Je lis dans les «bonnes feuilles» du Monde quelques extraits de François Sureau qui dénonce, avec raison, la régression de la liberté dans ce que nous avons coutume d’appeler «nos sociétés contemporaines» ; je m’essaye à dire, pour ma part, dans un ouvrage mien, que nous sommes entrés dans l’âge de «Nous-tous», de sorte que plus aucune substance qu’un nous (sûrement pas radieux) n’est aux commandes de ce que nous appelions jadis «moi», et qui était sans conteste une grenouille boursouflée. C’est ainsi, regardons, et tâchons de ne pas nous repaître ; mais autre chose me vient, à côté de cela. Un mot – un sésame, un fin mot de notre temps ; un mantra, utilisé par la totalité des êtres socialisés de notre présent. Mais aussi une sentence, je veux dire une sentence de mort, pour l’âge de son abolition (à entendre dans tous les sens). Ce mot, c’est la satisfaction.

Pratiquons la litanie chère à feue l’église romaine (nous ne dirons pas qu’elle s’interdit de ressusciter en Young pope), consacrée par exemple par son credo : qu’ont en commun l’artiste chinois auto-désigné «Cadavre» qui mange un foetus «parce qu’il réinvente les règles du jeu», l’artiste horizontal qui invite le spectateur dans sa pensée, l’artiste financier qui recueille les millions de dollars de son marchand, le marchand qui produit les millions de dollars de son artiste, le journaliste de France Culture qui invite l’un ou l’autre, indifféremment, et déploie son art de l’interrogation avec une parfaite indifférence à ce qui passe devant lui (puisqu’il saura toujours flatter en autant de visages divers qu’offre le même qui se répète de se différencier), l’écrivain nu qui bredouille (et pratique en secret la même indifférence implacable que le journaliste de France Culture), le patron gâteux de grand prix littéraire, le grand historien officiel qui ne sait débiter en tranches que des secondes mains, l’écrivain baroque qui festoie (bredouillant son festoiement, bredouillant sa pornographie, se bredouillant-virtuose, en somme), le critique littéraire grand public (imitateur piteux, car peu dollarisé, du marchand susmentionné), le patron de presse-écrivain, le critique littéraire ronchon (imitateur de Léon Bloy pour s’en griser), le patron de café bobo à pose, sa serveuse à pose radicalisée, la créatrice de la rue de Charonne – au point qu’on pourrait en conclure qu’on voit là paraître, justement, l’unum Deum du Credo susmentionné ?

La satisfaction – mais nullement la satisfaction éprouvée, la satisfaction vécue, la satisfaction qui remplit de joie celui qui parvient à vaincre ce qui lui résistait – ; une satisfaction forcée, contrainte, obligatoire ; une satisfaction exigée par toute réunion mondaine, par tout échange marchand, par toute production économique, intellectuelle, artistique ; par tout pouvoir, par tout langage. Une satisfaction implacable, sadique, monstrueuse – celle qu’on voit, par exemple, à Saint-Germain-des-Prés. Mais qu’on observe tout aussi bien au Palais de l’Elysée qu’au front des maires végétalisés, des cinéastes libidonisés et des mondains lobotomisés.

Cette satisfaction est Dieu, parce qu’elle le remplace. Aussi génère-t-elle les mêmes bigoteries, les mêmes rituels, le même coassement de bénitier. L’unique vacarme autorisé par votre monde coercitif, Monsieur Sureau, est celui des satisfaits auquel nul n’est censé se rendre étranger. Qui osera se dire raté ? Seulement, sans doute, la victime d’une satisfaction excessive, qui empêchait par trop d’autres satisfaits de se satisfaire ; comme lui-même n’était qu’un satisfait, il ne peut se réjouir que d’avoir raté son ratage.

L’artiste tourmenté d’hier, le communiste tragique, le réactionnaire ou le progressiste égarés tenaient encore de Dieu (non qu’ils lui ressemblassent, mais ils en subissaient, le voulant ou non, la présence) ; – l’homme, cet indéfinissable, ne se définissait que de son insatisfaction : quelqu’Un l’attendait, devant, au-dessus, ailleurs, et lui disait qu’il n’y était pas. Illusion, bien sûr, comme Nietzsche le sensible l’enregistrait. Toute sensibilité est désormais bannie. Pas d’apitoiement. Pas de sentiments, s’il vous plaît. Regardez fixement, monsieur l’écrivain, monsieur le président, l’objectif du photographe professionnel, avec un regard d’écrivain professionnel, de président professionnel, de satisfait professionnel.

Une satisfaction serve – ou, pour reprendre le fin mot (mais cette fois comme on dit fin’amor) de Nietzsche, justement : la révolte des esclaves dans la satisfaction.

C’est cela, le fin mot de «l’athéisme vulgaire» – l’athéisme de «nous tous».

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