Il s’appelle Alain Minc, flirte avec la soixante dizaine, sort son quarantième livre en quarante années d’agitation cérébrale et pratique sur tout ou presque tout. Quatre décennies d’écriture, riches en idées tous azimuts, ponctuées en rangs serrés de conseils stratégiques aux entreprises industrielles et financières les plus cotées de la place, de visites du soir aux puissants successifs de l’Etat, agrémentées de débats dans les meilleurs cercles comme sur l’Agora, de présidence d’institutions savantes ou chics. Quarante années d’amitiés choisies, de fréquentations intellectuelles de haut vol. Quarante années de vie parisienne.
Ce Fregoli à l’affût de tout ce qui bouge, vit et disparaît dans le marigot politique, économique et vibre dans l’Intelligentsia parisienne, incarne jusqu’à la quintessence cette noblesse d’Etat décrite par Bourdieu, fait profession d’ambassadeur de l’Establishment français, représente vaillamment cette Elite parisienne éclairée tant décriée par nos preux Gilets Jaunes, est un des symboles les plus achevés de notre méritocratie républicaine. Seule manque au blason de ce roturier hyper-titré l’Académie française ou, à défaut, l’Académie des sciences morales et politiques, mais toutes deux à égalité d’archaïsme pour cet homme qui surfe avec talent et gourmandise sur la vague des idées en cours et parfois de demain, et fait aujourd’hui presque figure de Sage.
Enarque – cela va sans dire– , inspecteur des finances, accoucheur précoce avec Simon Nora du mot Informatique et de la chose elle-même, membre éminent du Siècle et de la Fondation Saint-Simon, président du conseil de surveillance du Monde à la grande époque, libéral et social à la fois comme il sied quand on a eu la chance d’avoir un père communiste, partisan élégamment critique, au fil élyséen de la Cinquième république, de Mitterrand, Balladur, Sarkozy, Juppé et désormais Macron, ami éclectique du genre humain, se repentant d’être doué d’une superficialité profonde qui le frustrera jusqu’à la fin de n’être pas de ces grands esprits publics ou de ces intellectuels en majesté qu’il admire, Alain Minc se console en arborant à son capital culturel d’avoir inventé face aux dérives contemporaines, en bon héritier aronien qu’il est, le fameux «cercle de la raison» (pour les dîners en ville : mettre le C et le R en majuscules), ainsi que d’avoir théorisé, un rien problématique, la «mondialisation heureuse» dont il s’est fait le chantre. Ce qui en ces heures délicatement contestataires à chaque rond-point de France et de Navarre n’est pas sans lui valoir un certain panache. A n’en pas douter, Minc serait l’un des premiers à faire partie de la charrette, si d’aventure les Gilets jaunes renversaient vraiment la table, ce qu’à Dieu ne plaise.
Fort de tous ces emblèmes, Minc nous convie aujourd’hui à un Voyage au centre du «Système», qui, à l’encontre des enquêtes journalistiques visant à mettre à nu les Princes qui nous gouvernent, et loin de se faire l’écho des bruits et des rumeurs qu’il ne manque pas d’entendre à bonne source, se fait en préambule le touchant portraitiste de figures du temps passé, gentils fantômes de notre histoire récente, quand Internet n’existait pas. Et tous tombés depuis au champ d’oubli. Voici, ouvrant ce bal des Guermantes en politique, Sarkozy peint en mâle dominant, faisant le grand écart entre Kouchner l’idéaliste et Buisson le traître enregistreur, capable d’intuitions fulgurantes dans les crises comme de faux pas stupéfiants par temps calme. Voici Pierre Mauroy, émouvant roc dans la tempête du Serpent monétaire européen. Voici Bérégovoy fidèle à ses origines ouvrières, aux antipodes d’un Edouard Balladur poudré, et tous deux également grands Ministres. Et nous assistons pour finir à l’exécution sans appel de Rocard («On attendait Mendès, on a eu Queuille») traité cavalièrement de lapin Duracell.
