Les gigolos
Balzac publiait Le Père Goriot en 1835. On y retrouve un jeune aristocrate sans argent, une espèce de gigolo, Eugène de Rastignac, à la recherche d’une femme prête à l’entretenir. Ce qui ne l’empêche pas d’éprouver la tentation d’avoir une relation homosexuelle.
La Peau de chagrin relevait du genre fantastique. Le Père Goriot relève du genre réaliste, centré sur la rencontre d’un jeune homme avec celui qui va l’initier concrètement à l’homosexualité.
La rencontre
Dans la pension Vauquer, la pension minable où se déroule le roman, Balzac introduit un personnage nommé Vautrin, qui en réalité ne s’appelle pas Vautrin, mais Jacques Collin, un criminel évadé du bagne, le chef d’une bande de truands. Voilà le monstre qui va incarner «l’homosexuel» chez Balzac. Un monstre clandestin, toujours dissimulé sous une fausse identité.
Balzac signale que Vautrin «n’aime pas les femmes». Mais il ne le signale qu’en passant, sans faire de commentaires. Balzac signale aussi qu’un écriteau sur la porte de la maison Vauquer indique : «Pension bourgeoise des deux sexes et autres», sans faire de commentaires non plus. C’est peu pour comprendre ce qui se passe réellement dans le roman.
Là encore, Balzac ne s’adresse qu’à un petit nombre de lecteurs complices, des lecteurs qui devinent que Vautrin ne s’est installé dans cette pension que pour draguer Rastignac.
L’individu, corrompu par la société, est voué à devenir une victime ou un criminel ; il n’a pas d’autre choix, selon Vautrin. Il tient le même discours que Balzac sur la corruption sociale, mais en poussant ce discours à l’extrême.
Vautrin a été condamné injustement pour un crime qu’il n’a pas commis. C’est ainsi qu’il est vraiment devenu un criminel, mais un criminel en état de légitime défense contre une société foncièrement mauvaise. Un discours qui s’applique en particulier aux homosexuels, victimes d’une injustice flagrante et condamnés à vivre dans la clandestinité et dans la culpabilité.
Confronté à Vautrin, Rastignac découvre un homosexuel exceptionnel, un homosexuel militant, le premier dans son genre, en tout cas le premier à apparaître en littérature.
Le pacte que Vautrin propose à Rastignac prend un aspect bien plus concret que le pacte conclu dans La Peau de chagrin.
À la tête de sa bande de truands, Vautrin détient le pouvoir d’assurer la fortune d’un protégé, en échange de quoi le protégé deviendra son amant. Il s’agit d’acheter Rastignac. Vautrin en est amoureux sans pour autant se faire d’illusions. Il sait parfaitement qu’il a affaire à un gigolo.
Rastignac refuse de conclure un tel pacte, mais il est séduit par Vautrin, séduit au moins par son discours, si bien qu’il se passera tout de même quelque chose entre eux, quelque chose de mystérieux, quelque chose qui plus tard, dans un autre roman, obligera Rastignac à témoigner devant un juge d’instruction que Vautrin n’est pas un criminel, mais un homme tout à fait honnête.
Balzac reprenait le même thème, en publiant Illusions perdues en 1843. Il livrait le portrait d’une espèce de gigolo, mais moins intelligent, moins sûr de lui que Rastignac, un jeune homme nommé Lucien de Rubempré, un jeune homme qui fréquente un milieu dont Balzac ne parle qu’à demi-mot.
«Semblable à la plupart des hommes fins, pour ne pas dire astucieux, il avait les hanches conformées à celles d’une femme. Cet indice, rarement trompeur, était vrai chez Lucien, que la pente de son esprit remuant amenait souvent, quand il analysait l’état actuel de la société, sur le terrain de la dépravation particulière aux diplomates», précise Balzac.
Par «dépravation particulière aux diplomates», entendez «homosexualité». Balzac n’en dira pas plus. C’est moins obscur que dans Le Père Goriot. Mais c’est toujours très peu pour entrevoir ce qui se passe réellement dans le roman.
