Un concentré d’intelligence. Un bréviaire qui alimente la réflexion. Et des dizaines de phrases soulignées, de pages écornées, d’épiphanies littéraires stabilotées pour sauvegarder des fulgurances, le génie d’une tournure, tous ces éclairs qui font de Kamel Daoud un grand écrivain. Faites donc le test. Ouvrez ses livres et vous verrez ! Les mots de Daoud interpellent. Ils intriguent et hérissent. Détonnent. C’est puissant ! Ca ne ressemble en rien à de la littérature bourgeoise. Ca vient d’ici et d’ailleurs. Du wilaya de Mostaganem et des glorieux tréfonds de la culture française. Une jambe de chaque côté de la Méditerranée, Daoud propose à tout moment du condensé d’engagement, un saisissant face-à-face avec le temps. Il a toujours procédé ainsi. En défiant à sa manière le passé et le présent. En les affrontant les yeux dans les yeux, qu’importe le danger, les fatwas et le risque de déplaire. En cela, Daoud nous fait penser aux cinémas israéliens et iraniens. Comme eux, il nous inflige les claques du réel. Il nous montre la vérité crue, pointe du doigt l’humanité, la réaction et les fondamentalismes, sans exagérer (le réel se suffit à lui-même). A chaque fois, c’est un choc. Une surprise renouvelée. Les Occidentaux que nous sommes avons grand besoin des Amos Gitaï et autres Jafar Panahi pour nous rappeler ce que doit être l’art et le cinéma. Même logique avec Daoud et la littérature. Il nous faut l’auteur algérien de Meursault, contre-enquête pour rappeler aux lettrés de quoi ils peuvent être capables. Et justement, voici la belle plume oranaise enfermée le temps d’une nuit au milieu des toiles d’un Picasso cannibale. Le face-à-face est, à vrai dire, inattendu. Il va faire naître quelques lueurs, quelques étincelles aussi. On doit cette bonne, très bonne idée à Alina Gurdiel, éditrice moderne adepte de l’inattendu, de l’accident (comme dirait Joey Starr), du contre-pied. «Il y a quelques années, raconte t-elle, sur l’île japonaise de Naoshima où les œuvres envahissent le paysage, j’ai vécu une expérience surprenante dans un hôtel contigu au musée. En pleine nuit, on pouvait se promener seul dans ce musée. Mon imagination s’emballait, j’imaginais mille histoires devant les œuvres. Elles me parlaient, à moi seule». Gurdiel poursuit : «Cette nuit au musée m’a beaucoup marquée et petit à petit, l’idée m’est venue, l’envie surtout, d’enfermer des écrivains dans un musée, le temps d’une nuit, pour qu’ils vivent cette expérience et puissent la raconter. Quelle fiction, ou réflexion, peut surgir dans le cerveau d’un écrivain en ce moment étrange, de solitude absolue dans un endroit où d’ordinaire on ne peut ni dormir ni être seul ?».

Kamel Daoud inaugure donc cette nouvelle collection lancée chez Stock. Sous ses yeux, les œuvres submergeantes et incontournables de Picasso. Un Picasso happé par le désir, déconstruisant le corps de la femme pour mieux le conquérir. Dans Femme allongée, nue, Femme au fauteuil rouge ou encore Figures au bord de la mer, les vagins sont béants, les seins surdimensionnés, les mains et les bouches gigantesques. Tout est orifice. Mieux que ça : tout est emportement, empressement, reconfiguration érotique. La femme devient alors une dévotion autant qu’une dévoration – c’est assez christique dans l’esprit – un abîme dans lequel s’abimer, une immédiateté amoureuse, un gouffre, la volonté d’un miroir. Picasso est, surtout à notre époque, révolutionnaire. Il montre ce que l’on a longtemps caché. Il est toujours brulant car il dévoile ce que le salafiste cherche à réduire à l’état de désert. Et justement… Seul, dans l’enceinte du musée Picasso, Kamel Daoud, lui-même autodécrit comme «enfant d’un monde où l’érotisme est un silence. Où le corps n’est pas aimé mais subi» ne peut s’empêcher d’imaginer la réaction d’un djihadiste face aux toiles, face au désir incontournable et submergeant du maître espagnol. Daoud écrit : «Il (Abdellah, son personnage djihadiste, ndlr) va trembler de colère, hurler au scandale dans le silence des galeries, rénover ses raisons de saccage et décider que c’est une atteinte à sa divinité. Il va se faire le mercenaire de l’âme, le punisseur du corps. L’inquisiteur. C’est une guerre entre deux origines du monde. L’une est un texte, l’autre est un sexe. L’une est un tableau, l’autre une loi. Il y a une étrange inversion dans la vision du monde d’Abdellah : il veut le corps après la mort et l’âme avant le trépas.» Voilà un livre puissant, agile et engagé. Il faut se ruer sur Le peintre dévorant la femme !


Le Peintre dévorant la femme de Kamel Daoud. Editions Stock, 140 p., 17 euros.