Mis en appétit de la sorte, on supputait évidemment de Minc un Macron dûment millésimé. Minc, comme nombre d’insiders du Pouvoir sans être directement du sérail, est tombé d’emblée fasciné par l’audace de l’impétrant, son culot, («Que serez-vous dans trente ans ?» «Je serai Président»). Au point qu’il lui avait sagement déconseillé de se présenter ex abrupto, pour attendre 2022 et se préparer en conséquence. Il n’avait pas perçu, avoue-t-il humblement, que cet Ovni politique n’était pas un simple ambitieux de haut vol mais un homme habité par une mission historique, comme le fut avant lui, Ô combien, le général de Gaulle. Battant durement sa coulpe, Minc aujourd’hui va jusqu’à comparer Macron à Bonaparte Premier consul : absence de surmoi, sens de la provocation, goût de la transgression, s’autorisant toutes les libertés, mépris des corps intermédiaires et de l’approche traditionnelle basée sur le compromis et des accords entre l’Etat et les partenaires sociaux. Mais, interroge Minc, ce mode de gouvernement des hommes à la hussarde peut-il fonctionner dans une France en proie au populisme des deux extrêmes, et dont on peut craindre leur fusion ? Indécrottable optimiste, notre faux Candide répond que le populisme, loin d’avoir les armes du communisme français aux beaux temps jadis de l’URSS, est désorganisé, chimérique, sans doctrine ni chef ni patrie de référence. Alors pourquoi ce défaitisme des élites et des citoyens de bonne volonté, à l’approche des élections européennes de mai prochain ? «Haut les cœurs, répond Minc. C’est un ennemi à notre portée.» On nous accordera, à La Règle du Jeu, que nous sommes de cela convaincus depuis longtemps. En paroles et en actes.
Le reste de l’ouvrage est plus classique, quoique… Eloge – tempéré – du capitalisme de marché, des entrepreneurs à la Schumpeter et du chromosome entrepreneurial, à commencer, tous seigneurs tout honneur, par nos tricolores dits de niveau mondial dans un pays le moins préparé en apparence à cela : Bernard Arnault («la rationalité» poussée jusqu’à une perfection «kantienne». Les sacrifiés de Merci Patron apprécieront), François Pinault, Bolloré, Lacharrière, Naouri, Niel, Drahi (au passage, Carlos Goshn a été oublié). Bref, le modèle capitaliste français fait bonne figure, avec, en outre, cette particularité hexagonale qu’est l’actionnariat salarié, serait-il privé de vote. Quant à Georges Soros, après avoir qualifié joliment d’homme d’Etat sans Etat et de soutier de la liberté ce philanthrope sans frontières oeuvrant en faveur des sociétés ouvertes chères à son maître Karl Popper, et honni sur les rives du Danube et de la Vistule par tout ce que l’Europe de l’Est compte d’antisémites, d’illibéraux, de populistes et de nationalistes, Minc ne l’en agonise pas moins pour avoir spéculé jadis contre la Livre sterling et joué en 2008 sur le sort de l’Euro. Autre statue du Commandeur à laquelle Minc, qui a la rancune tenace, ne craint pas de s’attaquer : les Francs-Maçons et leurs réseaux d’influence dans les entreprises, la magistrature, la police et l’armée.
Avec la financiarisation à tous crins du capitalisme, susceptible de l’auto-détruire, face aux tycoons aux pouvoirs et profits gigantesques, face aux GAFA qui dominent le monde en parfaits nomades mondialisés et ne paient pas d’impôts, face aux Hedge Funds surpuissants et schizophrènes, face, en un mot, à l’argent fou, Minc le vertueux tire la sonnette d’alarme : comme les civilisations, nous dit-il, l’économie de marché est mortelle.
L’ouvrage se clôt par quelques considérations et portraits bienvenus sur ces grands frères autant qu’alter ego que sont pour Minc les intellectuels français. A commencer, après Fernand Braudel qui l’adouba puis François Furet, côtoyé à la Fondation Saint-Simon face au système Bourdieu et son armée «bourdivine», à commencer par Bernard-Henri Lévy, auquel l’ami Minc rend, s’il en était besoin, justice dans l’affaire libyenne, et salue en lui un pouvoir de contre-pouvoir d’infatigable vigie en matière de droits de l’homme, de minorités et de peuples opprimés, non moins qu’il lui reconnaît, contre tous les donneurs de leçon bien au chaud au sein des bibliothèques parisiennes ou des salles de rédaction, un courage physique sur toutes les lignes de front où cet émule de Byron et de Malraux s’est rendu sans compter depuis, lui aussi, quarante ans.
On pourrait dire qu’au final, Minc, courriériste talentueux de la France d’aujourd’hui et de ses équipages humains, dresse, en parlant de tous ceux qu’il n’est pas, un portrait en creux de lui-même, qu’auraient salué à leur tour un Benjamin Constant, un Benda, ou, plus près de nous, un François Mauriac ou un Viansson-Ponté, touchés par cet éternel jeune homme qui fait honneur, par sa constance et sa vigilance, à la scène française.