Quel est votre sentiment sur la situation actuelle ?

Nous sommes en situation d’apocalypse, au sens où l’apocalypse, étymologiquement, signifie : « qui révèle », « qui dévoile ». Étant donné que la crise du coronavirus nous permet de révéler l’état de nos sociétés, alors j’emploie volontiers l’expression de « situation apocalyptique ».

Sur le virus lui-même, je ne­ suis pas médecin, et il est hors de question que je fasse le malin sur un pareil sujet. Mais il est avéré aujourd’hui qu’il touche, dans l’immense majorité des cas, des gens de plus de 70 ans et des personnes ayant déjà des problèmes de santé. Cela pose donc, immédiatement, la question du recours au confinement généralisé. Il faut confiner, pour les protéger, nos aînés et nos malades. Les autres, ceux qui sont en bonne santé, devraient pouvoir continuer à vivre et à travailler. Pas à vivre et à travailler comme si de rien n’était, bien sûr : en faisant attention, en respectant les consignes de sécurité, en étant prudents. Sinon, l’économie va s’effondrer et nous allons le payer au prix fort. Ce qui a déjà commencé. Nous allons entrer en récession parce que nous sommes entrés en sidération.

Mais il y a des morts chez les plus jeunes et chez les gens en bonne santé…

Nous devons prendre le risque de mourir : cela s’appelle tout simplement vivre. Chaque matin, avant l’épidémie, quand je sortais de chez moi, je prenais le risque de mourir. De mourir écrasé, de mourir d’un accident de voiture, par exemple : et je ne sache pas que, pour cette raison, on ait soudain interdit la voiture et la circulation automobile. Je risquais de mourir agressé, de tomber, de contracter le paludisme en voyageant, la dengue, la grippe…

Comprenez-vous néanmoins la peur que ce virus engendre ? 

Il ne s’agit pas de comparer le Covid-19 à un accident de voiture ou au virus de la grippe. Pour avoir des amis et des connaissances qui ont été contaminés par le Covid-19, je vous confirme qu’il s’est agi en effet, dans leurs cas, de symptômes pulmonaires assez terribles, notamment d’interminables quintes de toux, d’un clouage au lit, de fièvres, de courbatures et parfois d’une perte de goût. L’un d’entre eux a même ressenti d’atroces démangeaisons. Tous – ils sont quatre – m’en ont parlé avec un véritable accablement, soulagés d’en avoir fini avec cette « véritable saloperie ». 

Ce que je veux dire, c’est qu’on a l’impression, aujourd’hui, qu’on a le droit de mourir de tout, y compris de la grippe, sauf du Covid-19. Tous les virus ont le droit de tuer, mais lui, non. Il s’agit donc de rester chez soi, tuant les libertés et l’économie, en attendant qu’il daigne disparaître, se calmer ou être combattu par un vaccin. J’ai l’impression de me trouver dans une pièce de Beckett.

Tuer les libertés ? Ce ne serait pas plutôt une question de civisme ?

Nous vivons depuis un mois dans une dictature prophylactique. Nous sommes privés de notre liberté de nous exposer aux risques. Et parmi ces risques, puisque c’est là la définition même de vivre, il y a celui de mourir. On m’empêche donc d’avoir la liberté de mener une vie d’homme normal, c’est-à-dire de quelqu’un capable de regarder la mort en face. On m’infantilise.

C’est en quoi cette crise est révélatrice : la mort est devenue inadmissible. On réclame un droit à ne jamais mourir. La société fait du transhumanisme comme M. Jourdain faisait de la prose : sans s’en apercevoir. C’est : éternité pour tous. En 1968-69, il y a eu une grippe qui, en France, a fait 30 000 morts et un million dans le reste du monde. Personne n’en parle. Et vous savez pourquoi ?

Non...

Parce que personne n’en parlait à l’époque. Les gens, qui étaient habitués à la mort, étaient tournés vers la vie : ils parlaient des hommes sur la Lune et de la Révolution. Aujourd’hui, les hommes, habitués à la vie, sont tournés vers la mort. Paradoxalement, cette obsession de ne surtout pas mourir a quelque chose de morbide. Car la mort n’est rien d’autre que la possibilité même de la vie, sa condition fondamentale, pour ne pas dire son expression. A l’heure où je vous parle, suis-je en train de vivre, ou de mourir ? La mort et la vie sont indissociables. Avoir peur de mourir, c’est avoir peur de vivre.

