dali un petit-bourgeois. » Piège, provocation exprès, outrances volontaires ?
Ces éloges – parfois immérités – sont d’autant plus paradoxaux que Peinture-peinture se clôt sur la note la plus pessimiste qu’un amoureux de l’art, le serait-il contre vents et marées, puisse lire sur la peinture d’aujourd’hui et son destin futur. Outre la juste complainte d’un galériste qui fit souvent de son métier une mission, déplorant la multiplication des salons, des foires, le règne de l’argent, du Doll’art, de la spéculation, l’ignorance et le suivisme béat des collectionneurs, voici, à déplorer les artistes du suprêmement ordinaire, les installateurs d’installations (vidéos ou pas), le tas de charbon au sol-sous des cimaises nues ou encore la photographie géante d’un lit défait, voici qu’un adepte s’il en est de Duchamp nous dit soudain que quand tout est de l’art, l’art n’est plus rien.
Brûlerait-il ce qu’il a adoré ? S’étant retiré du jeu, Pierre Nahon s’accuserait-il sans le dire, se sentirait-il responsable d’avoir, pour sa part et à son corps défendant, contribué lui aussi, serait-ce de très loin, à la déréliction qu’il dénonce ? Il avait déjà écrit en 2002 un petit pamphlet courageux, L’Art content pour rien, parodie de l’art contemporain par un amoureux déçu, qui n’avait pas été sans soulever quelques remous dans le Landerneau parisien. Certains avaient salué le courage, la lucidité, presque l’autocritique ; d’autres s’étaient récriés : « Comment un de ses premiers promoteurs se permet-il ainsi de cracher dans la soupe ? »
Lui seul, et, bien sûr, l’inséparable Marianne son épouse, le savent.
Ultime pied de nez au milieu artistique. Après avoir, hier, prêté au Grand Palais, dans l’exposition Rouge sur l’art aux temps de l’URSS et de l’avenir radieux, trente tableaux-fresques monumentaux des tenants du réalisme socialiste exaltant l’héroïsme prolétarien et les glorieux vainqueurs de Stalingrad, récupérés avec une flopée de bustes de Lénine dans les collections de la défunte URSS jetant au rebus ces reliques du passé, Pierre Nahon va nous donner le récit haut en couleurs de ce sauvetage dans la Russie d’Eltsine d’un art qui se voulut révolutionnaire et symbolise aujourd’hui le dernier sursaut du Pompier et de la fausse peinture.
Quinze. C’est le nombre de jours qu’il nous reste à compter avant que nous ne cessions de participer à l’accomplissement provisoire d’une prophétie hégélienne que nous croyions mort-née et enterrée depuis sa réactivation par Francis Fukuyama au moment du bicentenaire de (17)89.
Soit dit en passant, la dichotomie mémoire/histoire fut sérieusement endommagée par l’occultation virale de l’Histoire avec une grande hache, laquelle mise entre parenthèses forcée n’aura pas suscité un état de manque aussi insoutenable qu’on aurait pu l’anticiper chez bon nombre d’entre nous, le barbare éduqué, le peuple paraclamé, nous, l’amas populationnel ou l’histoire en spirale des civilisations qui, sans qu’il faille en conclure qu’elles arrivent à destination, nous filent les jetons quand, pour la plupart de leurs auteurs et spectateurs, il semble n’y avoir aucune différence entre le fait qu’elles soient mortelles ou qu’elles puissent être déjà mortes.
Le virus nous sépare, sécrète en nous une angoisse d’abandon d’une violence telle qu’elle nous rend insupportable toute division superflue, conséquemment évitable.
L’Histoire est le foyer naturel des unions ou désunions ; nous ne voulons pas que son armée de scribes, infectée par les TOC d’un imposteur lunatique, vienne troubler nos existences durement mises à mal par le fait que, confrontée à une crise sanitaire mondiale, la mémoire du monde ait choisi de s’effacer sans crier gare.
Nous préférons nous élancer les uns vers les autres sous l’effet d’une compression des idéologies ayant pour vertu ou pour vice principal(e) de conforter la foi d’Homo numericus dans l’indolente instabilité des ponts algorithmiques ; hélas.
Les univers en suspension n’exercent aucune emprise sur le réel, et quand bien même snoberions-nous l’inaccessible e-Toile, trop écœurés qu’elle se contente de nous comprendre et nous connaître au prisme d’une relation à sens unique, notre fuite en avant ne nous épargnerait pas un recrachage salé mis en abyme par la planche savonneuse de Iona et se terminant en queue de poisson au fond du puits golgothique de Renart après un court détour par l’estomac cronien.
Je me souviens de la rétrospective consacrée à Andy Warhol par Georges-Pompidou (avec un trait d’union entre le prénom et le nom), en 1990, si ma mémoire est bonne.
En reprenant les escaliers mécaniques dans l’autre sens, j’avais éprouvé une sensation de vide si stressante qu’elle en avait neutralisé mes dernières facultés de jugement.
Ce que j’avais vu était de toute évidence quelque chose très puissante, mais soigneusement débarrassée de son intensité créatrice ; un colosse évidé, prêt à s’écrouler au moindre coup de vent.
