«Aujourd’hui, il s’agit de voir que nous sommes à la fin d’un certain temps et, espérons-le, au commencement de temps nouveaux.» Ce sont les derniers mots d’«Introduction à la pensée complexe» par Edgar Morin en 1990. Trente ans plus tard, rien n’a changé. Le défi reste le même : aborder les réalités et «les temps nouveaux» de la société et de l’individu dans leur «complexité», terme forgé par le sociologue-philosophe dans son œuvre phare, «La méthode», six volumes publiés entre 1977 et 2006. Opposé à une lecture cloisonnée du monde, Edgar Morin, bientôt 99 ans, donne sens au mot latin «complexus», qui signifie «ce qui est tissé ensemble». Enchevêtrement et entrelacement des problèmes, seule manière de les aborder de front. «Faut-il s’étonner de la situation humaine de la planète ? Refuser les lucidités de la complexité, c’est s’exposer à la cécité face à la réalité » dit-il aujourd’hui dans «Pour changer de civilisation».

Edgar Morin entend répondre aux angoisses du présent et au dépérissement du peuple républicain. Son livre d’échange avec Denis Lafay invite à «embrasser plutôt qu’élaguer, mettre en perspective plutôt que compartimenter». L’idée du philosophe est simple mais efficace : en économie, politique ou société, il faut une démarche anti-binaire, soucieuse d’unir les contraires. Combiner croissance et décroissance, mondialiser et démondialiser, amour du drapeau et amour du prochain, intégrer et préserver, etc. Sensible à l’économie locale autant que globale, Morin encourage la société civile à agir, et à suivre la pensée agroécologique de Pierre Rabhi. Les chantiers de la biodiversité sont les nouveaux défis auxquels doit répondre la pensée complexe. «Une nouvelle conscience de consommateur a surgi, elle combat en faveur des circuits courts et directs, de la production de proximité», conclut alors Morin.

On retrouve sa démarche dans «La Fraternité, pourquoi ?». Pour lui, la société cherche l’équilibre entre solidarité et conflictualité. Elle doit établir une relation à la fois complémentaire et antagoniste entre personnes. Et si l’individualisme a plusieurs aspects positifs, autonomie, émancipation, responsabilité ou créativité, on ne peut pas réduire l’humain à la seule dimension calculatoire ou techno-économique. L’impératif de rentabilité laisse place au sentiment de fraternité, et évite alors la standardisation utilitaire de nos vies. C’est la définition «complexe» de la fraternité, ni obligation juridique ni injonction étatique. Mais une association avec un patriotisme positif et sincère. Pour l’illustrer dans ce livre, Edgar Morin cite la victoire de l’équipe de France de football à la finale du Mondial de 2018. «J’étais présent sur le quai Voltaire où défilaient passants et voitures», rappelle-t-il, et «il n’y avait ni mépris ni offense pour l’adversaire (et non ennemi) vaincu, la Croatie.»

Dans sa vie personnelle, Edgar Morin a aussi vécu des épisodes de fraternité, qui ont marqué son existence. Il les raconte dans un très beau livre de Mémoires, une grande autobiographie intitulée «Les souvenirs viennent à ma rencontre». Pendant la Seconde guerre mondiale, le penseur participe à plusieurs cercles de résistance : d’abord avec ses amis-frères Francis Rolland et Victor Henri au sein des FUJP à la maison des étudiants de Lyon ; puis dans les groupes Libération, Franc-Tireur et Combat ; ensuite au sein du Mouvement de résistance des prisonniers de guerre et déportés. Dans les années d’après-guerre, Edgar Morin vit une nouvelle expérience, celle d’une fraternité exaltante et intense dans la communauté intellectuelle qu’il forme avec les écrivains Robert Antelme, Dionys Mascolo et Marguerite Duras, «une fraternité d’amitié-amour toujours ouverte, la plus belle de ma vie». Cette existence lui a donné force et solidité. «Je suis devenu tout ce que j’ai rencontré», précise une belle formule d’Edgar Morin. Malgré la mort des siens, «présence en moi de la mort de ma mère, mort d’amis résistants, morts de parents déportés», Edgar Morin garde foi en l’humain.