Lucien n’a plus un sou à la fin des Illusions perdues. De retour à Angoulême, sa ville natale, il est désespéré. Il ne songe plus qu’à se suicider.
Il se retrouve dans la même position de Raphaël dans La Peau de chagrin. Et comme lui, au bord du suicide, il va faire une rencontre extraordinaire. Mais, au lieu de rencontrer le diable, il rencontre Vautrin, toujours dissimulé sous une fausse identité, en l’occurrence celle de l’abbé Herrera, un prêtre qu’il a assassiné.
Le contrat qu’il proposait à Rastignac jadis, ce contrat, Vautrin le propose à Lucien maintenant. Sauf que, pour formuler sa proposition, il s’y prend d’une manière plus sensuelle, et en même temps plus mystérieuse.
Vautrin compare Lucien à un personnage historique, Biren, le favori du ministre des Affaires étrangères de Suède au XVIIIe siècle, un jeune homme dont le vice consistait à manger du papier ; un jeune homme qui fut condamné à mort pour avoir mangé le traité diplomatique entre la Russie et la Suède, mais qui finalement échappa au supplice et fit une fortune considérable
Qu’est-ce que c’est que cette histoire ? Biren n’a jamais mangé du papier. Il n’a jamais non plus été condamné à mort. Il s’agit d’une histoire cryptée, d’une histoire codée dont il faut deviner le sens, d’une histoire chiffrée que Lucien déchiffre sans difficulté pour autant.
Mais la plupart des lecteurs, eux, ne comprennent pas ce que veut dire «manger du papier».
«Chaque mot, chaque geste, a ainsi des dessous dont Balzac n’avertit pas le lecteur et qui sont d’une profondeur admirable. Ils relèvent d’une psychologie si spéciale et qui, sauf par Balzac, n’a jamais été faite par personne, qu’il est assez délicat de les indiquer», remarquait Proust.
L’homosexualité est nécessairement cachée chez Balzac. Mais ce qui est caché reste toujours décryptable – un sentiment qui ne se partage entre Balzac et soi que sous la table en quelque sorte.
«Si vous croyiez que ce joli jeune homme, condamné à mort pour avoir mangé le traité relatif à la Finlande, se corrige de son goût dépravé, vous ne connaîtriez pas l’empire du vice sur l’homme. La peine de mort ne l’arrête pas quand il s’agit d’une jouissance qu’il s’est créée !», confie Vautrin à Lucien.
Qu’est-ce que ça veut dire ? Regardez une carte de l’Europe. La Finlande et la Suède tracent sur la carte la figure sexuelle qui donne à la confidence son mordant et sa qualité érotiques, sans quoi le traité diplomatique perdrait sa saveur.
«La passion de manger du papier, observait Proust, n’est-elle pas un trait de caractère admirable de Vautrin et de tous ses pareils, une de leurs théories favorites, le peu qu’il laisse échapper de leur secret ?»
Avoir la passion de manger du papier – autrement dit avoir la passion de la fellation. À l’image de la pâte à papier, associez la consistance du sperme pour entrevoir l’acte que voile l’expression.
Mais lui, Balzac, mangeait-il du papier ?
Proust n’en doutait pas. «Le point de vue de Vautrin, selon Proust, est le point de vue de Balzac.» Secret déposé et comme tramé dans le filigrane des Illusions perdues, autant par contrainte que par délicatesse, avec le projet d’échapper à la plupart de ses lecteurs, pour ne viser que les complices.
La fierté
Balzac publiait Splendeurs et misères des courtisanes en 1847, le roman qui lève le voile, en partie au moins, sur ce qui se passe réellement entre Vautrin et Lucien.
À la suite d’une affaire qu’il serait trop long d’exposer ici, Vautrin et Lucien sont arrêtés et conduits au Palais de Justice afin d’y être interrogés.
