Il s’appelait Konrád, avec un K, mais on pourrait dire de sa vie qu’elle fut au cœur des ténèbres : György Konrád, grand romancier hongrois et figure de l’Europe intellectuelle, est mort hier. Au cœur des ténèbres : né en 1933, ses parents furent déportés, mais revinrent, et le jeune homme grandit dans une Hongrie asservie que tentait de réveiller un Premier ministre idéaliste, Imre Nagy. Lorsque les chars russes matèrent le «printemps de Budapest», Konrád était du côté des étudiants. S’ensuit une vie de dissident – il choisit de rester en Hongrie quand sa famille s’exile – où il publie en contrebande, devient fonctionnaire des services sociaux, touche à la sociologie, et ne perd jamais la moindre lucidité quant au «socialisme du goulash», censément plus humain. Par ses écrits, par sa façon sarcastique et décillée de voir le monde, par l’intransigeance de ses principes libéraux, il devint l’un des visages de la dissidence de cet «Occident kidnappé» dont parlait Milan Kundera, avec (entre autres) Ivan Klíma, Joseph Skvorecky, Czeslaw Milosz, Danilo Kiš, Vaclav Havel… Il deviendra l’un des fondateurs de l’Alliance des démocrates libres à la chute du régime en 1989 – et, accablé d’honneurs, devenu un romancier internationalement célébré sur le tard, couvert de louanges, les dernières années de sa vie prirent le tour d’un combat, différent, ou peut-être semblable, contre un ennemi, qui lui rendait coup pour coup : le Premier ministre Viktor Orbán (il faut lire à ce sujet le très beau texte paru dans La Règle du jeu en 2013 où Konrád développe son concept des «petits nationalismes», qui couvent dans l’aigreur et le ressentiment, et ses diatribes contre une Europe qui surveille les déficits, mais pas les petits satrapes).
«Au milieu du chemin de notre vie, ayant quitté le chemin droit, je me trouvai dans une forêt obscure. Ah ! qu’il serait dur de dire combien cette forêt était sauvage, épaisse et âpre, la pensée seule en renouvelle la peur, elle était si amère, que guère plus ne l’est la mort ; mais pour parler du bien que j’y trouvai, je dirai les autres choses qui m’y apparurent» – comme Dante, Konrád traversa les cercles de l’enfer ou de la déréliction du siècle : du nazisme à l’illibéralisme, en passant par la dictature soviétique. Bien sûr, on peut le comparer à Imre Kertész, son compatriote, et «chercheur de traces» dans un long kaddish infini – mais le propre, et le prix, de l’oeuvre de Konrád, c’est son caractère proprement européen, en ce qu’il est total, sophistiqué, ludique, désespéré, kafkaïen et Nouveau Roman, urbanisme et monologues joyciens mêlés, ironie constante et tremblement des êtres. Tous les livres de Konrád avaient un soubassement explicitement ou implicitement auto-biographique : il faisait de l’art avec des souvenirs, comme l’Europe intrique des passés insolubles pour pacifier le présent.
«La lutte contre le pouvoir», écrit Kundera dans Le Livre du Rire et de l’oubli, est «la lutte de la mémoire contre l’oubli» – et Konrád personnifiait cela comme nul autre. Contre le «kitsch» du révisionnisme historique d’Orbán, qui, comme tous les populistes, ré-écrivent l’histoire, la tâche sociale du romancier est celle-là, et Konrád ne se privait jamais de comparer, par exemple, Orbán à l’amiral Horthy, son lointain prédécesseur, tous deux gouvernant par l’amertume d’un peuple «trahi» par l’Europe. Tout comme la tâche, proustienne, du romancier est un labeur sysiphien de la «mémoire» contre l’«oubli», un écrivain se doit de rappeler ce qui est passé, pour que l’irrémédiable ne se reproduise pas.
Konrád était un libéral, défenseur de l’Europe, amateur de cette sophistication des rues et des fontaines, et de son rêve démocratique. Il avait appelé l’un de ses derniers livres : «étranger dans son propre pays» – c’est, de manière négative, sa vie de perpétuel dissident. C’est aussi, cette façon d’être un romancier, ou poète selon Rilke, ou Pessoa : intranquille dans sa propre ville. C’est enfin, ce que pourrait être un Européen, selon Konrád, lui qui inlassablement, premier président de l’Académie des arts de Berlin, se savait du pays de Dostoïevski ou Sterne, de Cervantès, Philip Roth ou Faulkner ou Fuentes, d’avantage que celui de Orbán ou de Kadar.