Alain Minc frôle les trois quarts de siècle. Eternel bretteur sur les tréteaux parisiens des idées, ce lointain rejeton des hussards de la République d’antan mâtiné d’un reste de Tocqueville sort son quarante-troisième livre en quarante-cinq années d’agitation cérébrale sur la marche du monde en général et de la France en particulier. Quatre décennies et demie d’écriture, riches en fusées d’intelligence, ponctuées de conseils stratégiques aux entreprises les plus en vue du CAC 40, d’OPA retentissantes. Quatre décennies et demie de visites du soir aux puissants qui nous gouvernent, agrémentées de débats dans les meilleurs cercles du Faubourg non moins que sur la Toile, et gratifiées de présidences d’institutions savantes. Autant d’amitiés choisies, de fréquentations intellectuelles de haut vol. Autant d’années de vie étroitement millimétrée et de dîners en ville tôt quittés.

Ce Fregoli, à l’affût de tout ce qui bouge dans le marigot politico-économique français et l’Intelligentsia parisienne, incarne jusqu’à la quintessence cette noblesse d’Etat décriée par Bourdieu. Porte-parole attitré de cette élite jacobine soucieuse du Bien public et vouée aux gémonies par nos populistes de tous bords, symbole achevé de la méritocratie française, seuls auront manqué au blason de ce roturier de notre monarchie républicaine l’Académie française ou le Conseil constitutionnel.

Enarque, inspecteur des finances, accoucheur précoce avec Simon Nora de la révolution informatique, membre du conseil de surveillance du Monde à la grande époque, libéral et social à la fois comme il sied quand on a eu un père communiste, partisan éclectique et élégamment critique de la Cinquième république, compagnon de route à géométrie variable mais jamais courtisan de Mitterrand, Balladur, Sarkozy, Juppé, ainsi qu’à ses débuts, de Macron, universaliste conséquent et ami déclaré du genre humain, doué d’une superficialité profonde qui le frustre de n’être pas de ces grands hommes publics d’hier ou de ces intellectuels en majesté qu’il admire tant, Alain Minc peut se prévaloir d’avoir inventé face aux dérives contemporaines le fameux « cercle de la raison » en bon aronien qu’il est, de même qu’il s’est fait, non sans risque d’être démenti, le chantre de la « mondialisation heureuse ».

Faisant suite à un Voyage au centre du « Système » et à un inattendu Ma vie avec Marx, voici le dernier opus de ce sempiternel promeneur dans les allées du Pouvoir et les plates-bandes de la politique politicienne : un Dictionnaire amoureux du Pouvoir. Il s’agit d’un pot-pourri de portraits d’hommes d’Etat et de théoriciens du pouvoir à travers l’Histoire, entremêlé des doctrines politiques et idéologiques qui mènent le monde et de jugements sans ambages sur les divers modes de gouvernement des hommes, le tout enrichi de considérations à grands traits sur les sociétés modernes, le pouvoir intellectuel, le pouvoir des médias, les chausse-trappes de la politique, etc.

Portons-nous pour commencer au chapitre des portraits, et, à tout seigneur tout honneur, au portrait de Macron, millésime 2023.

Minc, écrivais-je dans une chronique de 2019 que je reproduis ici, fut d’emblée fasciné par l’audace de l’impétrant, son culot. « Que serez-vous dans trente ans ? » lui avait-il demandé à quelques mois de la Présidentielle de 2017. Réponse de l’intéressé : « Je serai Président ». Estomaqué, Minc lui avait déconseillé de se présenter ex abrupto, mais d’attendre 2022 et de se préparer en conséquence. Il n’avait pas perçu, avouera-t-il plus tard, que cet Ovni politique n’était pas un simple ambitieux de haut vol mais un homme habité par une mission historique, comme le fut, ô combien, le général de Gaulle. Battant sa coulpe, Minc irait jusqu’à comparer Macron à Bonaparte Premier consul : absence de surmoi, sens de la provocation, goût de la transgression, s’autorisant toutes les libertés, méprisant les corps intermédiaires et l’approche traditionnelle basée sur le compromis entre l’Etat et ses partenaires. Ce gouvernement des hommes à la hussarde pourrait-il fonctionner dans une France en proie au populisme des extrêmes ? Indécrottable optimiste, notre faux Candide répondait que le populisme, loin d’avoir les armes du communisme français du temps de l’URSS, était désorganisé, chimérique, sans doctrine ni chef ni modèle. Alors pourquoi ce défaitisme des élites et des citoyens ? « Haut les cœurs, lançait Minc. C’est un ennemi à notre portée. » Donc, vive Macron ! ou peu s’en faut.

Cinq ans plus tard, le regard de Minc sur son Pygmalion a changé du tout au tout : conception verticale du pouvoir, conseillers médiocres, ministres sous-dimentionnés, contre-pouvoirs institutionnels ignorés, syndicats tenus à distance, élus négligés, telles sont quelques-unes des flèches décochées dans ce Dictionnaire amoureux du Pouvoir sur l’occupant de l’Elysée. Plus ceci, qui n’est pas plus tendre : « Pour autant qu’(une personnalité aussi jeune) ait quelques tendances narcissiques, elle se croit invulnérable, choisie par la Providence, libre de toute attache et de toute dépendance. » Fermez le ban. Le visiteur du soir de jadis est devenu le régicide d’aujourd’hui, défenseur de l’esprit des lois, garde-fou des mœurs républicaines.

Quarante autres portraits (sur cent quarante entrées) attendent le lecteur de ce Dictionnaireamoureux du Pouvoir. Tel un instituteur à l’ancienne, règle en main et blouse grise de rigueur, Minc, maître des vertus, grand censeur des manquements au Bien dans l’ordre du Politique et de l’historico-mondial, distribue bons et mauvais points, loue, adoube, morigène, renvoie, rattrape, sauve, devant un tribunal où il est à la fois le procureur et l’avocat des parties. Louis XIV, la Pompadour, Bonaparte, Napoléon, Bismarck, Clémenceau, Trotski, Atatürk, Churchill, de Gaulle, Hitler, Gandhi, Mendès-France, Jean-Paul II, plus les Présidents de la Vème République, ou encore Nixon, Thatcher, Le Pen, Obama, Mario Draghi, Bolloré et Mélenchon défilent à la barre. Plus, côté penseurs du Pouvoir, Machiavel, Marx, Renan, Nietzsche, Zola, Gramsci, Sartre, Aron, Habermas, Kissinger, Foucault, Revel, Onfray. Manquent curieusement à l’appel Aristote, La Boétie, Montesquieu, Vico, le nazi Carl Schmitt, John Rawls.

Un outsider s’est glissé subrepticement entre ces deux listes olympiennes : un certain Alain Minc, en personne. Non sans humour, l’espiègle non-dupe de lui-même qu’est Alain Minc se taxe de ludion vibrionnant, de dernier des marxistes français, de mauvais juif, « avec pour objectif caché de mourir en scène », au cœur de cette comédie sans cesse renouvelée : la Comédie du Pouvoir.

Minc, courriériste talentueux de la France d’aujourd’hui et de ses équipages humains, dresse, en parlant de tous ceux qu’il n’est pas, un portrait en creux de lui-même, qu’auraient salué en leur temps un Benjamin Constant, un Benda, ou, plus près de nous, un François Mauriac ou un Viansson-Ponté, touchés par cet éternel jeune homme qui fait honneur, par sa constance et sa vigilance, à la scène publique française et à la république des idées.