ceci n’est pas un poème
juste
un coup de gueule
que je ne peux pas
contenir et que je ne peux
pousser
que
comme ça
en hachant les phrases
dans l’espace
ici
aujourd’hui
j’ai vu
horrifié
un artiste assassiné
Moa do Catendê[1],
maître de capoeira,
fondateur du Badauê[2] –
à cause d’une divergence politique dans un bar
de Bahia
puis j’ai fait glisser mon doigt
sur la toile et
j’ai vu et écouté,
ça m’a donné la chair de poule,
Luiz Melodia[3]
(lui aussi noir et compositeur,
lui aussi portant des dreadlocks,
comme la victime du post précédent)
qui chantait
« dans le cœur du Brésil »
et répétait plusieurs fois
ce refrain
« dans le cœur
du Brésil »
« dans le cœur du Brésil »
que j’essaie de sentir
battre encore
entre la lumière de Luiz
et les ténèbres
de ce trou vide
qui ne bat plus dans la poitrine
de Moa do Catendê
et « il n’y a pas d’amour à São Paulo »[4]
ni « dans le cœur du Brésil »
brisé
en ces jours
brutaux
de bottes
brutes
shootant en pleine face
ceux qui
aiment
l’art
la culture l’éducation
la liberté d’expression
la diversit
la citoyenneté
la solidarité
la démocratie
mais on s’en fiche
complètement
ce qui est important c’est si la bourse
est montée
si le dollar
est tombé
si tout le monde va continuer
à aller
docilement vers l’abîme
dans cette folie collective
où le Brésil nie
tout Brésil
possible
aveugle
tout futur possible
et la haine
l’horreur et la
haine
et plus rien n’a
de sens
pour quoi
exposer à la face de ces types
la parole explicite
(enregistrée sur vidéo et repassée en boucle, en boucle, en boucle)
de leur « mythe »
disant
« je soutiens la torture »
« je défends la dictature »
« je fermerai le congrès »
« ils ne sont même pas bons à procréer »[5]
« je ne te viole pas parce que tu ne le mérites pas »[6]
« on va virer ces voyous de là »
« l’erreur a été de torturer et de ne pas tuer »
« les pédés faut les frapper »
etc etc etc etc etc
et tout le reste
qu’il répète inlassablement
depuis des années
devant caméras et micros
pour quoi montrer encore
et encore
le même dégoût
si c’est justement
pour ça
que les gens l’idolâtrent ?
et il y aura toujours
ceux qui se cachent derrière
des propos comme :
« nous sommes entre deux extrêmes »
« oui, mais regardez le Venezuela »
« c’est pour en finir avec la corruption »
« on veut la sécurité, nous »
ou
« ce n’est pas tout à fait ça… »
alors qu’on constate chaque jour davantage
que si,
c’est tout à fait
ça, c’est exactement
comme ça
mais
comme je l’ai lu quelque part :
« comment expliquer la loi Rouanet[7] à quelqu’un
qui n’a pas encore assimilé la loi Áurea[8] ? »
autrement dit : « comment expliquer la loi de la gravité
à quelqu’un qui croit encore
que la terre est plate ? »
et ils comptent défendre leur ignorance en montrant des dents
et en sortant les griffes
ils comptent
tuer jeter venger
qui ?
au nom de qui ?
(patrie, famille, propriété, sécurité ?)