C’est dans ce sens qu’il milite pour une réinvention des liens complexes entre artisanat traditionnel et électronique hyper-robotique. Edgar Morin défend la qualité des espaces associatifs français de fabrication : Artilect à Toulouse, AV.LAB à Strasbourg, Fabriques du Ponant à Brest, Electrolab à Nantes et FacLab à Gennevilliers. Seule une économie capable d’associer le mondial et le national renforcera notre société, conclut avec optimisme Edgar Morin. L’un de ses trois nouveaux livres se termine par ses mots : «L’unité humaine est le trésor de la diversité humaine, la diversité humaine est le trésor de l’unité humaine.»


Edgar Morin, Les souvenirs viennent à ma rencontre, éd. Fayard, 770 pages, 26 €.

Edgar Morin, Pour changer de civilisation. Dialogue avec Denis Lafay, éd. de l’aube, 110 pages, 9,90 €.

Edgar Morin, La Fraternité, pourquoi ? éd. Actes Sud, 62 pages, 8 €.

Un commentaire

  1. Nous n’avons plus à démontrer que les gardiens du temple des Droits de l’homme sont de toute origine ethnique, sociale ou confessionnelle.
    Même chose pour ses profanateurs.
    Le mythe zélé du converti qui pourrait se réinsérer dans les coupe-gorges après qu’il eut purgé une courte peine de prison à son retour d’un Jihâd sans retour, ne fait que confirmer et ceci et cela.
    L’existence d’une nation laïque, diverse dans sa composition, unie par son projet de civilisation, unique en son genre dès lors qu’elle se fond au sein d’une supracivilisation étant à même de transcender ses cheminements historiques spécifiques pour les faire converger au carrefour d’un intérêt général indépassable, invoquant une union sacrée postnationale.
    La lutte contre l’islamofascisme est une guerre civile transnationale : la guerre d’une transcivilisation faisant de tous les défenseurs des libertés fondamentales les citoyens d’une nation métaphysique, d’autant plus indestructible que l’abstraite suite de nombres qui en unit les membres très concrets échappe à toute emprise.
    En cela, la Première Guerre civile mondiale contre une Révolution islamique non moins sans-frontiériste, contourne ce bon vieux souverainisme internationaliste dont le bandeau judiciariste a fait de lui le protecteur incidemment duplice des régimes les plus inhumains de la planète, et ce, dans l’objectif paradoxal de neutraliser la perpétuelle menace que ces derniers ne parvenaient à s’empêcher d’exercer sur l’Acommunauté.
    Il était prévisible que le millénarisme islamiste nous attirerait à l’intérieur de toutes les nasses disséminées sous la surface de l’ultime guerre civile.
    Cette guerre est la nôtre.
    C’est donc une infraguerre des civilisations contre l’ogre prénoachide.
    Qui ne nous lâchera pas avant que nous n’ayons débusqué notre plus grand dénominateur commun.
    Ça se jouera au Ça.
    Entre un millénaire éclairé et un naufrage programmé.
    Reproduisant le genre de sursaut de conscience qui force un peuple stratifié au dépassement du clivage Weiße Rose/Rote Kapelle.
    Ce n’est pas une guerre de Religion au sens où deux terres de foi et de sang plus ou moins homogènes marcheraient l’une sur l’autre, chacune projetant une victoire écrasante de son Petit Protégé.
    Ce n’est pas un choc huntingtonien car elle ne vise en rien à prouver la nature incompatible des civilisations mais, au contraire, à écarter d’elles cette idée par la dissolution des milices qui la diffusent, lequel autosabordage procédera de la démystification des idéologies qui les aimantent, en d’autres termes, d’un réflexe déconditionné.