Soudain, une sensation monta ; empreinte d’inachèvement : je me revis me cogner aux parois d’un tunnel translucide, bordé de soupes Campbell dont j’avais eu le sentiment d’être un imbécile fini quand je m’étais imposé de m’arrêter sur chacune d’elle comme je m’y serais spontanément astreint dans une galerie de portraits de Rembrandt, et que je commencerais de lire le nom de l’ingrédient de base apparaissant sur l’étiquette, comme reproduite sur la vitrine d’une épicerie, qui était le seul élément pouvant distinguer les unes des autres leurs variétés ou leurs gammes.
Je compris alors quelle était selon moi la finalité de cette section emblématique d’un œuvre qui l’était tout autant, quand, par instinct rétrospectif, je me verrais décrocher une à une ces boîtes de conserve géantes et les jeter par la fenêtre éventrée du cinquième étage de Beaubourg comme par un vide-ordure, — aucun rapport avec un autodafé ; le tenant des uns n’est pas nécessairement l’aboutissant des autres.
Ma sensation ne s’arrêterait pas là ; je devrais la combiner avec une impression aussi vive que pouvait l’être cette gravure totémique, exécutée en moi par l’instigateur du happening rêvé ; une impression paradoxale, percutant violemment — c’est à se demander si elle ne cherchait pas à me mettre en difficulté — la sensation de vacuité dont elle me libérait, tant la décharge vertigineuse qu’elle avait programmée se comblerait, quelques années plus tard, d’une densité inattendue : si je me défais maintenant de mon enveloppe charnelle, que j’entre en convulsion CAnniBALE, que, virevoltant devant mes yeux révulsés, l’histoire de l’art défile jusqu’aux années soixante, que je me force — quelle différence cela ferait-il qu’un autre soit aux manettes ? — à endurer le surgissement sauvage de mes pensées jusqu’à ce qu’un monument de création en ralentisse le tourbillon mnésique pour m’obliger à le regarder en face, je me retrouve invariablement nez-à-nez avec un mur d’icônes, animées par leur feu extérieur, contournant le combat du siècle entre immanence et transcendance, détournant de sa logique l’espace-temps triomphal en traitant son hypersurface comme un vulgaire torchon déplié ; le genre d’étoffe que l’on sort d’une armoire afin d’y envelopper un objet d’une valeur inestimable, ou un défunt en temps de peste.
Je ne suis pas un fan inconditionnel de Louis Cane, cela dit, sa Toile sur sol ne manque pas de sel.
Je comprends parfaitement qu’un galérien du marchandage artistique sache mieux que moi s’il parviendra ou non à vendre ce tableau qu’un peintre lui dévoile dans le sanctuaire de son atelier.
Mais quand je vis Nahon — dans un docu à charge ( ?*) — se permettre de dire — * en présence des caméras — à l’éminent représentant du groupe Supports/Surfaces : « C’est bien. Par contre, il va falloir m’enlever cette bite », mon sang ne fit qu’un tour ; un Kahnweiler ne se serait jamais permis d’arracher son pinceau de la main de Picasso avant d’en caviarder le foudre de D(z)eus dans le Saint Dessein, — on est d’accord, n’est pas Picasso qui veut… mais en quoi cela devrait-il dynamiter la digue de confiance dont le bon mécène ou le bon marchand d’art sont censés garantir la pérennité des systèmes d’étanchéité entre, d’une part, le lieu de réception d’une source d’inspiration, quel que soit par ailleurs l’état de conservation de son contenu et, d’autre part, l’espace de transmission d’un œuvre, quel qu’en soit le quotient d’achèvement.
L’exaspération de Nahon se serait-elle appuyée sur un jugement irréfutable, son flair castellien l’aurait-il habitué aux réflexes conditionnés du chien d’Ivan Petrovitch Pavlov, que cela ne justifierait en rien une attitude qui n’est pas sans rappeler l’accroc fait par Napoléon Ier au violoncelle de Jean-Louis Duport alors qu’il le restitua d’un coup d’éperon à son propriétaire, offensé que le virtuose lui eût demandé de manier un Stradivarius avec délicatesse en voyant l’Empereur s’en emparer comme d’un fusil de chasse.
On ne dit pas à un artiste : « Range ton engin ! » ; cela ne se fait pas.
Très bien ; en ce cas, pourquoi nous écraserions-nous devant les injonctions totalitaires du nouveau nanomaître du monde ?
Et puis, pour peu qu’on nous dépiste une pulsion masochiste avide d’orgasme strangulatoire, n’est-il pas grand temps que l’on se penche sur nos cas d’inconscience jusqu’à ce que la raison du rejet qu’inspirera toujours la Constitution aux révolutionnaires invétérés qu’elle défiera sitôt qu’ils l’auront promulguée, nous postillonne aux yeux ?
« Il faut toujours repartir de là où l’on s’est arrêté », disait le personnage d’un film mémorable qui, à sa sortie de prison, demanderait au chauffeur de taxi de faire un crochet vers l’avenue Montaigne, chez Cartier dont il avait coplanifié le braquage dix ans plus tôt, en sorte que la grande fille qu’il n’avait pas eu la chance de voir grandir, pût y choisir son cadeau de retrouvailles.
Eh bien soit, remontons à la séquence politicoculturelle précédente et constatons qu’il nous tardait d’y reléguer aux oubliettes d’une forteresse, pourquoi pas sanitaire, l’inepte guerre des sexes et des dieux.