si dans cette sphère-là il n’y a ni droits
ni respect
enseignement ou dignité
rien que l’horreur et
la haine, la haine
et l’horreur
les mots perdent leur clarté
les valeurs perdent leur valeur
Marielle[9]
re-morte re-décédée ré-assassinée
avec sa plaque de rue
cassée déchirée déshonorée
par les mains féroces de
brutes toutes-puissantes
arborant des t-shirts à l’effigie
de ce machin-chose
qui re-démontre sa monstruosité
en vendant
dans ses propres meetings
des t-shirts d’un autre
ultra-monstre
ustra[10]
— celui qui en plus de torturer
conduisait des enfants
devant le supplice de leurs mères —
et ceux-là mêmes,
ces abominables
qui, face à un auditoire à faire honte,
s’enorgueillissent
d’avoir
déchiré les plaques
portant le nom de Marielle Franco,
maintenant ils sont
bel et bien
élus
satisfaits
mais pas encore rassasiés
de tout le sang
des innocents
qui coulera
juste parce qu’ils sont
différents
ce qui excite chez d’autres
le désir d’exercer
leur obscur
pouvoir
de milice police escadron de la mort
et l’annonce de Rocinha mitraillée
comme solution[11]
la barbarie finalement
institutionnalisée
comme diversion
le Brésil finalement
sans cœur
hors de l’ONU
et des accords internationaux pour
l’environnement
sans capacité
de bon sens ou d’intelligence
sans limite humanitaire
« il n’y aura pas d’ONG ! »
« il n’y aura pas d’activisme ! »
« il n’y aura pas de gnagnagna ! »
braillent-ils
imbus d’eux-mêmes et de haine
criminels contre le crime
oppresseurs au nom de la famille
amoraux au nom de la morale
malgré toutes
les alertes
de la presse internationale
de gauche, du centre, de droite
seul celui qui se voile la face ne voit pas
la tragédie annoncée
qui se propage
non pas comme une rumeur
mais au grand
jour
tandis que
investis par le discours
de haine
d’horreur et de haine
leurs électeurs
descendent déjà dans la rue
pour tirer en l’air
et hurler
des torrents d’infox
croix gammées gravées au canif
sur la peau de la jeune fille
qui portait un t-shirt « Pas lui »[12]
et la promesse d’une violence démesurée
se concrétisant
avant même qu’ait commencé le second tour
et même pas un centimètre de terre pour les Indiens[13]
et même pas une miette de droits civils ou humains
et le retour de la censure et la haine,
la haine, l’horreur
et la haine
pour clore une bonne fois pour toutes
le rêve d’une nation
qui a l’opportunité
d’apporter au monde
sa contribution
originale
désormais condamnée à reproduire ce qu’elle a vécu de pire
dans l’histoire
désormais sans histoire
sans Musée National
sans culture ni éducation
abolir la philosophie et l’art
et à la place :
morale et civique
école militaire
religion
géographie des gains et des dividendes
massacre des minorités
horreur et haine
et haine
et horreur
croissante permanente tant que ça durera
puisque personne ne lâche son os comme ça si facilement
après un coup d’état
qui doit engendrer un autre coup d’État
ou auto-coup d’État[14]
alimenté par les infox et les couteaux
dans les dos d’artistes
comme Moa
mais dans la tête de leurs soutiens
tout se justifie :
fascisme
torture des prisonniers
jugement sommaire sans jurés
autorisation donnée à la police
de tuer
et la haine envers les pauvres
les descentes de police fracassantes
la guerre ouverte
de ceux qui acceptent des assassins pour combattre des bandits
si tout est vraiment inversé
un pauvre élisant un millionnaire,
si tout marche sur la tête et à l’envers
alors on autorise la sordide
barbarie
des forts contre les faibles
il y a quelque chose de très malade
au Brésil
dans l’anti-cœur du Brésil
qui ment, oublie, agresse, régresse
pour avancer sans freins
vers le fascisme
en suivant la musique hypnotique de
la haine,
l’horreur et la haine
prêchées dans les églises
au nom de Dieu
et du Christ
rien que du désamour au nom du Christ
violence et brutalité au nom du Christ
armes et torture
et préjugés au nom du Christ
de Dieu et du Christ
armer la population
pour mitrailler les adversaires
ceux qui sont différents
ceux qui vivent dans la misère
ceux qui habitent les favelas
ceux qui sont de l’autre côté
ceux qui se manifestent
ou contestent
ou pensent autrement
ou s’habillent
d’une autre couleur ou ont
une autre couleur ou
n’importe quel prétexte
inventé
pour répandre la haine, l’horreur
et la haine
du machisme au viol
du mensonge au lynchage
de l’homicide au génocide
(« il aurait fallu en tuer au moins trente mille ! »)[15]
sans plus de démocratie
des mots vides
à la bouche
de ceux qui pactisent avec ça
(et ils sont nombreux)
en pensant qu’une
certaine forme de
neutralité
en ce moment
est possible
comme Pilate
se lavant les mains
les soi-disant médias
essaient de faire la moyenne
en arguant que les deux côtés sont également
extrémistes et dangereux
mais où
étaient-ils donc pendant ces trois derniers mandats
et demi
avant le cauchemar Temer[16] ?
ils vivaient en pleine dictature communiste
et ils l’ignoraient ?
