Al-Baghdadi est donc mort, dimanche dernier, neutralisé par les forces spéciales américaines. Cet événement qui suit de près, de façon éminemment paradoxale, la décision de retrait des troupes américaines du nord de la Syrie, est l’occasion, proposée par Arte, de revoir samedi prochain «La Bataille de Mossoul», le film tourné au plus près des combats par Bernard-Henri Lévy en 2016. Car c’est depuis Mossoul qu’Al Baghdadi, un funeste jour de 2014, proclama l’avènement de l’Etat islamique, ce califat, qui à son apogée, occupait un territoire grand comme la Grande-Bretagne, et figurait un cauchemar totalitaire de sang et de terreur. Et c’est grâce aux Kurdes, selon la presse américaine, que les Etats-Unis auraient localisé le calife : ainsi, aucun meilleur spectacle que celui de ce documentaire qui suit de près les Kurdes à l’assaut de la grande ville du nord de l’Irak.

Et c’est peu dire que là encore le film est presque prémonitoire. Car dans cette bataille de Mossoul, ce qui frappe, c’est bien sûr la vaillance des Kurdes ; mais aussi leur appréhension mélancolique de leur solitude, car, quelques mois plus tard, le référendum sur l’indépendance du Kurdistan irakien sera foulé aux pieds par Trump, le gouvernement de Bagdad et le régime iranien ; et puis, déjà, les germes d’une victoire stratégique et militaire des pires ennemis de l’Amérique, derrière l’exploit héroïque et coûteux en larmes, en sueur et en sang, des Kurdes. On aperçoit dans le film l’envers du décor d’un Irak pris en main par les milices chiites de la sinistre Division d’Or.

Film haletant aux faux airs de «Semaine Sainte» aragonienne, c’est aussi, avant tout, une fenêtre ouverte sur le continent islamiste, cette uchronie faite «Etat». C’est cette guerre des snipers de Daech, courageusement délogés un à un des terrasses, et qui, dans une disproportion sans égal, tiennent à un contre cent les avancées de l’armée irakienne. Et poursuivis comme des djinns d’un mauvais conte oriental, les tireurs de l’ombre gambadent de patios en tunnels, de cachettes en contreforts ouvragés, jusqu’à ce que, au bout de trois jours ou une semaine, après des dizaines de morts, ils se retrouvent rattrapés, et aussitôt ressuscités, régénérés et raffermis chez un de leurs complices, un peu plus loin vers le Tigre. Ce sont, encore, ces femmes, rescapées par miracle, s’avançant dans une désolation lumineuse, et à nouveau prises pour cible par les hommes de Daech. Tant de visages et tant d’images. Zara Ghoulami, une combattante Peshmerga, blessée et hissée à dos d’hommes pour fuir le front, et qui s’écrie, de plus en plus faible «Je ne sens plus mon coeur…». Tant de douleurs et de rancoeurs, dans ces aubes ocre, et ces crépuscules comme un âtre rougeoyant. L’inverse d’une bataille – avec un début, un milieu et une fin – mais plutôt une ronde infinie dans un cercle de l’enfer, une bataille rebiffée, raturée et contredite à chacun de ses mouvements. Des images inédites et violentes, qui font alternativement passer de l’effroi à la sidération. Cette cathédrale des faubourgs chrétiens de Mossoul, dont les idoles, jonchées et éparses, ces bustes écarquillés et à jamais morts, figurent un Chirico sableux et morbide. Cette petite fille innocente, tenant solidement un chat roux prélassé, et qui semble soudain être la plus lucide et la plus déterminée de tous les personnages. Ce vieil homme des banlieues de Daech qui, en plein cataclysme, a scrupuleusement veillé au vert de son gazon et au rose de ses trémières, soit qu’il fut peu innocemment protégé, soit qu’il ait été un spectateur inconscient du désastre. Cette foule malheureuse, prête à se jeter sous les roues d’un camion pour un quignon de pain tombé des mains des bataillons pro-gouvernementaux. Tout cela est neuf, frappant de manière indescriptible, et laisse un goût de cendres, sans la lumière des lys. Et tout cela, pour être capté, exige une robuste dose de courage, ou d’inconscience, tant les preneurs de vue sont sans cesse à portée de tir, sous la lunette des snipers, dans des blindés avançant sur des routes où tout conspire au traquenard, d’autres fois lancés dans une cavalcade, caméra à l’épaule, sur les talus de l’Etat Islamique.

Les dernières images du film montrent, au loin, la mosquée de Mossoul, comme point de fuite et objectif des troupes kurdes. Depuis le tournage du film, Mossoul a été reconquise ; elle sera reconstruite, coalition internationale et Unesco aidant. Depuis le tournage du film, également, Baghdadi a été neutralisé : la boucle est donc bouclée. Mais, entre temps, les Kurdes auront été trahis deux fois : déloyauté politique et lâcheté militaire en Irak, où malgré leurs sacrifices, ils sont encore privés d’Etat ; et cynisme, veulerie, en Syrie, où ils ont été lâchés aux bataillons d’Erdogan. Puisque c’est à Mossoul que tout a commencé, c’est là qu’il faut revenir, samedi prochain, sur Arte.


Deux documentaires de Bernard-Henri Lévy sur le combat des Kurdes contre Daech seront re-diffusés sur Arte. La bataille de Moussol est à voir le samedi 2 novembre à 17h40, puis sur le site d’Arte jusqu’au 14 janvier 2020. Peshmerga est déjà disponible sur Arte+7 et ce jusqu’au 07 décembre 2019.

Voir Peshmerga (2015)

Voir La bataille de Mossoul (2017)