Prologue

Août.

Il ne se passe rien. Le mois d’août comme le jour mardi est un peu l’idiot de la famille. Les onze autres mois et les six autres jours ne leur laissent pas beaucoup de place.

2 heures à 5 heures du matin.

Il ne se passe rien. Trois heures qui n’existent pas.

Paris.

Où rien n’arrive plus. En France, en Occident, au fin fond du monde.

Année introuvable.

Mais les anges qui veillaient, qui rêvaient, qui dormaient, se sont ébroués. Ranimant l’histoire du monde et les acteurs. Ranimant les œuvres et les artistes. Anges, au passage, me ressuscitant.

Anges que je décrirai. Anges qui – leur nom l’indique – sont d’une ancienne religion. Anges venus du Livre.

Anges provisoires. Car un texte est à venir, une parole est à venir, un autre livre.

Alors viendra le temps des messagers.

Anges ou messagers de l’interruption. De la vie folle. Du doute. Des histoires. Des personnes mortes. Des secrets. De la vie juste. Des mots. Du désir. Des jeux.

Anges ou messagers de la vie ensemble. De la vie d’artiste. De la vie normale. De la vie perdue. De la vie enchantée. De la vie jadis. De la vie pensée. De la vie écrite.

 

2. Note

Nouvelles, contes, poèmes, manifestes, pamphlet, lettres, autobiographie, essai, monologue, dialogues, stèles, histoires, ensemble tous ces genres réunis forment un livre d’un certain genre, qui est mon genre.

 

3. Les messagers

je cherche la vérité sur mon enfance, sur les années de mon enfance, la vérité sur le monde du temps de mon enfance,

la vérité sur les années dans le monde du temps de mon enfance…

j’ai appris à lire dans les journaux,
j’ai appris à lire avec mes doigts,
l’année c’était 1944,
je lisais à trois ans, à quatre ans, les titres noirs immenses,
un peuple de morts habitait les pages,
personne ne me parlait, je ne parlais à personne,
je ne savais pas que je serais un enfant survivant,
je ne savais pas qu’il y avait d’autres enfants vivants

les images, je plaçais mes doigts et mes mains au-dessus,
je ne voulais pas les voir,
je voulais juste regarder les mots, le texte dans les journaux,
l’encre noire,
ainsi étais-je un enfant de ce monde

je me bouchais les oreilles, j’étais sourd à toutes les langues,
à toutes les paroles,
le polonais me désespérait, le russe aussi, le yiddish aussi,
le français pire encore,
je voulais juste le silence,
être seul,
enfant qui attend des nouvelles
d’un peuple de morts

je ne connaissais pas le mot écrivain,
je ne connaissais pas beaucoup de mots,
mais je les comprenais tous ou presque tous,
y compris ceux que je ne connaissais pas,
je n’ai jamais décidé ce que je ferai, je le savais depuis toujours,

des phrases, des pages, des livres, des journaux,
que liraient des personnes inconnues,
pour avoir des nouvelles du peuple des disparus, du peuple des proches, du peuple des morts,
du peuple de toutes les autres personnes,

je l’ai fait, j’ai écrit pour donner
comme un messager survivant, des nouvelles
aux vivants…

écrire ce fut ainsi, ce fut cela,
une épuisante colère,
la folle bête que l’on devient,
encagée,
la bête
pleurant de honte contre les grilles du langage

les journaux des années qui ont suivi l’année 1944,
les livres aussi,
je ne savais pas les lire calmement,
je ne voyais pas que l’air du monde était plus doux,
d’ailleurs c’était un mensonge,
l’air du monde n’avait pas changé,
un autre peuple commençait de sombrer,
le peuple des pauvres commençait à manquer

la voix des pauvres et le visage des pauvres et le corps des pauvres
sortait de la vie, sortait du monde,
il apparaissait dans les livres, sur les écrans de cinéma, dans les
journaux,
il apparaissait quand il disparaissait,

enfant muet et sourd
qui ne voulait qu’écrire
je rêvais d’un héros qui s’était absenté
mais devais revenir
toujours annoncé, toujours espéré,
jamais revenu

je rêvais que, moi aussi,
un jour, je serais de retour,
moi qui n’étais jamais parti,
je rêvais que je revenais,
je serais alors un messager,
j’apporterais les nouvelles,

