Les textes peuvent-ils être porteurs d’une quelconque vérité, alors qu’ils fixent la parole vivante comme des papillons piqués sur du liège, alors que les livres sont des enceintes encloses, non pas de murs, mais de mots ?
Je ne vais pas chercher ici à définir la vérité, mais je vais poser la question de savoir pourquoi et en quoi les textes en général nous apparaîtraient en mesure de renfermer des propositions qui seraient de l’ordre d’une vérité, et comment nous pourrions alors y accéder ?
A l’époque des fake news et des théories du complot la question doit être posée il me semble. Hier comme aujourd’hui un texte demeure un texte, et les productions les plus contemporaines peuvent toujours être évaluées, je pense, à l’aune des trois points qui suivent.
I – Le monastère des mots
Verba volant, scripta manent. Les paroles s’envolent, les écrits restent. Mais comment, au 21e siècle, pouvons-nous interpréter cette vieille sentence ?
Nous pouvons comprendre que l’écrit est plus fiable pour attester d’une quelconque véracité. Mais nous pouvons aussi penser qu’il en coagule la libre circulation et les sens multiples qu’elle pourrait emprunter. Là aussi où la parole se transmet de bouches à oreilles et reste potentiellement performative, le texte écrit la dévitalise en la figeant sur des supports périssables qui nous obligent à passer par le décodage d’une lecture.
Rabelais avait exprimé cette idée dans le fameux passage des paroles gelées de son Quart Livre : la pensée peut se cristalliser dans un livre imprimé, mais la lecture doit ensuite la ranimer. L’écrit ne doit pas être seulement lu, il doit être interprété. Ce qu’il faut toujours c’est repasser du lu au vécu.
Un livre n’est qu’une compilation de paroles figées, mais reste cependant toujours autre chose qu’un primitif entassement de pierres. Un livre qui se regarderait dans un miroir verrait peut-être un monastère, un empilement certes, mais dans un certain ordre. L’enceinte des murs extérieurs de sa couverture, un jardin monastique très rigoureusement entretenu, celui de ses tables, des matières, des illustrations, ses index, puis les salles intérieures de ses chapitres, des cours ouvertes, et au centre un cloître, et au centre du cloître un puits. La vérité est au fond du puits dit-on. Mais en sort-elle parfois ?
Le problème n’est pas au niveau de la matérialité des supports et des dispositifs d’écriture et de lecture, mais dans ce fait que les écritures, au-delà des pouvoirs parfois abusifs qu’elles instaurent ou qu’elles cautionnent, participent d’un anthropocentrisme qui nous empêche d’appréhender la réalité à travers d’autres perspectives que le seul point de vue humain. Elles nous enferment dans notre propre monde. Comment dès lors y lire des vérités étrangères aux illusions que le langage entretient en chacun et chacune de nous.
II – Quatre rabbins entrent dans un jardin…
Ce jardin médiéval enclot dans certains livres, et dont la fréquentation engendrerait du sens pour ses visiteurs-lecteurs, pourrait se penser en quatre parties. Un hortulus, ou jardin potager ; un pomarius, ou verger ; un herbularius, consacré à la culture de plantes médicinales ; et enfin au centre du monastère, le cloître, l’hortus conclusus, ou jardin enclos, l’enceinte du sens, qui peut représenter symboliquement la Vierge Marie, mais qui pour moi ici évoquera le cœur du livre. Ce parcours rappelle celui des quatre sens de l’Écriture proposé par Origène avec sa lectio divina, une ascension dans le texte à partir de sa lecture historique, puis allégorique, puis morale, et enfin anagogique, c’est-à-dire qui élève le lecteur jusqu’à son sens spirituel.
Mais avec mon évocation d’un jardin, le rapport aux textes que je cherche à encourager est en fait celui d’un fictionaute, c’est-à-dire d’un voyageur dans un espace qui travaille à lui façonner une autre réalité (celle d’une fiction).
Je définis le fictionaute comme la densification conscientisée de la part de soi qu’un lecteur projette de lui dans le texte qu’il lit.
Ce n’est plus un simple promeneur (un lecteur). C’est un jardinier (il entretient le jardin, ce qui peut vouloir aussi signifier qu’il converse avec lui).
Ce serait ainsi qu’un lecteur pourrait dé-lire son égocentrisme, se délier de l’anthropocentrisme encré et ancré par l’écriture.
Le Talmud, en lui-même texte écrit d’une tradition orale, dit que quatre rabbins, que je considèrerais donc personnellement comme des fictionautes, pénétrèrent l’archétype de ce texte-jardin, le Paradis, en hébreu PaRDeS : Rabbi Chimon Ben Azzay, Rabbi Chimon Ben Zoma, Elicha Ben Abouya, dit le rabbin hérétique, et enfin, Rabbi Akiba.
