Toujours eu le sentiment que les évènements glissaient sur nous. Ils se contentaient de passer, indifférents. On les remarquait à peine. Ce qui se rappelle à nous par les temps qui courent dépasse non pas l’entendement mais ce que le monde a fait de notre entendement. La difficulté pour l’assimiler est profonde. On essaie alors une perspective différente. Se relever, penser à l’après, comme une ligne de fuite pour nos imaginaires saturés. Se relever de quoi ? Des ruines d’un monde qu’on a nous-mêmes bazardé ? C’est étrange comme issue. La seule valable, pourtant. C’est quoi, la grande idée ? Celle que ma génération va inventer un flingue sur la tempe ? Je n’en sais vraiment trop rien. Une chose, peut-être. L’insouciance, oui, cracher sur l’insouciance ou le syndrome de l’enfant gâté. Sauf qu’il ne faut jamais compter sur une génération. Elle se désagrège aussi vite qu’elle se forme. On pourra hurler au triomphe du chacun pour soi. C’est facile, rassurant de crier à l’effondrement des solidarités. On pourra à la place s’entêter dans le collectif, réfléchir avec le collectif. C’est difficile, oui, mais ça tient ensemble les esprits forts. Et ça, tenir ensemble, c’est ce qui nous manque le plus. J’avais sans doute oublié ça. When in disgrace with fortune and men’s eyes / I all alone beweep my outcast state, / And trouble deaf heaven with my bootless cries, / And look upon myself, and curse my fate. Ici, on ne changerait pas un vers, honteusement.
Je pense encore à hier. On dirait une abstraction. Étions-nous encore des enfants ? C’était l’époque des grands combats. Et j’ai perdu tous les miens. Cette parenthèse où notre horizon se bornait à notre prochaine virée au bout du monde ou au dernier bar branché à fréquenter. Cette parenthèse, elle pue la naphtaline. Fin de partie, alors ? Mais de quelle partie ? Celle de l’économisme, pas sûr, de notre lâcheté, peut-être, des idées toutes faites sur comment brûler nos jeunes années, pourquoi pas. Le meilleur n’est jamais certain. La jeunesse, après ça, ça ressemblera à quoi ? Une sorte de chaos sous filtres Instagram. Le chaos n’est jamais qu’une histoire d’étapes. Il est d’abord joyeux. On communie dans une débauche de consommation. Avant de virer noir. On n’en sort jamais vraiment ; on navigue juste d’une étape à une autre. Et c’est juste un territoire mental dans lequel on est prisonnier. On a beau chercher à le fuir, le bruit du monde reste assourdissant. C’est cyclique. On passe pourtant notre temps à remettre une pièce dans le juke-box. J’ai toujours vécu comme ça. Mais là, le réel frappe à la porte. On peut fermer les yeux. Il reste pourtant vrai, même quand on a cessé d’y croire. Nos démissions nous reviennent en pleine gueule. Il y a sans doute du vrai dans l’idée qu’on vivait dans une bulle. Les incendies prenaient de partout et nous, on avait les yeux rivés sur notre confort. Il faudra, peut-être, écrire sur un rêve à la dérive. Les rêves sont faits d’une étoffe délicate. Ils s’effritent rapidement. La question est de savoir pourquoi. C’est toujours une affaire de pourquoi. La machine à croyances, et donc à rêves, est enrayée. Alors, quand on a vingt ans, on fait quoi ? On cherche du confort dans les livres sans trop y croire – dans les navets de sci-fi aussi. Savoir ce qui nous arrive, ce n’est jamais y croire. On essaie d’aller voir alentour, dans les vies des autres. On regarde compulsivement l’effondrement sur les mauvaises chaînes de télé. Une allure de répétition générale avant la catastrophe, la vraie, ou une farce globale. J’apprends à vivre avec la catastrophe, cette presque chose qui nous hante, et j’apprends encore. Comme un goût amer. L’inégalité des vies sur les réseaux dits sociaux, ça vous dissout une génération. Les pays se ferment, aussi. Et pour la première fois, on ressent physiquement ce que signifie être empêché. Le monde était sale, douteux, desespéré mais on s’y plaisait bien.
Je relisais l’autre jour Némésis, texte ultime de Philip Roth. On a beaucoup à apprendre de Bucky Cantor. L’ironie, c’est que comme lui on se bat contre quelque chose qu’on ne contrôle pas. Les hommes essaient toujours de dominer l’adversité, de donner une figure à l’ennemi. Le nommer aiderait, selon un poncif bien usité, à le vaincre. On fait de ce virus une métaphore de l’état de notre monde. Comme s’il avait besoin de ça pour nous montrer sa laideur. On tend à accabler un phénomène naturel par crainte de confronter nos démissions. La seule chose certaine, c’est le miroir qu’il nous tend à nous-mêmes. Et ce qu’on y voit, c’est laid, boursouflé, en général, mais beau parfois. On prend une claque à la vue des soignants. On se dit qu’on n’y arriverait pas nous et que décidément la vie, la vraie, c’est fait d’une autre étoffe que nos rêves artificiels. On se dit qu’il faudrait les aider plus, mieux et que là, à bas bruit, se joue peut-être un idéal pour ma génération. On n’est peut-être pas sérieux quand on a vingt- deux ans mais on sent un peu les choses. Et le fond de l’air est vicié. Les bourgeons fleurissent le long du Luxembourg et l’aventure humaine se poursuit, sans nous. Où faire communauté, alors ? Dans un camp indien nous dit Roth. Les hommes comme une tribu indienne. Lumière chaude, ambiance festive, autour du feu, une cérémonie. Le rituel, comme une façon de ramener le monde à sa vérité, nous dit « la malédiction vient de l’homme à la flèche ». Or, Bucky Cantor est lanceur de javelot. Et, aujourd’hui, je regarde le feu s’éteindre et je pense en lanceur de javelot. L’idée, ici, est celle de la culpabilité quasi-biblique de l’homme. La communauté juive de Newark est, au fond, une forme réduite de notre humanité. La solitude de Bucky Cantor face à l’épidémie, c’est celle qu’on ressent face à l’effondrement du monde connu. Le sentiment d’appartenance vacille. « Je » est un double. Et là, on se sent malgré nous embarqué dans une histoire commune, bancale, saccagée, mais authentique. Celle de Bucky Cantor, on le comprend vite, est un peu celle de chacun d’entre nous.
Il reste, alors, l’homme et ses contradictions. Les corps s’arrêtent. On tourne et on attend. Pourquoi attendre ? La pièce est vide de toute façon. Le monde est un gigantesque intérieur vide et on s’y débat comme on peut. La fête reprendra, on oubliera ou on se souviendra. Le dernier qui sort éteint la lumière. C’est sombre, pour l’instant. Après l’épidémie, la fête sera encore plus nihiliste et le monde, lui, encore plus monde.
Beau texte, plein de sensibilité. Merci