La preuve que nous sommes entrés de plain-pied dans une société morbide, c’est ce décompte journalier des morts, chaque soir, par M. Jérôme Salomon. Je n’ai rien personnellement, bien sûr, contre M. Salomon. Mais il faut très vite lui retirer son micro ! Ce décompte est à la fois mortifère, anxiogène, contre-productif et malhonnête. Mortifère, parce qu’on a l’impression que le croque-mort de Lucky Luke vient tous les soirs nous montrer des cercueils. Anxiogène, parce que chacun se projette dans chaque décès annoncé. Contre-productif, parce qu’au lieu d’associer le confinement, déjà pénible, à la sérénité, il le nimbe d’angoisse. Malhonnête, parce qu’il cherche à établir un lien entre toute sortie de chez nous et une mort inéluctable. Il serait plus sobre, plus élégant, moins pornographique de publier le nombre des victimes dans un communiqué écrit, consultable quotidiennement. C’est là, aussi, une question de décence. Mais le but visé, je vous le répète, est de créer un électrochoc. Ce qui, hélas, se traduit en l’occurrence par une psychose générale. Mais ce décompte funéraire est malhonnête pour une autre raison.

Laquelle ?

Oublions le virus quelques instants. Faisons comme s’il n’existait pas. Si M. Salomon, chaque jour que Dieu fait, venait à la télévision égrener la liste des morts dûs à la sclérose en plaques, au cancer de l’œsophage, aux infarctus, aux AVC, au sida ou à la grippe, il créerait sans doute, par cet effet zoom, et avec ces autres pathologies graves, une psychose presque identique. 

Pourquoi « presque » ?

Parce que dans le cas du Covid-19, il n’y a pas de traitement. Et c’est cette part d’inconnu qui nous terrifie au premier chef. Un virus très grave, très létal, très contagieux, concernant tous les âges, avec possibilité de traitement nous effraie mille fois moins qu’un virus peut-être moins grave, mais sans traitement. La preuve en est que, pour la grippe, qu’on peut éviter par une simple piqûre, les gens ne sont pas dans l’obsession de la vaccination. On accepte donc tacitement de mourir d’un virus à vaccin, mais pas d’un virus sans vaccin. L’absence de traitement nous terrifie autant, sinon plus, que le Covid-19. 

Pourquoi, selon vous ?

Parce que soudain, les gens, en France mais aussi dans le monde entier, s’aperçoivent, dans les sociétés prétendument « évoluées », qu’ils ne sont plus pris en charge. Ils ne sont plus totalement sécurisés. Une part d’imprévisible les concerne, les cible, et l’État ne peut plus les protéger. Ils redécouvrent une vulnérabilité individuelle qui créée une panique collective. Voici qu’en cas de symptômes, personne, soudain, ne pourra plus rien pour eux. Ils sont orphelins de l’État. C’est pourquoi fleurissent, en ce moment, les promesses de plainte contre le gouvernement pour « non prévision » de l’épidémie : il faut garder l’illusion de pouvoir se retourner contre ceux qui nous laissent seuls avec le danger. Tout cela est logique : nous sommes dans un monde où la guerre n’est plus censée faire le moindre mort et où, bientôt, on enverra les drones se battre entre eux pendant que nous les regarderons faire. Nous sommes dans un monde où nous appelons « guerre » tout ce qui n’en est pas : lorsque des djihadistes assassinent lâchement des civils, comme ce fut notamment le cas en 2015, on parle de « guerre ». Lorsqu’un virus arrive, on parle de « guerre ». Or, la guerre, ce n’est pas combattre une poignée de lâches qui viennent dans Paris avec des kalachnikovs et tuent des honnêtes gens en terrasse ; la guerre, ce n’est pas essayer de retarder une épidémie en confinant tout le monde.

Qu’avez-vous pensé du discours de Macron, à cet égard ?

Il a eu tort d’employer le mot de « mobilisation générale ». Une mobilisation générale consiste à prendre les armes et à aller au front. Pas à se cadenasser chez soi et à se planquer. La guerre, précisément, c’est considérer que la mort est  inévitable, et qu’on combat pour quelque chose qui se situe par-delà nos vies individuelles. La nation, ou, si vous voulez, la patrie, sont des raisons de se battre : on donne sa vie parce que nous considérons qu’elle est moins importante que la survie de nos valeurs. La notion de guerre s’appuie, même si cela peut-être évidemment contesté, sur une forme de transcendance : « mort pour la patrie ». Dans le cas du Covid-19, c’est l’inverse : chacun est terré chez soi parce que, justement, il considère que rien, pas même son pays, n’est plus important que sa propre vie. Mais l’intervention d’Emmanuel Macron trahit autre chose, de plus grave et de plus symptomatique.

C’est-à-dire ?

