Après un tour d’Europe d’une semaine durant lequel il n’a cessé de déprécier publiquement les plus proches alliés de l’Amérique et de flatter ses plus grands adversaires, le doute n’est plus permis que le Président Trump entend démanteler l’ordre libéral qui régnait sur le monde jusqu’à présent. Cet ordre mondial – un système d’arrangements multilatéraux, d’alliances et d’institutions internationales – fut érigé sur les cendres de la seconde guerre mondiale, sous la tutelle des Etats-Unis et la protection de ses armes. Il s’étendit de l’Union européenne et l’OTAN aux garanties de sécurité à long terme que Washington accorda aux nations asiatiques, Japon et Corée du Sud. Cette Pax Américana fut au principe de la plus grande période de paix et de prospérité de l’Histoire.
Le consensus sur l’appartenance des Etats-Unis à l’OTAN, depuis sa création en 1949, était tel que le critiquer eût été comme de demander la révocation des lois interdisant le travail des enfants. Aucun candidat sérieux à la Présidence des Etats-Unis n’y aurait seulement songé. Trump a tout changé.
Parmi les nombreux tabous brisés depuis son élection en 2016, Trump est allé jusqu’à qualifier l’OTAN «d’obsolète», et n’a cessé de mettre en balance l’engagement américain de garantir la sécurité de ses alliés. Alors que tous les Présidents, républicains ou démocrates, depuis Truman avaient soutenu l’intégration politique et économique de l’Europe, Trump a soutenu la décision du Royaume-Uni de quitter l’Union européenne. Après avoir fait campagne comme le candidat le plus pro-russe depuis Henry Wallace, il était de bonne suite que Trump s’abaisse devant Vladimir Poutine lors de leur conférence de presse commune à Helsinki. Validant les dénégations de Poutine quant à l’interférence russe dans les élections présidentielles de 2016, non seulement il endossa les mensonges de l’autocrate du Kremlin en dépit des avis unanimes des services de renseignements américains et des leaders au Congrès de son propre parti, mais il masqua de fait que la Russie est opposée aux intérêts, aux valeurs et aux alliances de l’Amérique.
Que Trump entende démanteler l’ordre libéral a fait passer au second plan son pouvoir d’y parvenir ou pas. Selon Stewart Patrick (in Foreign Policy), cet ordre libéral est déjà largement défait. «En dix-huit petits mois, Trump a déraciné et élagué sans pitié les branches de la solidarité occidentale, que ses prédécesseurs avaient cultivées sans ménager leur peine sept décennies durant.» «Les alliés de l’Amérique poursuivent désormais leur autonomie stratégique, s’emploient avec la Chine à sauvegarder la globalisation du monde et à défendre ce qui reste d’un monde ouvert, contre les déprédations de son créateur d’antan.» «Suite à l’abdication au leadership mondial de l’Amérique, l’Union européenne reste le meilleur et le seul espoir pour l’Internationale libérale et ses tenants.»
Steven Patrick voit juste quant aux intentions de Trump. Mais, comme bon nombre d’analystes faisant prématurément leur deuil de l’ordre libéral à l’international, il fait comme si le Président des Etats-Unis agissait hors de toute contrainte du Congrès et même de sa propre Administration. Si Trump existait dans un système politique différent, avec moins de contrôles et de balances, de limitations externes au pouvoir suprême, il serait bien plus dangereux. Trump se conduit en homme d’affaires, use d’une rhétorique autoritaire, exprime à tout bout de champ son admiration pour des hommes forts, et cela suggère des tendances dictatoriales. Mais comme lui-même, le premier, l’admettrait probablement, diriger un pays démocratique, doté de media libres, d’un système judiciaire indépendant, où la société civile est active, riche de partis d’opposition énergiques et où les pouvoirs sont soumis à élections régulières, n’a rien à voir avec diriger une affaire de famille. Si Trump était le Président d’une république bananière comme le Vénézuela ou d’une démocratie récente, mal consolidée comme la Hongrie, il lui serait bien plus aisé de miner souverainement les institutions démocratiques et de réorienter le cours géopolitique de son pays vers la sortie du monde libre.
Par chance, Trump – en dépit de ses inclinaisons despotiques – est le Président élu de la plus vieille république constitutionnelle au monde, et ses tentatives de défaire l’ordre libéral mondial septuagénaire que nous avons bâti et soutenu ont été, à ce jour, largement frustrées.
La première raison, à tout le moins en politique étrangère et dans le domaine de la défense, est que Trump a été soit incapable soit rien moins que désireux de pourvoir son Administration de tenants nationalistes à son image, partisans de «L’Amérique d’abord».
