Quel étrange livre : on en ressort mal à l’aise, troublé. Comme si tout ce que l’on avait lu était à double détente. Ainsi de Bernard Faÿ (1893-1978) : esprit cosmopolite, proustien distingué, supposé raffiné, amant de la moderne Amérique, professeur au Collège de France. Ou encore : esprit borné, duplice, envieux, arrogant, flagorneur, condamné aux travaux forcés à la Libération et à l’indignité nationale. Oui, c’est le même. Peut-être a-t-on dû pour affiner le trait, lire, en complément indispensable au portrait de Faÿ que dresse Antoine Compagnon, la somme colossale et impeccable de Martine Poulain[1] – dont Compagnon reconnaît le mérite du bout des lèvres et de mauvais grâce. Ils consacrent au même sujet, Bernard Faÿ, un nombre substantiel de pages : on peut dire que leurs perspectives diffèrent voire divergent, comme leurs jugements par ailleurs – car, quoiqu’il en ait, M. Compagnon juge – même par défaut, et c’est un des problèmes de son livre.

Ce n’est pas faire injure à la mémoire de Bernard Faÿ que de se résigner à admettre qu’il y a loin de la dilection particulière que celui-ci put concevoir pour Stendhal ou Gobineau à la revendication légitime au titre de Fils de roi qu’exalte Gobineau dans ses Pléiades. Tant il y a loin d’un Bernard Faÿ à un Fils de roi – et pas seulement l’hérédité.

A ce titre, le livre de Compagnon est, sans doute à son insu, accablant pour le cas traité. Ajoutez-y le réquisitoire implacable de Martine Poulain, étayé par des citations et des faits irréfutables et graves – et la messe est dite. Et si l’on s’en tient à Gobineau – auquel Faÿ dédie un portrait dans le numéro-anniversaire que La NRF consacra à Gobineau (février 1934, rééd. 1991) –, on doit préciser qu’entre des préfaciers aussi divers et éloignés que Paul Morand et Roger Vailland d’un côté – et Bernard Faÿ de l’autre, il y a toute la distance qui sépare, disons, en forçant à peine le trait, le talent du néant, l’érudit du mondain, l’écrivain du bavard, l’éminence du zéro. La dilution chez Faÿ remplace la condensation : c’est peu dire qu’on y perd. Et que Gobineau n’y gagne rien.

A lire Gobineau et Bernard Faÿ, mais aussi Antoine Compagnon et Martine Poulain, on remarque que s’il y a une qualité dont semble n’avoir jamais fait preuve Bernard Faÿ, c’est la noblesse d’âme. Et si l’on évoque cette catégorie de pensée, c’est que Vichy certes fut une époque historique – qui à ce titre intéresse les historiens. Mais qu’il – le régime de Vichy, cette époque – est aussi devenu un symptôme. Dont Bernard Faÿ peut aussi être considéré comme une illustration. Et alors il intéresse les moralistes.

Vichy, ce fut un peu comme une leçon de choses sur la nature humaine : il a alors acquis sa dimension d’expérience existentielle. A ce titre, il n’est pas erroné de dire qu’il y a eu aussi, de tout temps, des Juifs collaborateurs, et des Juifs résistants. Ce n’est pas l’époque qui confère telle ou telle qualité : c’est un tempérament, et l’époque ne permet que d’en révéler la vérité (dudit tempérament). Il y eut d’autres périodes similaires dans l’histoire de France, périodes de crise où les tempéraments précipitent : la Révolution française, l’Affaire Dreyfus, l’Algérie – les guerres franco-françaises donc, par exemple.

Vichy, ce fut un moment où certains choisirent la démission, ou l’adhésion enthousiaste, et d’autres la résistance – le tout sans «majuscule» – et cela a fait souche. Dorénavant il y aura – à vie – la catégorie du résistant, et celle du collaborateur. Evidemment, avec le temps (et l’apport de nombreuses études historiques), on a fait litière d’une France en noir et blanc, et l’on plaide plutôt pour le gris. Comme dans la vie, oui – où il est non moins rare que tout soit blanc ou noir.