En chaussant les bottes de Clemenceau, en reprenant la terminologie du Tigre, il trahit son rapport à l’événement. Tacitement, et peut-être inconsciemment, utiliser des mots, des expressions, des attitudes de 1914 pour décrire une situation de 2020, c’est admettre qu’on ne combat pas la nouveauté par la nouveauté, l’inédit par l’inédit. Pour Macron, d’une certaine manière, l’Histoire est achevée. Elle est derrière nous. Pour lui, un événement grave, une catastrophe, une déflagration est toujours quelque chose qui appartient au passé. Comme si les pires cataclysmes de l’humanité avaient déjà été écoulés une fois pour toutes. C’est un homme, autrement dit, qui ne prévoit que ce qui a déjà eu lieu. C’est pourquoi il ne répond aux désastres du présent qu’avec des outils du passé. Cet homme du 20e siècle gère les crises du 21avec un bagage du 19e.

Selon ce raisonnement, le président de la République aurait donc pu prévoir la pandémie, parce qu’il y a eu d’autres pandémies dans le passé.

Votre remarque est juste. Mais, à cela, il y a une raison. La prévisibilité ne fait plus partie des préoccupations des hommes d’État. L’avenir, pour eux, n’est qu’un avenir électoral. L’avenir, pour eux, ce sont les prochaines élections. Le général de Gaulle avait peut-être la folie des grandeurs, mais quand il pensait à la France, il pensait à son destin, c’est-à-dire à son avenir lointain. C’est terminé. On l’a bien vu, d’ailleurs, avec l’obsession du scrutin au début de l’épidémie. L’avenir n’existe plus. Il a été remplacé par les échéances. Vous avez d’ailleurs remarqué qu’à chaque fois qu’on se projette dans l’avenir, c’est toujours dans la prochaine Présidentielle. Tel est l’horizon qui nous borne. C’est assez désespérant.

Mais il y a deux autres raisons à cette incapacité d’anticiper. D’abord, il y a eu, au niveau mondial, une démission de « l’esprit de prévision » à partir de l’écroulement du bloc communiste. La Guerre froide a consisté à vouloir éviter la « guerre chaude ». Autrement dit, de 1945 à 1990, on n’a fait que prévoir, anticiper, échafauder des scénarios, se préparer au pire. C’était une orgie d’anticipations. L’avenir était la question la plus brûlante qui soit. Et puis, lorsque la possibilité d’une Troisième guerre mondiale s’est effacée, qu’on a cru, avec Francis Fukuyama, que la fin de l’Histoire et les temps messianiques hégéliens était advenus, on a cessé de considérer l’avenir comme un ennemi mortel. On s’est remis à vivre dans le présent. Et l’arrogance qu’avait toujours eu le présent par rapport au passé, il a commencé à l’exprimer par rapport à l’avenir. Seul le présent, désormais, avait raison.

L’autre raison, plus grave, est que les hommes d’État, et Emmanuel Macron compris (ce qui de sa part est plus surprenant car il a été, à sa manière, un intellectuel), ne prennent plus le temps solitaire de la lecture et de la pensée. Sans doute le président de la République prend-il le temps de la réflexion. Mais il ne prend pas celui de la pensée. Il est pris dans un ouragan de communicants, de conseillers et de spécialistes en tout genre qui ne lui laissent pas le temps de se retrouver avec lui-même pour lire les grands penseurs. Cet état de fait est beaucoup plus grave que l’on ne croit : il empêche de prendre le recul nécessaire et, précisément, d’anticiper, de prévoir.

Pour vous, Emmanuel Macron aurait pu et dû prévoir la pandémie actuelle ? 

Je vais vous donner quatre exemples d’ouvrages, en dehors du rapport désormais connu de la CIA intitulé Le Monde en 2030 (où le scénario actuel était décrit dans les détails) qui, chacun à leur manière, ne parlent que de ce qui nous arrive en ce moment. Les gouvernants européens les auraient-ils lus, qu’ils ne seraient pas en train de nous faire vivre en  « confinement » au prétexte qu’ils n’ont pas été capables de faire fabriquer des masques et des respirateurs à l’avance. Personnellement, ces livres, je les avais lus et annotés, comme bien d’autres lecteurs. Nos gouvernants avaient le loisir d’en faire autant.

Quels sont ces ouvrages, donc ?

La vie contaminée, éléments pour une socio-anthropologie des sociétés épidémiques, de Frédérick Lemarchand, paru à l’Harmattan en 2002 ; La Transparence du Mal, essai sur les phénomènes extrême, de Jean Baudrillard, paru chez Galilée en 1990 ; Un monde sans limite, essai pour une clinique psychanalytique du social, de Jean-Pierre Lebrun, paru chez Erès en 2002 et Une fin de siècle épidémique, d’Isabelle Rieusset-Lemarié, paru chez Actes Sud en 1992.

Vous avez écrit que le traitement du virus par les médias et les réseaux sociaux était également de nature viral. Pouvez-vous préciser ?