Vautrin continue à se faire passer pour l’abbé Herrera, certain que l’on ne pourra jamais prouver qu’il est un forçat évadé du bagne. Mais Lucien est si déprimé qu’il reconnaît de lui-même que l’abbé Herrera est Vautrin. Néanmoins, grâce à toutes sortes de relations, l’affaire se dénoue en leur faveur. Et voilà que Lucien se suicide dans sa cellule, alors qu’on s’apprête à le libérer.
De toute évidence, Lucien se sent coupable de son homosexualité. Un schéma psychologique auquel adhéraient un grand nombre d’homosexuels, mais que personne n’avait jamais mis en jeu avant Balzac.
Ce qu’il y a d’étonnant, c’est que Balzac ne fait pas intervenir la morale catholique dans ce schéma.
L’Eglise romaine condamnait tous les rapports charnels, homosexuels ou hétérosexuels, hors des liens du mariage et de la volonté de procréation. Elle ne réservait pas à l’homosexualité un traitement particulier. Elle la mettait sur le même plan que l’hétérosexualité, quand il s’agissait d’un acte condamnable dans la recherche du plaisir. Et, de fait, dans les pays catholiques traditionnels, en Italie notamment, comme d’ailleurs dans les pays musulmans, l’homosexualité était bien mieux acceptée socialement que dans les pays où s’accomplissait la révolution industrielle : la France, la Grande-Bretagne et l’Allemagne.
La religion ne joue aucun rôle dans le processus qui conduit Lucien à se suicider. La jouissance charnelle ne l’effraie pas du tout quand elle implique l’hétérosexualité. Ce qui le culpabilise, c’est spécifiquement l’homosexualité. Les sociétés modernes opéraient une séparation radicale entre hétérosexuels et homosexuels, ce qui n’était pas le cas sous l’Ancien Régime. Sade, par exemple, ne conçoit pas cette séparation. Tous les libertins se logent à la même enseigne dans ses romans.
L’idée que l’homosexualité constitue l’anti-thèse de l’hétérosexualité, cette idée qui va de soi aujourd’hui, cette idée n’est apparue qu’au XIXe siècle. Les homosexuels alors ont fait l’objet d’une exclusion sociale bien plus sévère qu’auparavant. Ils ont éprouvé des sentiments que l’on n’éprouvait pas auparavant. Balzac en témoigne mieux personne. C’est en cela qu’il invente la littérature homosexuelle moderne.
Il ne s’agit plus d’exalter l’amour entre hommes comme le faisaient Platon ou Montaigne. Il ne s’agit pas, non plus, de livrer un roman libertin ou pornographique. Il s’agit de se libérer du sentiment de la culpabilité, et des tentations suicidaires qui lui sont associées.
La plupart des lecteurs de Balzac, quand ils parviennent à l’épisode du suicide du Lucien, ignorent la nature exacte des rapports avec Vautrin. De quoi est-t-il question entre eux ? D’un amour purement platonique ? Ou d’un amour qui implique des relations sexuelles ? Les lecteurs n’en savent rien, excepté ceux qui comprennent ce que signifie «manger du papier», mais ceux-là ne sont pas nombreux.
Cependant, dans l’épisode suivant, en prison à la Conciergerie, Vautrin retrouve l’un de ses anciens compagnons de bagne, Théodore Calvi, un jeune homme surnommé Madeleine dont Balzac précise qu’il a été la « tante » de Vautrin.
Ce qui veut dire que Calvi, alias Madeleine, a été l’amant de Vautrin. Et, par voie de conséquence, il va de soi que Lucien l’a été aussi.
Vautrin ne dissocie pas les sentiments et la sexualité. Il aime les hommes à la fois spirituellement et charnellement. Il n’éprouve pas la honte d’être homosexuel. Il n’a pas la conviction d’être inférieur à un hétérosexuel. Il inaugure ainsi un nouveau chapitre de l’histoire de l’homosexualité.