Simon Epstein, dans un livre récent[2], a montré, avec une infinie érudition, qu’il y avait aussi bien des dreyfusards à Vichy et dans ses parages (ou d’anciens communistes ou SFIO ou radicaux ou… Déat, Doriot, Bergery, etc.) que des maurrassiens à Londres. Des héros de la Résistance comme Henri Frenay (Combat) ou d’Astier de la Vigerie venaient plutôt d’un milieu conservateur, traditionnel, voire de l’Action française. Donc, décidément : évitons le manichéisme et rendons à la Résistance sa complexité, et ne la dénions pas, cette complexité, à la vie – simplement.

Récemment encore, la mort de José Aboulker (17 novembre 2009) – qui organisa le Débarquement des Alliés à Alger – fut l’occasion de rappeler que lorsqu’il s’est agi pour elle de se structurer, la Résistance à Alger recruta largement à droite, voire à l’extrême-droite. Ses principaux lieutenants s’appelaient alors Henri d’Astier de la Vigerie (frère d’Emmanuel), militant de l’Action française, membre du 2ème Bureau de l’armée d’armistice, ou Jacques Lemaigre-Dubreuil, directeur général des huileries Lesieur et ancien cagoulard (sur Les cagoulards dans la guerre – voir le livre de Philippe Bourdrel paru en novembre 2009 : «Il est notoire que la grande majorité des officiers qui ont rejoint de Gaulle à Londres professent des opinions réactionnaires, voire antirépublicaines»). Il y eut des cagoulard à Vichy, évidemment. Il y en eut à Londres – ce qu’on sait moins.

Tout cela pour dire qu’en 1940 s’offrait à Bernard Faÿ un autre choix que celui de la collaboration et de la délation – obscène et ig-noble (l’exact opposé des Fils de roi de Gobineau donc), comme l’est son obsession à l’encontre des supposés complots des francs-maçons. Et que d’autres que Faÿ firent ce choix.

Il y eut même un certain nombre d’intellectuels de haut-vol qui ne choisirent pas tout à fait la Résistance (euphémisme) et qui ne s’abîmèrent pas, eux, dans l’abjection. Exemples : Philippe Ariès, Alfred Fabre-Luce, Bertrand de Jouvenel, voire Jacques Isorni – dont la remarquable biographie de Gilles Antonowicz a suffisamment dit la complexité et l’intérêt. Mais aussi Gaxotte et Bainville, deux plumes et deux têtes très bien faites, qui contribuèrent au prestige de l’Action française de l’avant-guerre. Eux – ou plutôt leurs œuvres respectives – sont aujourd’hui disponibles en poche et constamment réédité(e)s. Et de Jacques Laurent à Jacques Rupnik, nombreux sont ceux à avoir rendu hommage au don d’analyse voire de prescience que manifeste Jacques Bainville dans Les conséquences politiques de la paix – tandis que Faÿ a littéralement disparu des rayons de librairie.

Cela, sans doute pas à cause de l’infamie de la délation (Céline est dans la Pléiade), plus sûrement à cause de la médiocre qualité de son œuvre – datée. Très datée et, pour ce qu’on a lu : faible, bavarde (on le redit). Et l’on ne jurerait pas que François Furet ou Mona Ozouf eussent trouvé judicieux, voire eussent été honorés de se voir attribuer (ou assigner) comme précurseur un Bernard Faÿ, à propos de sa relecture du règne de Louis XVI et de la Révolution. Il y n’y a guère que Ghislain de Diesbach, proustien éminent lui, et très proche d’une droite très à droite, qui trouve le Louis XVI de Faÿ, admirable (voir les citations qu’en fait Jacques Brenner dans son Journal[3] des dernières années) : «Occupez-vous de mes amis…».

Tout cela encore pour dire combien, lecture faite du livre d’Antoine Compagnon, effaré, nous avons considéré le temps passé par celui-ci à retracer la biographie non pas d’un «salaud» – cela est très justifiable et très courant s’il n’est pas que cela – mais d’un personnage falot, dont l’intérêt, même renseignements pris, ne nous semble pas être de «première importance». Il y a tant à lire. Tant à écrire. Compagnon lui-même a donné l’exemple, il y a quelques années, avec Brunetière, «le grand et fanatique et injuste et faux et honnête Brunetière» (Charles Péguy, Notre jeunesse), qui méritait, lui, mal connu et méconnu, une de ces enquêtes approfondies (et dont la biographie recèle elle aussi, son lot de retournements, pas si éloignés de ceux que connut, en son temps, Bernard Faÿ).