dans les journaux, les livres, des années qui ont suivi l’année 1944,
des écrivains désespéraient
à cause de l’argent,
à cause des mots ou des forces ou bien des pensées qui leur manquaient,
à cause de la honte qu’ils en éprouvaient,

ils étaient semblables à l’enfant
que j’étais,
j’étais comme eux,
j’admirais ceux qui allaient manquer,
ceux qui allaient disparaître,
pauvres parmi les pauvres,
génies dénués de mots,
les messagers,
j’admirais les messagers,

aujourd’hui l’automne à nouveau approche,
ou pire encore,
à doux pas de folie et d’affreux velours,

et des nuages maintenant
ou des orages
inquiètent le ciel des mots
l’azur des œuvres
et même l’ardeur ici
du messager mourant.

 

4. L’enfant

Bienheureux celui qui ne se pose qu’une question par jour. À chaque jour sa question, une seule et vraie question. Une question qui n’obtiendra jamais de réponse, qui restera éternellement dans l’esprit, dans la mémoire à l’état de question. De celles dont on a le sentiment qu’on aurait pu les poser à un autre moment, dans d’autres circonstances, à d’autres personnes, et qu’elles seraient restées, qu’elles resteraient sans réponse.

Ainsi, celle de l’enfant, entendue naguère : «Mais, ailleurs, est-ce que c’est pareil qu’ici, la vie ?»

Les parents avaient réagi de façon assez conventionnelle, y allant de leur propre interrogation, qui n’était pas une vraie question, mais plutôt le début d’un interrogatoire comme font les policiers, les journalistes, les juges, les médecins, les professeurs, les parents, et divers autres fâcheux. Ce qui donna : «Et tu peux sans doute nous expliquer ce que ça veut dire “ailleurs”, parce que nous, on ne sait pas.»

La preuve que leur plutôt mesquin persiflage n’était pas une vraie question, c’est que justement, le petit garçon a pu y répondre aussitôt : «Ailleurs, je veux dire… par exemple, dans les livres, est-ce que les gens sont pareils qu’ici ?»

La preuve que lui leur posait et se posait à lui-même une vraie question c’est, bien entendu, qu’il n’y a pas de réponse. Vous pensez que j’exagère. Vous marmonnez quelque chose comme : «Après tout, ses parents ne l’ont pas trouvée, la réponse à la question du jour, mais elle existe bel et bien.» Or j’ai pris la chose au sérieux. J’ai lu des livres. Je vous invite à en faire autant. Ne serait-ce que pour répondre silencieusement à l’enfant inconnu.

La réponse à l’enfant est donc : oui. Et la réponse à l’enfant est donc : non.

Elle laisse intacte la question, la vraie question, très sérieuse de l’enfant, elle ne la détériore pas, elle la laisse en suspens, et elle permet ainsi à l’enfant de lire des livres dans un monde merveilleux où les questions n’ont jamais de réponse.

 

5. L’azur des mots

Le ciel d’un bleu octobre apaise Paris en août. Je cherche à dire la couleur exacte. Est-ce possible ? Un mot existe-t-il ? Faut-il l’inventer ? Si j’étais peintre… Ah, si j’étais peintre ! Si j’étais musicien… Ah, si j’étais musicien ! Ou bien encore, si j’étais muet… Ah, si j’étais muet ! En rêve, en pensée, j’approcherais le cœur du mystère, le cœur de l’énigme, avec la grâce de ceux qui ne cherchent rien. Ah, si j’étais muet, comme je serais proche de la sensation vraie, familier de ce monde où les choses ont un nom, un nom changeant comme elles, comme elles qui varient et perdent alors leur nom pour moi, pauvre écrivain.

Voici que le ciel de nuages au-dessus de Paris bouge et n’est plus le même, voici que sa couleur instable se dérobe devant les adjectifs, devant mes mots, ce ciel d’un bleu octobre devenu presque gris, d’un gris si léger que je le perds à nouveau, ciel d’un bleu mésange au-dessus de Paris.

Je cherche les pigments qui en suscitent et en inspirent la couleur, je les cherche en mille lieux, parce que cela du moins je le sais, cela un écrivain le sait, de mille sources procède la fugitive couleur du ciel en août au-dessus de Paris.

