Les jurés du prix Médicis viennent de couronner l’autrice islandaise Auður Ava Ólafsdóttir pour son roman Miss Islande. La littérature contemporaine islandaise est, pour le lecteur français, à la fois très exotique et très proche. Cette île est un pays artistique et littéraire. Et parmi les écrivains de ces terres insulaires, Ólafsdóttir fait figure… de proue. Dans Miss Islande, elle se penche sur la condition féminine des années 60 comme aurait pu le faire Godard à sa belle époque : des saynètes, des mises en situation rapides et concrètes, dont la brièveté est contrebalancée par une profondeur d’émotion et de réflexion à couper le souffle. L’art d’Ólafsdóttir s’exprime dans les interstices, sur le mode musical mineur – celui de la mélancolie.
L’héroïne du roman se prénomme Hekla – c’est le nom d’un volcan. Elle a vingt et un ans, débarque à la capitale avec armes et bagages – c’est-à-dire sa machine à écrire et sa détermination à devenir écrivain. D’ailleurs, dans sa valise, il y a déjà quelques manuscrits achevés. Elle se veut femme libre, et sa volonté s’affermit lorsqu’elle retrouve son amie d’enfance, Ísey, devenue mère de famille, une jeune femme presque vidée de toutes ses aspirations de jeunesse, et vouée à la résignation. Tout au long du roman, le parallèle est maintenu entre les deux amies : Hekla, qui veut écrire et se faire publier, et Ísey, qui consigne sa vie un peu vide dans des carnets qu’elle cache à son mari. «Une fois que j’ai écrit dans mon journal, je me sens aussi bien que si j’avais plié tout le linge et fait tout le ménage» dit-elle. Cette réplique illustre parfaitement l’art d’Ólafsdóttir : on y entend la résignation de la femme au foyer, et l’on y comprend la volonté de Hekla, qui pour rien au monde ne voudrait de cette vie-là.
Hekla ne semble avoir du volcan que le nom. Elle n’explose pas, pas vraiment. Le lecteur subodore cependant quelle lave rougeoie en elle. Le roman, découpé en chapitres très courts enchaînés les uns aux autres, donne l’illusion d’un flux tranquille, mais sous la tranquillité apparente, des douleurs et des affronts percent. Par exemple, un jeune homosexuel est contraint de travailler sur des bateaux de pêche, où la vie pour lui est encore plus dure que pour tous les marins, alors qu’il n’aspire qu’à créer des costumes pour le théâtre. Autre exemple : on offre à Hekla, à celle qui veut devenir écrivain, qui est déjà un écrivain en puissance, qui lit l’Ulysse de Joyce dans le texte original, un livre de… recettes de cuisine. Les années 60 sont rudes pour les femmes islandaises, comme ailleurs. Quand Hekla arrive à Reykjavík, la seule voie d’émancipation qui lui est suggérée est celle qui passe par les concours de reines de beauté.
La revendication féministe de Miss Islande est d’autant plus efficace qu’elle s’amorce en sourdine, pour prendre ensuite de l’ampleur. La condition des jeunes femmes y apparaît comme une malédiction tournant autour des grossesses et de la tenue du foyer :
«[Ísey] va à la fenêtre. Son ventre s’est arrondi.
– Tu te souviens de cette femme dont je t’ai parlé, la locataire de l’appartement d’en face ?
– Oui.
– Elle s’est noyée dans la mer ce week-end. C’est le poissonnier qui me l’a dit. J’aurais dû comprendre que ça ne tournait pas rond. Cinq mois après son emménagement, elle n’avait toujours pas mis de rideaux aux fenêtres. […] Elle ne cuisinait plus et passait ses journées à pleurer depuis la naissance de son quatrième enfant. Elle avait seulement vingt-trois ans et l’aîné en a sept.»
Les héroïnes d’Ólafsdóttir sont toujours sur le fil. On se souvient de María, dans L’Exception, que son époux quittait pour un homme, et qui flottait dans sa réalité. On n’a pas oublié l’héroïne de L’Embellie, quittée le même jour par son mari et par son amant, et qui s’en allait faire le tour de l’Islande avec un étrange enfant de quatre ans. Toute l’œuvre d’Ólafsdóttir est bâtie sur la condition de femmes rompues et décidées, abandonnées et fortes, sensibles et lucides. Il n’y a pas de «mais» dans leurs attitudes. Dans Miss Islande, en contrepoint apparaissent d’autres femmes, qui ne sont pas les personnages principaux, empêtrées dans le carcan du quotidien, et qui n’osent, ou ne peuvent en sortir. Chez les héroïnes, il y a une sorte d’obstination et d’évidence ontologiques qui a à voir avec la perception et l’intuition de l’étrangeté d’être au monde dans un monde bancal.
Ecrire ce roman-là au tournant des années 10 et 20 du XXIème siècle fait entendre quelques résonances. La situation montrée est historique, les avancées de la condition féminine peuvent être remises en question, et le sont souvent. Les femmes d’hier – les mères ou grands-mères des jeunes filles d’aujourd’hui – ont ouvert des voies qui toujours sont en passe d’êtres refermées. Ces voies-là, Auður Ava Ólafsdóttir les emprunte et les cadastre avec sa voix propre, celle de l’écrivaine qu’elle est devenue, écrivaine sensible, attentive et concernée. Elle ne choisit pas comme d’autres écrivaines contemporaines. Elle fait entendre une voix résolument féminine, affirmée, sur le mode poétique.
Miss Islande s’inscrit parfaitement dans l’œuvre d’Ólafsdóttir. Son héroïne Hekla est un jalon supplémentaire d’observation tendre et de réflexion solide sur la place du féminin dans la littérature et dans la société. Un prix Médicis amplement mérité.
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NB : La voix d’Auður Ava Ólafsdóttir ne nous dirait rien sans le truchement de ses traducteurs. Après Catherine Eyjólfsson, c’est au tour d’Eric Boury de nous rendre en français la cadence et la vision si particulières de l’autrice islandaise. La traduction est, hier comme aujourd’hui, par l’une comme par l’autre, impeccable.
Auður Ava Ólafsdóttir, Miss Islande, traduit de l’islandais par Eric Boury, éd. Zulma, septembre2019, 288 pages.