Semaine après semaine, je me dérobais.
Taraudé par l’ami Dewavrin, ce bon Samaritain des causes lointaines, à la manœuvre au Kurdistan syrien et irakien pour le retour de la vie après Daech, je me dérobais.
Je voulais rendre compte de ce livre formidable qu’il s’était employé à faire naître des ruines d’une ville: un chant de désespoir et d’amour adressé à sa ville dévastée par une jeune femme d’exception, la maire kurde de Raqqa, l’ex-Perle de l’Euphrate arrachée de haute lutte, il y a deux ans et demi, des mains du Califat, au prix de morts et de destructions sans nombre.
A quoi bon, me disais-je, user de mots pour rien ou pas grand’chose ? Qui, en France, pour s’intéresser, à l’heure du coronavirus, au malheur kurde et son éternelle résilience dans ce quadrilatère de Syrie, dont Turcs, Russes, Damas et milices pro-iraniennes se disputent de plus belle les lambeaux saccagés ? Qui, ici, pour découvrir qu’au sortir de l’enfer, une ville violée, tyrannisée de long en large, hier à genoux, est, contre vents et marées, en train de se remettre debout ? Qui, ici, pour vibrer au témoignage bouleversant de Leïla Mustafa, cette Pasionaria au cœur du chaos, artisane en chef de la renaissance de Raqqa et de sa reconstruction matérielle et morale ?
Le coronavirus s’impose dans nos têtes à la façon d’un tsunami, monopolisant nos pensées, nos affects, nos idées, implacable éradicateur jaloux de tout ce qui n’est pas lui, Supernova sans fond, aspirant, comme s’ils n’existaient plus ailleurs, tous les maux, toutes les tragédies au loin, là où l’humanité saigne, là où allaient hier notre sympathie, notre soutien. Non, plus rien ou presque. Qui, dans les années 1930, se souvenait des Arméniens ? Qui, en ce funeste printemps 2020, se souvient encore des Kurdes ?
Depuis un siècle, ce peuple à la nuque raide n’aura cessé, pur paria de l’Histoire, d’être un peuple en trop. Etrangers sur leur propre terre, alloués à la découpe aux oppresseurs voisins, n’ayant d’amis de résistance et de songes que les montagnes du Kurdistan, devenus en 2014, faute que les Occidentaux interviennent au sol, nos très chers «Proxies» et notre bouclier n° 1 contre Daech, remerciés à peine la victoire acquise et leurs milliers de morts comptés, bientôt punis d’avoir opté par referendum pour une indépendance future, les Kurdes, rayés du temps présent par le Covid 19 et le désengagement de leurs alliés d’hier, sont plus seuls aujourd’hui qu’ils ne le furent jamais. Après Donald Trump et le retrait américain du Rojava, l’armée française, invoquant les risques de pandémie, est en passe de retirer ses 200 instructeurs d’Irak. Le phénix de Daech a de beaux jours devant lui.
Revenons à celle qui n’aura connu que la dictature, la guerre et la terreur, avant d’inventer au jour le jour dans les rues déchiquetées de Raqqa la paix en paroles et en actes avec une détermination d’acier, parce qu’«aucun feu ne peut détruire l’éternité», ainsi que le consigne Marine de Tilly, grand reporter au Point, qui a co-écrit La femme, la vie, la liberté avec Leïla Mustapha. En ces temps de mise à mal de la solidarité avec les damnés de la guerre et de la terre, le contre-feu est là, dans cette geste salvatrice d’une idéaliste concrète de 32 jeunes ans, face aux ravages laissés par la barbarie. Il est dans ce vademecum au féminin sur l’avenir de la civilisation urbaine en ces temps d’urbicides à répétition, d’Alep à Mossoul, de Kobané à Palmyre.
Rien, pour autant, n’est joué, pour cette ingénieure en génie civil surdiplomée, co-présidente du Conseil civil de la ville, seule à siéger, en talons compensés et leggings, à la tête de trente, quarante hommes, dont beaucoup arborent djellabas et keffiehs. Tout le pari de Raqqa, troisième ville de Syrie, très majoritairement arabe, où il faut compter avec les chefs de tribus et les clans traditionnels, et dont le retour dans le giron syrien est d’autant plus convoité par le boucher de Damas qu’elle fut, à son grand dépit, libérée par les FDS à dominante kurde du Rojava voisin, tout cela repose sur le doigté de cette native de la ville et pieuse musulmane, tout juste trentenaire, outre que femme, et se revendiquant fièrement comme kurde, non moins que viscéralement laïque. Et sans autre poids politique au départ que celui conféré par des libérateurs étrangers à la ville. L’équation était rien moins qu’évidente.