Un milliard de particules l’animent d’une nuance éphémère, d’un milliard de nuances singulières, éphémères, comme des atomes de douleur par exemple, de désespoir, de tristesse, comme des atomes de gaieté, de joie, de simple bonheur, comme des atomes de futilité aussi, de hasard, de rien.

Comme encore la terrible histoire des hommes qui a lieu bien loin du ciel de Paris et qui le sature, qui l’aggrave et l’occupe. Comme les ondes de ce temps que nous vivons, dont nous mourons, dont nous vivons, qui a lieu sans nous, qui a lieu en nous.

Comme des images qui s’ouvrent telles des fleurs et croissent jusqu’au ciel en août au-dessus de Paris. Ainsi, celle d’une petite fille qui lit un livre, allongée dans l’herbe d’un square. Et l’âme de la lectrice monte vers le ciel au-dessus de Paris, un ciel octobre, un ciel mésange, bleu comme une page.

 

6. L’été à Paris

L’organisme physique s’accommode du froid terrible, de la sécheresse insupportable, de la canicule, de l’horrible humidité, d’absolument tout ce qui arrive sur terre. Il s’adapte, il transige, il survit. On a un corps, ce n’est pas un corps, c’est un monstre, un immortel, une machine qui défie les pannes, les tempêtes, les saisons. Une chose d’avant toute vie sur terre, faut croire. Qui endure l’hiver, la neige. Qui supporte l’été, le désert, et même Paris le jour de la fête de la musique.

C’est parce qu’il y a tout au fond de lui, tapi dans son antre, l’autre qui encaisse tout, qui prend tout sur lui, qui souffre à en crever et qui crève parfois, l’autre qui, c’est rien de le dire, littéralement n’en peut plus, le pauvre, oh oui, le pauvre qui se croit à l’abri parce qu’on ne le voit pas, mais en fait c’est lui qui trinque, le pauvre, l’Esprit.

L’esprit qui va, qui songe, qui vit sa vie, sa vie folle d’esprit libre. Et chaque événement l’empêche, le menace, l’accable. Il voit bien pourtant que le corps se débrouille, il pourrait en être rassuré, il pourrait en conclure que les choses vont s’arranger. Dans la résistance inimaginable du corps, l’esprit pourrait trouver une vague énergie, un faible secours, un soupçon de sérénité. Non.

Rien ne peut rassurer l’esprit, rien ne le rassure jamais. L’esprit voit ce qu’il en est de nous sur terre. Il voit que le jour est la nuit. Et il voit que la nuit claire est sombre comme le jour.

 

7. Histoire vraie

1 – J’ai perdu le fil de mes pensées en entrant dans la vie normale. J’imaginai faire une sorte de reportage. Je croyais que les machines, les gens, les lieux m’inspireraient un livre normal. J’aimerais écrire un livre normal.
2 – J’ai perdu la tête en arpentant la vie normale. Je ne voyais plus les passants, vous savez, ces personnes folles qui semblent fuir leurs parents, leurs amis, leurs amours.
3 – J’ai perdu le nord au beau milieu de la vie normale. Soudain je ne comprenais plus ce chaos, ces zigzags, cette inquiétude. Ces gens qui me bousculent, est-ce que ce sont tous des passants ?
4 – J’ai perdu pied dans la vie normale. Tous autour de moi murmuraient dans une fausse langue, tous complices, tous de même aisance.
5 – J’ai perdu espoir sous l’horloge de la vie normale. Ma situation d’instant en instant s’aggravait, personne ne s’en apercevait, aucun secours ne s’annonçait.
6 – J’ai perdu connaissance dans la vie normale. Un médecin, plusieurs passants s’inquiétèrent de moi, de ma présence en ces lieux, de mon état.
7 – J’avais perdu mon chemin dans la vie normale. «Rentrez chez vous, retournez là-bas.» Ils me donnaient des ordres et des conseils, me guidaient, m’orientaient.
8 – J’ai perdu la raison. Comment faire dans la vie normale ? Un livre est grand ouvert devant moi. Lire le texte, je ne peux pas. L’inventer, je ne veux pas. Un mot suffirait. Je ne le prononcerai pas.

 

8. L’autre maison

On peut y travailler. Dieu sait qu’on y travaille. De jour comme de nuit. Par tous les temps. Occupés à une infinie variété de tâches. On y travaille dur. Généralement au service des autres. Comme à l’école. Beaucoup y travaillent par vocation. Comme chez les policiers.