L’appareil diplomatique et de sécurité américain est un monstre ingérable de dizaines de milliers de personnes, et il faudrait formater un nombre considérable d’individus idéologiquement et bureaucratiquement pour transmuer le rôle mondial de l’Amérique dans le sens souhaité par Trump. A commencer par le Secrétaire à la Défense, James Mattis, le Secrétaire d’Etat Mike Pompeo, le Conseiller à la Sécurité nationale John Bolton et, plus bas dans la chaîne bureaucratique, Wess Mitchell, l’assistant du Secrétaire d’Etat pour les affaires européennes et eurasiennes, Fiona Hill, responsable du Conseil National de Sécurité pour les affaires européennes et russes. Nul dans les sphères supérieures de la diplomatie et de l’appareil militaire américains ne partage l’antipathie du Président pour l’Union européenne, l’OTAN ou pour le rôle mondial dévolu à l’Amérique. Sans parler de son étrange affinité à l’égard de Poutine. Ces officiels de haut rang et patriotes se sont donné la tâche implicite de borner les impulsions de Trump et la probabilité de leur remplacement par des idéologues incompétents et obséquieux rend les appels récurrents à ce qu’ils démissionnent un mantra à courte vue. Jusqu’à ce qu’il soit démis, l’été dernier, Steve Bannon était le plus proche conseiller de Trump, capable de traduire ses préjugés tripaux, ses délires conspirationnistes et ses propositions immatures concernant le monde, en politique réelle. Pour avoir un avant-goût des dommages que Bannon aurait accomplis s’il était resté à la Maison Blanche, qu’on se porte à Bruxelles où il a établi son camp de base et développe un réseau nationaliste sur la Toile, destiné, selon ses propres dires, à triompher de laFondation pour une société ouverte de Georges Soros.
Bannon ayant cessé de lui murmurer à l’oreille, la capacité de Trump à naufrager l’ordre libéral mondial dépend du degré possible de conversion de ses vues nationalistes à somme zéro en véritables actions sur la scène internationale. A ce jour, les dommages sont surtout rhétoriques. Nulle part le fossé entre la rhétorique présidentielle et les actes du gouvernement n’est plus visible qu’en ce qui touche à la Russie. La couverture quasi-obsessionnelle par les medias du sommet Trump-Poutine comme si c’était un match pour le titre mondial de boxe – les chaînes de télévision déployant des équipes entières sur place pour une diffusion en continu – est un exemple de la réduction simpliste des relations entre les USA et la Russie à une pure relation entre personnes. Et cela fausse l’analyse. De tous ces échanges de Trump empreints, cette semaine-là, d’un parfum de «trahison» (et c’était, en effet, passablement méprisable), il n’est résulté aucune concession politique à la Russie. Des expulsions de diplomates russes aux sanctions contre des nationaux russes de haute volée, en passant par la légalisation des ventes d’armes à l’Ukraine, et le soutien renouvelé – oui ! – à l’OTAN, la posture des Etats-Unis face à la Russie est plus ferme que jamais depuis la fin de la Guerre froide. «Trump et l’Amérique ne sont pas exactement synonymes en ce moment» s’est plaint dernièrement une personne proche des tycoons d’affaires russes dans le Financial Times, à mots presque crus.
Une perception erronée, commune à tous les Présidents américains (excepté le prédécesseur de Trump), est qu’ils peuvent changer le monde par leur seule présence sur la scène internationale. En prenant pour argent comptant la rhétorique de Trump comme si elle était constitutive d’une politique en soi, beaucoup endossent implicitement une théorie du Grand Homme dans l’Histoire. Toujours dans Foreign Affairs, Celeste Wallander, membre du Conseil National de Sécurité sous Obama, écrit qu’en raison même du comportement de Trump, «les Américains doivent s’aviser que la plus grande menace à laquelle l’OTAN est confrontée, est aujourd’hui les Etats-Unis.» Non le pays qui a perpétré la première annexion territoriale sur le sol européen depuis la seconde guerre mondiale, dont la doctrine militaire peint l’OTAN comme son principal adversaire et qui simule des frappes nucléaires sur les territoires de l’OTAN – non, la principale menace viendrait de son membre le plus puissant !