Qu’eût pensé d’un Faÿ, d’ailleurs, un Brunetière qui écrivait (et que cite Compagnon) : «Les aptitudes intellectuelles, que certes je ne méprise pas, n’ont qu’une valeur relative. Pour moi, dans l’ordre social, j’estime beaucoup plus haut la trempe de la volonté, la force du caractère, la sûreté du jugement, l’expérience pratique» ? A votre avis ?

Là où en outre, nous avons été plus troublé, c’est lorsque Antoine Compagnon découvre, ou feint de découvrir, ou ne découvre pas (on ne sait), que l’on peut être un personnage guère recommandable et cultivé, élégant, mondain. On ne sache pas que le débat soit très nouveau (chaque publication de Céline est l’occasion du même increvable débat – écrivain de génie, véritable salaud, délateur, etc.). On sait en revanche qu’il nous semble éculé et vain parce qu’insoluble : chaque tentative d’élucidation en a été, jusqu’aujourd’hui, l’administration de la preuve. Il n’en a pas moins été abordé par un poète de génie comme Paul Celan (à propos de Heidegger) ou un Georges Steiner dans son fameux Dans le château de Barbe-Bleue, ainsi commenté par Alain Finkielkraut : «Longtemps, nous avons cru que le progrès de la morale allait de pair avec le développement de la culture. Le nazisme, montre George Steiner, a pulvérisé cette illusion : Buchenwald n’est situé qu’à quelques kilomètres de Weimar. / Longtemps aussi, au moins depuis Athènes, nous avons été animés par la conviction que l’investigation intellectuelle devait aller toujours de l’avant et, selon la belle métaphore de Steiner, nous conduire à ouvrir l’une après l’autre les portes du château de Barbe-Bleue. Mais cette foi dans le progrès est aujourd’hui vacillante : peut-être le développement technique est-il un piège et non une libération ; peut-être la dernière porte du château donne-t-elle sur des réalités contraires à notre équilibre mental et à nos maigres réserves morales. L’optimisme des Lumières nous est donc interdit, et c’est une redéfinition tragique de la culture que propose le livre dense et lucide de George Steiner.»

Alors ? Du nouveau avec Bernard Faÿ (BF) ? Rien moins. Et pour dire notre sentiment profond quant à la capacité du genre essai à sonder l’origine, les racines de la trahison : on s’en remet bien plus volontiers – mais cela reste personnel – au roman, seul à même de rendre la complexité du réel, le caractère hybride, trouble de la vie, des sentiments (et de leur expression). On préfère donc – pour faire vite – lire le grand écrivain espagnol Javier Marias et sa trilogie Ton visage, demain (en dépit de ses longues longueurs), géniale archéologie de la trahison – où le narrateur tente de comprendre comment le meilleur ami de son père (celui aussi qui l’a trahi) a, de toujours, eu la vocation du traître. Ou plutôt comment lui, son père, n’a pas vu chez son meilleur ami, «(son) visage (de traître), demain». Là, oui, avec Marias, bon compagnon, on avance.

Ce que révèle le cas BF en fait, c’est un tempérament, cette lâcheté qui est, comme l’écrit Paul Morand[4], «le climat mondain et la vertu des gens distingués». On a pu longtemps se tromper sur BF – l’image sulpicienne de l’esprit cosmopolite, etc. – jusqu’à ce qu’une situation – historique celle-ci –, Vichy donc, soit l’occasion de la révélation. Pour lui, de se révéler : tout est faux chez Faÿ, le côté duplice évoqué ci-avant. Et l’histoire est l’agent de révélation de ce tempérament.

Oui, il a fallu Vichy, et l’obsession du pouvoir chez Faÿ, pour que celui-ci ôte son masque et délivre son vrai visage – et c’est atterrant. Mais la rencontre d’un tempérament et d’une situation historique, cela peut, aussi, donner cela. Hasard ? Voire : «Je sais qu’il n’y a pas de hasard à choisir ce qui vous déshonore» disait un de nos plus grands moralistes, Camus. Les exemples et contre-exemples abondent. Récemment encore, les Mémoires de Daniel Cordier[5] témoignaient de la transformation d’un jeune homme plutôt maurrassien qui allait devenir le collaborateur le plus proche d’une des figures les moins contestables et les plus héroïques de la Résistance – Jean Moulin donc.