On peut s’y restaurer. Dieu sait qu’on y mange et qu’on y boit. Depuis l’aube jusqu’à bien après le coucher du soleil. Trois cent soixante-cinq jours par an. On y mange tout et n’importe quoi. De préférence n’importe quoi. On y boit tout et n’importe quoi. Presque toujours n’importe quoi.

On peut y passer. Dieu sait qu’on y passe. Dieu sait qu’on passe par là. Plus souvent qu’à l’ordinaire. Du matin au soir et du soir au matin. On ne fait d’ailleurs que ça. C’est vrai, on ne fait qu’y passer.

On peut s’y rencontrer. Dieu sait qu’on y fait des rencontres. Vous appelez ça le hasard, vous ? Il a bon dos, le hasard. Oui, mais alors ? Le destin ? Ce serait un de ces lieux où rôde le destin ?

On peut y rêver. Dieu sait qu’on y rêve. À chaque instant. À chaque seconde. On y rêve tout le temps. De la mer. De maisons blanches au bord de l’océan. Des arbres. Des forêts dans la nuit bleue. Des lointains. De toutes ces lueurs presque éteintes.

On peut y lire. Dieu sait qu’on y lit. Toutes les pages du monde, on les a tournées là, plusieurs fois plutôt qu’une fois, et les pages d’après aussi, de tous les magazines du monde et de tous les livres du monde.

On peut y marcher. Dieu sait qu’on y marche. Autant que dans la plus grande rue de la plus grande ville sur la terre. Mais ce n’est pas une promenade, c’est une divagation.

On peut y parler. Dieu sait qu’on y parle. Même ceux à qui personne n’adresse plus la parole depuis longtemps, même ceux qui ne parlent qu’à leur bonnet. C’est même ceux-là qui parlent le plus. Ceux qui parlent tout seul.

On peut y attendre. Dieu sait qu’on y attend. On n’y fait que ça, attendre. Attendant on ne sait bientôt plus quoi, on ne sait qui.

On peut y chercher une place. Dieu sait qu’on y cherche sa place. Ce n’est pas une vie, ça, l’hôpital. Dieu seul sait ce qu’on y fait.

On peut y être seul. Dieu sait qu’on y est seul. Comme Il nous a fait. Comme au moment d’être devant Lui. Comme au moment de savoir. De savoir quoi ? On ne le saura jamais.

 

9. Ritournelles

Je me souviens d’un métro mais ce n’était pas le métro, j’avais neuf ans, c’était le seul moyen d’aller voir mon ami Morin qui habitait rue Greneta dans les Halles. Je me souviens des Halles mais ce n’était pas les Halles. C’était un campement, un immense bivouac, à ciel ouvert. C’était à côté de chez mon ami Morin dont la mère travaillait au BHV. Je me souviens du BHV, mais ce n’était pas le Bazar de l’Hôtel de Ville, c’était un magasin inconnu. Aussi n’osais-je pas y voler quoi que ce soit le jour où j’ai demandé à voir Mme Morin, la mère de mon ami Morin qui n’avait pas reparu en classe depuis plusieurs jours. Je me souviens de l’odeur du métro mais ce n’était pas le métro, c’était le bout du monde, ce soir-là je revenais du bout du monde.

Je me souviens d’un autobus mais ce n’était pas l’autobus. J’avais treize ans. Mon oncle Max adorait prendre l’autobus. Je ne me rappelle plus où nous sommes montés, où nous sommes descendus. Je me souviens qu’il a tout de suite voulu s’asseoir, qu’il a souhaité que je m’asseye en face de lui, mais ce n’était ni à cause de son emphysème, ni à cause de mon asthme naissant. Je me souviens qu’il guettait les passagères et qu’il s’est levé pour céder sa place à celle qui lui plaisait, ce n’était pas bien méchant. Elle a refusé, je me souviens que j’ai compris sans comprendre, à mon tour je me suis levé, elle s’est donc assise à ma place et, debout, j’étais vraiment content pour lui qui s’essayait à lui tourner un compliment. Je me souviens que je ne trouvais pas ce vieil homme ridicule. Même, je l’aimais d’être ainsi. Je me souviens des autobus à plate-forme, du cordon que l’on tirait pour qu’ils s’arrêtent. Mais ce n’était pas l’autobus, c’était une après-midi quelque part dans la jeunesse de la vie avec mon oncle Max Manzon.