en vérité
ils savent tous très bien
que l’extrémisme
ne vient que d’un
côté, que
l’on veut élire pour en finir
avec les élections
et que le vrai grand danger est
ce jeu
d’équivalences qui,
en vérité,
sert au monstre
puisque l’omission est mission impossible
dans ce présent
impossible
de cacher le soleil
de la menace
hostile et explicite
du nazisme
croissant
par un tamis troué
d’un bon sens
moyen hypocrite indifférent
qui dira
toujours :
oui, mais au Venezuela…
comme si on n’avait pas déjà entendu exactement ça
en 64[17],
quand ils disaient :
— Oui, mais à Cuba…
pour justifier la dictature militaire
dont ils font tant l’éloge
aujourd’hui
et que l’actuel
président
de notre Tribunal suprême fédéral
a décidé
de dire désormais
« mouvement »
au lieu de
« coup d’État militaire »
pour adoucir un peu la bouche
amère
du sang
imprégné
qui ne va pas s’effacer comme ça
en changeant la nomenclature
en dé-nommant cette déjà fameuse
« dictature »
mais ce dés-
équilibre
étique
qui dit
préférer une autocratie
parfaite
à une
démocratie
défectueuse
cette
erreur
qu’aucun regret ne sera
capable de réparer
quand il sera trop
tard
on peut encore
l’éviter
il est
encore
temps
de
contenir
la haine
l’horreur et la haine
on peut
encore
voilà
dd
a
d
Arnaldo Antunes
(Traduction et notes d’Élodie Dupau).
[1] Compositeur, percussionniste et maître de capoeira né en 1954, Moa do Catendê (ou Katendê) a été tué le 7 octobre 2018, soir du premier tour de l’élection présidentielle, par un électeur de Jair Bolsonaro.
[2] Fondé en 1978, le Badauê est un afoxé (ou candomblé de rue – cortège de candomblé défilant pendant le carnaval). La création du Badauê, à laquelle a participé Moa do Catendê, a relancé pleinement les afoxés à Bahia.
[3] Acteur, chanteur et compositeur de MPB (Musique Populaire Brésilienne), rock, blues, soul et samba (1951-2017).
[4] « Não existe amor em SP » : titre d’une chanson de l’artiste Criolo, élue meilleure chanson de l’année en 2011.
[5] Propos de Jair Bolsonaro prononcés en avril 2017 au sujet des Indiens et des Quilombolas (descendants d’esclaves ayant fui et créé des communautés clandestines, les quilombos).
[6] Propos tenu par Jair Bolsonaro à une collègue députée.
[7] Loi de promotion de la culture, promulguée en 1991, qui encadre le financement d’œuvres et d’évènements via le mécénat et le Fond national pour la Culture, et dont Jair Bolsonaro veut réviser les mécanismes.
[8] Loi qui a aboli l’esclavage au Brésil, promulguée en 1888.
[9] Marielle Franco (1979-2018) était une sociologue et femme politique issue d’une favela de Rio de Janeiro, militante des droits de l’homme, notamment dans les favelas, et dénonçant les violences policières. Elle a été assassinée, ainsi que son chauffeur, en mars 2018 ; les balles provenaient de munitions de la police fédérale.
[10] Le colonel Carlos Alberto Brilhante Ustra (1932-2015) fut l’un des chefs de la répression politique et de la torture pendant la dictature militaire (1964-1985). Premier militaire condamné en 2008 par la Justice brésilienne pour des faits de torture, il l’a toujours nié et a défendu la dictature jusqu’à la fin.
[11] Favela de Rio de Janeiro, que Jair Bolsonaro a déclaré vouloir mitrailler pour résoudre le problème du narcotrafic.
[12] Le soir du 8 octobre 2018, une jeune femme de 19 ans, portant un t-shirt « Pas lui » (issu d’un mouvement des femmes contre Jair Bolsonaro) et un arc-en-ciel (symbole LGBT) sur son sac à dos, est agressée à la sortie d’un bus, frappée et mutilée : les trois agresseurs lui gravent sur le ventre une croix gammée, en s’y reprenant à plusieurs fois. L’enquête est d’abord suspendue, puis réouverte face à la propagation de la nouvelle sur les réseaux sociaux.
[13] En février 2018, Jair Bolsonaro déclare avant une rencontre avec des agriculteurs : « Si je passe, les indiens n’auront pas un centimètre de plus ».
[14] Le Général Mourão, second de Jair Bolsonaro, a un jour évoqué la nécessité d’un « auto-coup d’État » pour détruire les institutions de l’intérieur et prendre le pouvoir.
[15] En 1999 Jair Bolsonaro déclare que pour sauver le Brésil il faut une guerre civile et « faire le travail que la dictature n’a pas fait, tuer dans les 30 000 personnes, en commençant par FHC [Fernando Henrique Cardoso, le président de l’époque, universitaire, poursuivi par la dictature en 1964] ».
[16] L’actuel président du Brésil. Il était le vice-président de Dilma Roussef et a pris la tête du gouvernement suite à sa destitution.
[17] En 1964 un coup d’État militaire a eu lieu au Brésil.