Les réseaux sociaux, viraux de nature, sont le lieu des fausses informations. Et ne correspondent pas à la réalité. Mais les chaînes d’information ainsi que la presse, en ne parlant que du virus, et en l’évoquant systématiquement par le biais du catastrophisme, ne véhiculent pas non plus la réalité. Le mensonge ne correspond jamais à la réalité. Mais, contrairement à une idée reçue, la vérité peut également ne pas y correspondre.

Comment ça ?

Quand une vérité est martelée toute la journée, quand elle prend tout l’espace mental, informatif, éditorial, intellectuel, journalistique, elle crée une réalité monolithique. Nous avons l’impression d’être en Corée du Nord, où un seul sujet est possible : on y parle toute la journée, 24 h sur 24, dans les journaux et à la télé de « l’impérialisme américain ». Nous sommes dans le délire. Et vous verrez que, d’ici quelques semaines, on verra les journaux titrer : « Sommes-nous allés trop loin ? », « Coronavirus : histoire d’une hystérie collective », « Pourquoi avons-nous eu si peur ? », etc. Les médias créent une peur au carré, une peur de la peur, qui fait partie intégrante de la pandémie. Le traitement de l’information sur le Covid-19 est partie intégrante de sa viralité. Il est  l’un des avatars, l’une des modalités. Une des façons, si vous voulez, qu’a le virus de se manifester, et de se répandre. Le réel, la réalité, ce n’est ni le faux du complot ni le « vrai » de l’info. L’info, par son monolithisme à ce sujet, « déréalise » la situation. Qui n’a pas besoin de ça. La situation exige de la sérénité. Car, en effet, les hôpitaux, par le scandaleux manque d’anticipation que j’évoquais, sont débordés.

Il s’agit tout de même d’être transparent, d’informer… Les gens veulent savoir exactement ce qui se passe. Dans le cas contraire, on hurlerait, disant qu’on nous cache des choses.

Je préconise que les journaux, télévisés, radiophoniques ou écrits, ne consacrent au Covid-19 que la moitié, par exemple, de leur espace. Les gouvernements ont fait le choix inverse : que la situation soit décrite comme un cauchemar absolu, comme la fin du monde, comme une guerre biochimique. Leur peur, comprenez-le bien, n’est pas de même nature que celle des Français. Pour le gouvernement français par exemple, le Covid-19, c’est « Malik Oussekine, Tchernobyl et le sang contaminé sont dans un bateau ». Si l’Élysée et Matignon ont opté pour le confinement généralisé, c’est parce qu’ils ont une peur bleue que, dans le cas d’un confinement réservé aux seuls malades et personnes âgées, un seul cas de décès d’un jeune de 25 ans par le Covid-19 devienne un scandale national. Mais non, on ne supprime pas toutes les voitures parce qu’on a peur d’un seul accident. Le gouvernement a peur que cela se retourne contre lui. Alors, il n’autorise pas. Il interdit. C’est un mauvais choix. Qui essaie de nous faire confondre la dangerosité du virus avec l’impréparation. Le virus est dangereux parce que nous n’étions pas prêts. Point. Une partie de sa nocivité est de « notre » fait. C’est le syndrome de la ligne Maginot : les Allemands étaient puissants parce que nous étions impuissants. Ils étaient dangereux parce que nous avions failli. Ils étaient mortels parce que nous étions défaillants, et qu’il y avait des trous dans notre dispositif. Ce que nous créons, en ce moment, c’est une psychose. La psychose est une construction sociale. 

Je vous le redis : tout fonctionne comme si ce virus n’avait pas le droit de tuer. Tous les virus tuent, mais le Covid-19, lui, n’en a pas le droit. Et nous n’avons en retour aucune liberté de mourir de lui, sous peine de contravention.  Toutes les maladies ont le droit d’être mortelles, mais pas celle-là. Le Covid-19 est un hapax de virus. Un hapax sanitaire. Un hapax viral. Comme si la foudre était autorisée à faire des morts, mais pas la tempête. Si la situation n’était pas si tragique, j’en rirais volontiers. Mais des gens meurent. Et les personnes âgées, je les aime et les vénère : elles sont notre mémoire. La vie des aïeuls n’a pas de prix. Les Asiatiques, confucéens, le savent.

En conclusion ?

Cette dictature prophylactique, m’ôtant la responsabilité d’avoir le choix de mourir en m’assignant à résidence, me traite comme un enfant. On accumule des faits, on les relie entre eux, entre deux crises de paniques sous l’autorité des quelques médecins qui ont pris les commandes. Ce sont les scientifiques qui ont pris le pouvoir. C’est Baden-Baden au temps du Covid.