 

Je me souviens du train qui entrait en gare de Cormeilles, puis qui en repartait vers 5 heures de l’après-midi, mais ce n’était pas le train, j’avais neuf ans. Mon grand-père Nahoum s’attardait dans le salon, il ne savait pas qu’il l’avait raté, qu’il devrait prendre celui de 19 heures, le dimanche soir il n’y en avait pas d’autres. Je l’emmenais à la gare, nous avions deux longues heures à rester ensemble et attendre, seuls. Il ne parlait pas. Il posait sa main énorme sur la mienne très petite. Il disait de temps en temps : «Ah ! Michel !» Je me souviens de ses larmes, ce n’étaient pas les larmes d’une douleur récente, ni les larmes d’une mauvaise nouvelle. Non, c’étaient les larmes de notre amour réciproque que la vie contrariait, empêchait. Il me disait : «Ah ! Michel !», je crois n’avoir jamais rien répondu. Quand le train arrivait, ce très grand et très bon vieux monsieur russe, juif et apatride, mon grand-père Nahoum Manzon fouillait dans ses poches. Il en exhumait un billet qu’il m’offrait. Je ne me souviens que de l’embarras de son corps. Je me souviens de ma gêne. Je me souviens du train qui l’emportait mais ce n’était pas un train, c’était à mourir de tristesse.

 

10. La maison des Rigoulot

Une grande affaire dans mon enfance, ce fut de choisir un arbre du jardin. Une de mes sœurs décida que mon cerisier lui appartenait. Les volets de ma chambre s’ouvraient sur des rosiers grimpants, mais les roses me font peur. J’hésitais, puis j’adoptais le sapin. Un sapin !

Dans ces années-là, qui, un beau jour, ont pris ce nom qui n’est pas du tout le leur, «les années cinquante», le train ralentissait bien avant d’entrer en gare de Cormeilles-en-Parisis. Tous les regards convergeaient alors vers ce proche-lointain, ces maisons, ces cours, ces jardins, maisons anonymes pour presque tous les voyageurs, cours anonymes, jardins anonymes.

Certains s’étonnaient, s’extasiaient, admiraient : un sapin ! Un arbre immense que j’imaginais bienveillant, dont je pensais qu’il veillait sur moi. Mon sapin.

Or une femme énorme, que la maladie, les grossesses, la misère avaient rendue obèse, venait à la maison aider au ménage comme on dit, comme on disait. Elle s’appelait madame Rigoulot, c’était aussi le nom de l’homme le plus fort du monde à l’époque, on les croyait cousins.

Madame Rigoulot avait un fils de mon âge, il avait même exactement mon âge, mais sa mère ne voulait pas qu’il vienne chez nous. Chez eux je n’allais pas non plus, c’était interdit.

Je ne le voyais jamais, je ne le croisais jamais. Sauf un jour, je revenais seul de Paris et du lycée, j’étais collé à la porte, car je voulais sauter du train avant tout le monde, il était derrière moi, il a sauté comme moi. Il m’a dit «je suis le fils Rigoulot», j’ai dit «je suis Butel, Michel Butel», il a fait «oui, je sais, la maison avec le sapin, c’est ta maison» ; j’ai répondu «oui, et d’ailleurs le sapin, c’est mon arbre», il avait la tête d’un type qui comprenait très bien de quoi je parlais. Nous avions pris le même chemin, celui qui longeait les talus, et menait vers nos maisons ; il a dit «l’année dernière, il y a eu un accident, le train a trop freiné avant Cormeilles, mon bras est passé à travers la vitre.» Il m’a montré une énorme cicatrice.

On ne s’est plus parlé, je crois ; mais en me quittant devant la porte de ma maison, où il n’était jamais venu, où il ne viendrait jamais, il m’a soudain demandé : «Et toi, Michel, ça va ?» J’entends encore sa voix très basse.

Dix ans ont passé. Je suis retourné à Cormeilles. Le sapin existait encore, mais bien sûr ce n’était plus le mien. On m’a dit que madame Rigoulot était morte.

