Après son élection en juillet, Ursula von der Leyen a dévoilé avant-hier le casting, ainsi que la répartition des postes, de la nouvelle Commission européenne. Le processus de composition de la Commission européenne, l’«exécutif» de l’UE est censément démocratique mais assez imperméable aux citoyens européens. Il tente de conjuguer les deux formes de légitimité dont les institutions européennes tirent leur force : d’une part le vote des peuples, et son émanation, le Parlement européen (qui a voté pour ou contre von der Leyen, et qui s’apprête à voter, un à un, sur le nom et le portefeuille des nouveaux commissaires) et d’autre part les Etats, qui ont choisi la nouvelle Présidente, et lui ont suggéré les noms retenus. Bref, composer une nouvelle commission n’a que peu à voir avec la formation d’un gouvernement français – ou alors, la méthode ressemble, un peu, à ce qu’était la pratique de la IVe République. On peut retenir trois éléments essentiels de la nouvelle commission.
– Sur le papier, la nouvelle Présidente a un programme très ambitieux : taxe carbone aux frontières, renforcement de la défense européenne, banque pour le climat… Ursula von der Leyen a choisi de se donner les moyens de ses projets. Alors que la lettre des textes européens indique que tous les commissaires sont égaux entre eux, et que la Commission prend ses décisions après un vote interne, elle a fait un double choix : celui de la hiérarchie (avec des vice-présidents ayant autorité sur d’autres commissaires), et celui de la spécialisation extrême (il y a 27 commissaires imposés, un par pays, mais sans doute pas autant de postes nécessaires, d’où des intitulés de poste un peu exotiques). Surtout, elle a choisi de confier à ses vice-présidents les missions les plus importantes : Frans Timmermans, premier vice-président, est chargé du «Green Deal», tandis que Margareth Vestager, «star» de la précédente commission est en charge de la concurrence et du numérique. Cela dit bien, malgré tout, que les dirigeants européens ont compris que l’UE avait vocation à se concentrer en priorité sur les compétences où le fédéralisme peut faire la différence : l’écologie et le digital. Pour résoudre la crise climatique, ou pour lutter contre Facebook, mieux vaut être 27 que seul…
– C’est une commission composée de personnages non dénués de qualités. Le ministre des affaires étrangères (en volapuk européen on dit Haut Représentant) est un espagnol, Josep Borrell, farouchement anti-indépendantiste catalan et socialiste pro-européen à la Felipe Gonzalez. Il a en charge, après demande de la Présidente, de faire advenir une «Europe plus forte dans le monde», reflet d’une vraie inflexion idéologique. Contre Trump ou Poutine, les Européens n’ont plus peur de se figurer en vraie puissance souveraine, et ont remisé le rêve doucereux d’être d’aimables législateurs de codes et normes pour les produits alimentaires. Margarethe Vestager, qui a infligé des milliards d’amende à Google, reste à son poste de la concurrence, et se trouve promue. Paolo Gentiloni, ancien Président du conseil italien, social-démocrate, hérite de la Zone Euro et des affaires économiques. Enfin, la création d’une direction générale de l’industrie de la défense, qui aura en charge le Fonds commun lancé à l’initiative de la France et l’Allemagne, est aussi une révolution. Les appels à l’ «autonomie stratégique» lancés par Emmanuel Macron semblent avoir été entendus… dans un contexte où l’UE a réalisé que, sur bien des points de politique étrangère, elle ne pouvait agir de manière indépendante (par exemple, sur l’accord iranien, où l’extra-territorialité des sanctions américaines la prive de toute latitude).
– Enfin, c’est une Commission bâtie sur de multiples compromis, comme toujours en Europe. Mais auparavant, on rognait l’ambition politique. Ici, la Présidente a manifestement choisi, pour garder un programme fort, de contenter les Etats, au prix d’acrobaties ou d’exotismes sur le choix des postes ou des personnes. Un Hongrois est chargé des relations extérieures et de voisinage : c’est lui qui doit indiquer si les progrès dans l’Etat de droit d’un pays candidat à l’UE sont satisfaisants, ce qui, pour un ancien ministre d’Orban, est paradoxal… Le cas de la candidate française, Sylvie Goulard, pour peu que ses explications devant le Parlement quant à sa rémunération par un think thank américain il y a dix ans, est pour le moins délicat. Le commissaire roumain aux transports est soupçonné de maniement indus des deniers publics… Enfin, l’intitulé du poste de vice-président chapeautant plusieurs sujets sociétaux (éducation, culture), mais aussi l’immigration, sous le nom de «protection de notre mode de vie», semble être une concession exorbitante aux populistes. Les équilibres politiques sont conservés au prix de contorsions politiques sinueuses, puisqu’il faut contenter gauche et droite (une dizaine de commissaires chacun), écologistes, pays de l’Est, pays du sud….
Pour résumer, et dans l’attente d’auditions au Parlement, où les deals politiques sont plus obscurs encore qu’au Vatican dans un concile, il faut se réjouir, avec réserve sur certains points, mais surtout ne jamais oublier qu’en fin de compte, le rôle de la Commission est moindre que celui des chefs d’Etat : ce sont eux, et donc nous, en association avec le Parlement qui prennent les grandes décisions. «Bruxelles» a peut-être changé de visage, mais il n’a toujours pas de super-pouvoirs…