En fait, le cas Bernard Faÿ nous rappelle une chose – que Stendhal et Gobineau, âmes et écrivains d’élite, avaient bien anticipée : qu’il ne s’est pas agi, à Vichy, de politique (redisons-le : les maurrassiens de Londres vs les communistes qui ne désavouent pas le Pacte germano-soviétique – 23 août 1939 ! – l’attestent) mais de morale. Pas la morale que l’on fait. Non, l’autre : la morale personnelle, l’éthique, qu’en un procès continuel, délibération sans cesse reconduite, l’on se forge, de soi à soi. Henri Michel, historien du Régime de Vichy ne dit pas autre chose : «La véritable question qui sépare Vichy de la Résistance est moins d’ordre matériel, ou conjoncturel, que moral et, en quelque sorte, de principe. Lorsqu’un pays a été battu, qu’il risque de perdre son indépendance, et peut-être son âme, faut-il se résigner à sa déchéance, et ruser avec le vainqueur, s’associer même à lui pour capter ses bonnes grâces, ou au contraire faut-il se battre, au risque certes de très grandes pertes et d’immenses souffrances, pour la liberté des personnes comme de la nation ? L’histoire répond que les peuples qui survivent sont ceux qui se battent.» [6].

Enfin, à propos de Bernard Faÿ au Collège de France – qui a l’air de fort impressionner Antoine Compagnon. Il y a évidemment de grands professeurs au Collège – pour les anciens, et pour éviter toute polémique : Bergson, Lévi-Strauss, Barthes, Foucault ou Emmanuel Le Roy Ladurie – mais Bernard Faÿ, professeur au Collège de France n’est selon nous exemplaire, monumental, édifiant que pour ceux qui veulent bien se laisser édifier et que cela n’en impose qu’à qui veut bien être imposé. D’autres savent ou pensent que la fonction ne crée pas forcément l’organe. Où l’on retrouve Gobineau et ses Fils de roi qui n’ont de noble et royale que l’âme – une certaine qualité d’âme. Non l’hérédité – donc. D’ailleurs, le Comte de Gobineau était certes un «titan indigné», mais n’avait rien d’un comte, sinon la noblesse… de ses vues.

Coda – à propos des sources d’Antoine Compagnon. On en citera deux, les plus perturbantes pour le supposé sérieux du travail (parmi pléthore qui posent problème – mais on n’a plus la place, ni – aveu – l’envie) : quand il s’agit d’Abel Bonnard, c’est le révisionniste patenté, homologué, pronazi (sic) revendiqué – Olivier Mathieu – que Compagnon cite, sans précision ni note, alors que le livre cité de Mathieu est postfacé par… Léon Degrelle, le chef rexiste (oui – quand même). En outre, Mathieu est un historien passionnant et novateur. La preuve ? Sur le Troisième Reich : «Le plus grand sursaut de l’Europe et de l’âme humaine».  Cela nous avait échappé. Et sur Vichy, c’est, entre autres certes, Annie Lacroix-Riz qui est requise par Compagnon – Lacroix-Riz que l’on sait obsédée par la Synarchie (!) et ses complots, et membre du PRCF (Pôle de Renaissance communiste en France, strictement marxiste-léniniste). Il n’y a plus aujourd’hui qu’Antoine Compagnon, professeur au Collège de France, pour lui conférer un crédit que plus personne parmi les historiens de la période (et pas seulement…) ne lui accorde. La dernière fois que nous avons entendu parler d’Annie Lacroix-Riz, c’était lors d’un «débat» avec… Dieudonné… et cela ne nous a pas fait rire. Cher Antoine Compagnon : tout cela n’est PAS sérieux.


Texte extrait du Bréviaire capricieux de littérature contemporaine pour lecteurs déconcertés, désorientés, désemparés de François Kasbi, à paraître en octobre 2018, aux Editions de Paris-Max Chaleil.


[1] Livres pillés, lectures surveillées – les bibliothèques françaises sous l’Occupation (Gallimard, 2008).

[2] Un paradoxe français : antiracistes dans la Collaboration, antisémites dans la Résistance (Albin Michel, 2008).

[3] Pauvert, 2008.

[4] Préface à Adelaïde, de Gobineau (Livre de Poche, 1959).

[5] Alias Caracalla, Gallimard, 2009.

[6] Pétain et le Régime de Vichy, PUF, 1978.

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