Outre que Raqqa, où furent exécutés en place publique des milliers de martyrs, où tous les habitants – femmes, minorités ethniques et religieuses en tête – se virent accablés d’interdits maniaques qui se voulaient autant d’insultes à l’existence, avant, pour finir, de servir de boucliers humains à Daech aux abois, outre que Raqqa, donc, sortait de l’enfer détruite à 80%. Tout était à refaire, à rebâtir. Un parfait Ground zéro. A commencer par des millions de tonnes de gravats suite aux bombardements alliés, par tous les réseaux, électriques, d’adduction d’eau, égouts, les hôpitaux, les universités, les écoles par terre, hors d’usage ou souillés de sang. Sans oublier les rues défoncées, les ponts sur l’Euphrate écroulés et les milliers d’immeubles, appartements, commerces, boutiques, entrepôts, explosés ou minés. Avec, last but not least, les réfugiés de Raqqa qui avaient fui les combats, parqués en plein hiver par dizaines de milliers dans des camps de fortune, trois mois à attendre, exsangues, épuisés, de rentrer chez eux dans une ville à peine débarrassée de ses pires décombres et des explosifs cachés partout, ultime cadeau (en forme de cauchemar récurrent) de Daech en déroute à son ex-capitale. La tâche était colossale, le défi surhumain. De surcroît, tout ce monceau de problèmes était à identifier, prioriser, planifier, discuter et décider collégialement entre une femme et quarante membres du sexe opposé, regroupés dans une alliance arabo-kurde de fraîche date, inventant un communalisme démocratique parfaitement inédit en cette nécropole, reine des douleurs, qu’était devenue Raqqa, que la modernité, auparavant, n’avait fait qu’effleurer sous la forme dictatoriale des Assad père et fils.
Le miracle est que cela a fonctionné et que Raqqa, peu ou prou, est debout, loin devant Mossoul, faute là-bas d’un édile d’envergure, incorruptible, affranchi de la tutelle de Bagdad et animé par un idéal au-dessus des factions. Tout cela sous l’impulsion d’une maîtresse femme au cœur grand et d’esprit progressiste, qui n’avait jamais quitté sa famille jusqu’à sa fuite au péril de sa vie, en janvier 2014, au Rojava kurde. Elle n’y a pas reçu d’onction militante et moins encore militaire. Elle n’a pas rejoint les brigades féminines combattantes du YPJ ni participé à la libération de Raqqa. Elle n’est pas davantage affiliée à aucun parti kurde. Rien, à part l’influence d’un mentor qui finira assassiné et sa propre expérience de conciliatrice entre les communautés à Tall Abyad, ville à majorité arabe libérée par les Kurdes, ne destinait la néophyte à relever, en pleine guerre, une ville entière, à redonner espoir en un avenir humain doté de droits à une population recrue de malheurs sept ans durant et sous la botte depuis la nuit des temps.
Leïla Mustafa est un cas d’espèce. Les guerres, des circonstances extrêmes, un évènement déclencheur, une rencontre irradiante, font que des individus voués à un destin commun sortent de l’ombre et de l’inconnu, puisent dans les profondeurs d’eux-mêmes un élan irrépressible, et se révèlent bientôt de hauts caractères. Là des aventuriers à la conquête du monde ; ici des meneurs d’hommes ; là encore des défricheurs de continents nouveaux ; ici des amis du genre humain, qui n’en démordront plus. Du haut de ses trente-deux printemps, la maire de Raqqa serait-elle de cette fratrie-là ? A en juger par son courage personnel (les sicaires qui ont tué son mentor courent toujours), son volontarisme tous azimuts, sa passion de bâtisseuse et son art de la concorde sociale, la réponse de ses administrés comme des humanitaires et des personnalités politiques de tous bords qui se sont rendus à Raqqa, est unanime.
Si l’expérience de Raqqa dans l’apprentissage au quotidien des libertés et le rapprochement dans l’action collective des communautés kurde, arabe, chrétienne et autres, se poursuit sans temps morts ni accrocs, si le compromis forcé des Kurdes du Rojava avec Damas, suite à l’agression turque sur la frontière nord, ne fait pas du retour de Raqqa sous la férule d’Assad le prix à payer pour l’autonomie du Rojava, alors Leïla Mustafa aura réussi son formidable pari. Cela fait bien des si. Mais si les si, par bonheur, l’emportent, Raqqa fera figure d’avenir, de laboratoire post-traumatique pionnier, de manuel pratique de conciliation entre communautés, de bon vaccin démocratique et d’urbanité citoyenne après l’orage totalitaire.
Là-bas, sur les bords de l’Euphrate où les promenades ont repris, demain la douceur de (re)vivre ? Peut-être.
Mais attention, nous met en garde un proverbe kurde : « Les loups ne dorment jamais.
La globalisation du virus respiratoire touche toute l’humanité ; ses vices et sévices en rafleront-ils les vertueux effets d’un Rétromessie à même de provoquer l’amour-propre d’un Rédempteur antiviral ?
Que fait l’AIEA en cette époque où l’Idiot, plus utile que jamais, se pare des attributs de la réconciliation internationale pour mieux étouffer les remous du Néant, qui n’est autre que l’Être qu’il projette de réduire au néant ?
Les fascistes sauront toujours tirer parti des trous noirs de l’Histoire, soit qu’ils les engendrent, soit qu’ils nous convainquent de nous y engouffrer avant qu’ils n’aient eu le temps de nous planter leurs crocs dans la nuque.
Il serait accablant, pour les petits protégés d’un Superman sans slip, que, soucieux de ne point réveiller la Bête immonde, nous nous réveillions quelques secondes trop tard en nous apercevant qu’elle nous avait anesthésiés.