Ce jardin intérieur aux textes, pour qu’il ne nous soit pas un labyrinthe, il nous faut nous le représenter mentalement dans une double dimension : immanente, et, transcendante. Nos quatre rabbins y progressèrent différemment dans leur avancée vers le cœur du texte : horizontalement en passant d’une partie à une autre, et, dans le même temps, verticalement en accédant à des niveaux de lecture de plus en plus élevés, résolvant ainsi le paradoxe que c’est en descendant dans les profondeurs, par exemple d’une lecture qui peut être aussi lecture de soi, que notre esprit s’élève à la sphère de sa propre intelligibilité. C’est alors que la vérité avec un miroir à la main sort du puits.
Dans cet exemple les quatre niveaux de lecture correspondent chacun à une des quatre consonnes (PRDS) du jardin en lui-même.
La lettre P, Pchat, est une lecture littérale qui s’attache au sens immédiat du texte. Les talmudistes nous disent que Ben Azzay en est mort. Il serait mort parce qu’il aurait cru que ce qu’il voyait dans le jardin, que ce qu’il lisait dans le texte, pouvait suffire à l’expression de la vérité.
La lettre R, Réméz, est une lecture attentive et sensible aux allusions du texte. Ben Zoma en serait devenu fou car soudain tout lui apparu comme avec un double-fond, un double sens, comme la pomme du verger.
La lettre D, Drach, émancipe le lecteur qui se permet alors d’interpréter ce qui est écrit. C’est la raison pour laquelle Elicha ben Abouya est parfois appelé le rabbin hérétique. C’est la lecture que Don Quichotte fait du monde (du contexte).
Enfin, la lettre S, Sod, c’est le secret du texte qui est percé, c’est l’accès à l’autre monde qu’il recelait en lui qui est révélé au lecteur. L’on dit que seul Rabbi Akiba est entré puis sorti du texte sain et sauf. Sans doute ne risquait-il plus rien puisque, après l’avoir lu, il n’était plus le même qu’avant de l’avoir lu.
III – Marcher dans les textes
Si nous voulons trouver des vérités dans les textes il nous faut les y chercher, et il nous faut pour cela les habiter, puis en sortir.
Une lecture herméneutique savante n’est guère à la portée de tous, mais si nous le voulons nous pouvons tous y substituer une lecture herméneutique sensible. Nous sentons bien la présence dans le tumulte du monde d’un murmure que nous voudrions pouvoir écouter et dont certains textes parfois semblent pouvoir porter l’écho jusqu’à nous.
Pour qu’un lecteur puisse extraire une vérité d’un texte il lui faut d’abord aimer la vérité comme Orphée aimait Eurydice, il lui faut aller la chercher dans le monde du texte, et il ne lui faut surtout pas se retourner vers cette vérité tant qu’il ne l’aura pas faite advenir au monde-monde dans lequel il l’aura lue.
La multiplicité des nouveaux circuits de diffusion des textes et des nouveaux dispositifs de lecture peuvent nous désorienter. Ils le font. Mais derrière notre utilisation de ces outils numériques demeurent des transmissions ancestrales sur la fabrique du monde par le langage et sa cristallisation dans des projections écrites.
En commençant par dépasser notre mémoire autobiographique et par accepter une réécriture de nos récits personnels, c’est ce rapport à nos traditions que nous pouvons alors conscientiser dans nos lectures des contenus les plus actuels. Qu’est-ce qui se réécrit là que ma lecture pourrait traverser ?
La légende du bouclier d’Achille, rapportée au chant XVIII de l’Iliade illustre l’histoire que je suis en train de vous raconter, qu’il serait possible d’entrer dans un texte et d’en ressortir avec une vérité. La création de ce bouclier, attribuée au dieu Héphaïstos, ravive la double métaphore du monde comme livre et du livre comme monde, mais elle peut également nous inviter à considérer les textes comme des boucliers reflétant le monde tout en nous protégeant de ses coups.
Un récit riche de sens l’est naturellement aussi d’une possibilité de métalepse, c’est-à-dire d’un possible accès à son propre monde.
Tout texte, tout livre, n’est porteur de vérité que dans la mesure où il nous permet d’exercer notre liberté d’esprit et d’accéder au discernement.
Dans notre contexte contemporain, comme à chaque époque, tout texte qui ne peut pas être librement traversé comme un jardin et qui ne nous éveille pas à une lecture émancipatrice, ne peut pas, je pense, être porteur d’une vérité. Ce qui dans un texte peut nous apporter la joie d’un enrichissement, c’est le sentiment diffus en nous que par la singularité de notre lecture, par notre libre interprétation, nous avons pu accéder à une découverte de la part de vérité que ce texte renfermait en son sein, celle que nous étions alors capable de lire jusqu’à… notre prochaine relecture.