Une poignée de dirigeants européens, la chancelière Angela Merkel et son ministre des Affaires étrangères, Heiko Maas, répètent à satiété que l’Europe ne peut plus dépendre des Etats-Unis comme par le passé. Mais de même que la supposée destruction solitaire de l’ordre libéral mondial par Trump, la recherche d’arrangements alternatifs pour y suppléer ou remplacer le statu quo est presque entièrement, elle aussi, rhétorique. A part l’activation d’une initiative en faveur de la collaboration pour une Défense européenne (appelée CSP, Coopération structurée permanente) qui était prévue bien avant l’arrivée de Trump au pouvoir et qui n’a pas pour fin de remplacer l’OTAN, rien n’indique que les responsables européens préparent réellement un futur post-américain. En Asie, pendant ce temps, «la focalisation de Trump sur la Chine comme grande puissance rivale va le conduire, lui ou une future Administration, à moderniser et étendre les alliances américaines avec les pays de la région plutôt que de s’en extraire» écrivent Daniel Deudney et John Ikenberry dans Foreign Affairs.
L’ordre libéral mondial, écrit Robert Kagan dans le Washington Post, requiert «des soins et une attention constants, en premier lieu des Etats-Unis.» Mais de même que l’ordre libéral n’est pas autogène et ne se soutient pas de lui-même, de même il ne peut être mis à bas par les lubies d’un seul individu, serait-ce le Président des Etats-Unis. L’ordre libéral est «lourd» ou «collant», en cela qu’il repose sur des constituants fondamentaux – relations militaires croisées, valeurs politiques et culturelles partagées, liens économiques massifs – qui survivent à n’importe quel mandat présidentiel. Même s’il est possible à Trump de mettre sérieusement à mal ces éléments, il est trop tôt à ce jour pour statuer définitivement.
Alors que la capacité de Trump à démanteler l’ordre libéral mondial a été largement surestimée, il y a un domaine où sa rhétorique et ses agissements ont fait un mal incalculable, qui pourrait se révéler catastrophique : la mise en cause de la garantie de sécurité collective entre tous les membres de l’OTAN, enchâssée dans l’Article 5 de la Charte fondatrice. La remise en question constante de cette obligation du Traité par Trump conditionnant explicitement la responsabilité américaine de protéger ses alliés à la hausse de leurs dépenses militaires, affaiblit la capacité de dissuasion de l’Alliance atlantique et encourage de ce fait les velléités russes d’agression. Quand, récemment, sur Fox News, Tucker Carlson demanda à Trump pourquoi son fils devrait défendre le nouveau membre de l’OTAN qu’est devenu le Montenegro (un trope isolationniste amoureusement resservi par Carlson dont le fils, apparemment, ne sert pas parmi les militaires volontaires américains), Trump aurait dû rétorquer : «Parce que nos alliés de l’OTAN sont morts pour nous.» Au lieu de quoi il répondit : «Je me suis posé la même question», ajoutant gratuitement que les Montenegrins, fort agressifs de nature, pourraient en toute théorie embarquer à eux seuls les Etats-Unis dans une troisième guerre mondiale, vieille rengaine soviétique. Les équivoques de Trump font plus injure à l’ordre libéral mondial que le ratage de la ligne rouge d’Obama en Syrie, parce qu’elles concernent des assurances de sécurité données à nos alliés par traité, et non une remarque au pied levé lancée lors d’une conférence de presse.
Sous la figure de Trump, nous pourrions assister à un mouvement tectonique dans les relations internationales, avec les Etats-Unis se dessaisissant volontairement, selon les mots de Patrich, de leur rôle de «gardiens de l’ordre mondial et de champions de la liberté humaine». Et, évidemment, à une nouvelle étape dans le retour du nationalisme et de la compétition entre les nations, de type dix-neuvième siècle. Il est cependant possible que nous soyons quotidiennement confrontés à la colossale vanité d’un Narcisse mondialisé, dont les aboiements ont plus de poids que ses morsures et dont la rhétorique corrosive est influencée, non par une lecture approfondie de Noam Chomsky ou de Pat Buchanan, mais par son expérience de producteur d’émissions-poubelle de téléréalité les plus populaires. Tel est cet homme qui, une semaine après avoir qualifié l’Union européenne d’adversaire, met une photo en ligne où il embrasse le Président de la Commission européenne, avec cette légende que les Etats-Unis et l’Europe «s’aiment l’un l’autre». Quand les générations futures se pencheront sur le présent titulaire de la charge de leader du monde libre, les mots d’un autre roi fou leur viendront peut-être à l’esprit : «Un conte raconté par un idiot, plein de bruit et de fureur, et ne signifiant rien.»
(Texte traduit de l’anglais par Gilles Hertzog)