J’ai marché. Je croyais que je me promenais. Non, j’allais vers leur maison. Je n’y étais jamais allé, mais je l’ai reconnue. Une courette boueuse, quelques poules, un chien âgé. Un jeune homme s’affairait avec un seau d’eau. J’ai voulu m’éloigner. Mais déjà il s’était retourné. Nous nous sommes dévisagés. Pas un geste. Pas une parole.

Jamais je ne cesserai de lui parler silencieusement, de lui dire que j’aimais sa mère, et qu’il est mon ami, et que je reste là, sur le seuil de la maison des Rigoulot.

 

11. L’étrangère

J’avais treize ans, elle en avait presque treize, elle s’appelait Wyoming, je ne savais ni écrire ni prononcer son nom, elle aimait le jazz, je n’avais jamais entendu de la musique de jazz, elle adorait le livre d’un écrivain américain, J. D. Salinger, que personne autour de moi ne connaissait, elle m’apprenait à le lire dans la langue originale, vraiment originale, disait-elle, elle fumait les cigarettes de sa mère, des State Express 555, je crois, enfermés dans une boîte en fer, elle savait que la vie nous séparerait, moi je croyais que non, elle pensait que la vie n’aimait pas vraiment les jeunes filles comme elle, si espiègle, si mélancolique et je ne comprenais pas qu’elle pût si souvent s’écrier d’une voix désespérée : «Oh, Michaël, la vie ne m’aime pas !»

Quand elle disparu à l’horizon de l’été où j’ai eu quatorze ans, j’ai pensé mourir dans le hall de l’aéroport. Elle aimait cent choses qui ont disparu avec elle, l’œil effaré d’un cheval que le crépuscule surprend, le fol entrain des sourds-muets dans le jardin de leur institut, le piment sur nos joues de la mauvaise herbe lorsque nous dormions enlacés, les cicatrices de sable et de chaises sur nos cuisses un après-midi de lecture, le grondement d’orage bienveillant dans la voix de son père qui nous cherchait exprès où nous n’étions pas, la flûte et le son du bouleau dans la voix de sa mère qui nous rejoignait en riant, elle savait mille secrets qu’elle m’a offerts, et je n’ai pu en retenir aucun, ils sont partis avec elle, comme bulles de savon, la magie qui nous enchante nous tue l’instant d’après, elle courait à perdre haleine, elle courait à si jeune allure, je m’essoufflais, elle courait après le vent, et soudain elle se retournait, elle se jetait dans mes bras, elle s’exclamait en pleurant «Michaël, la vie ne m’aime pas !», elle semblait à tout attentive, trop ardente, trop aiguë, en éveil quand elle dormait, elle rêvait sans fermer les yeux, elle se blessait le regard quand elle vous fixait, elle vous traversait en se faisant mal aux ronces de votre corps et elle se trouvait en présence du ciel, revenue trop vite, trop tôt, dans la contrée où les petites filles comme elle sont attendues avec beaucoup de patience, beaucoup d’intelligence de ce que c’est la vie d’en bas, cette vie où elles passent leur temps à nous ensorceler, à nous ranimer, mais elle n’a pas attendu que vienne l’heure où se dispersent les aimantes années, elle s’est comme par inadvertance volatilisée dans l’azur de nos aimantes années, et bien plus tard, en plein milieu du vif effroi d’un rêve, je rêvai d’elle au point de hurler, dans la nuit où elle me visitait, et j’ai su, j’ai compris ce qu’un télégramme le lendemain m’apprendrait : au même instant elle mourait.

 

12. Italia é vicina

Il est presque 15 heures. Ils sont seuls, eux deux, assis l’un à côté de l’autre depuis une heure environ. Ils savent qu’ils atterrissent vers 17 heures et qu’ils ne se reverront jamais. Ils ne se connaissent pas.

Ce matin, ils étaient l’un et l’autre, dans leurs familles. Lui, rue Boulard, Paris 14e arrondissement, trente-six ans, marié, deux enfants, professeur d’italien, vole vers Naples assister à un colloque de traducteurs. C’est son hobby, la traduction, il va nouer des contacts là-bas. Pour l’instant il ne traduit que pour lui, pour s’entraîner. Il connaît la littérature italienne d’aujourd’hui, il se tient au courant, il lit des livres qu’il achète à Rome au cours de ses fréquents voyages. La plupart ne paraissent pas en France. Il pense qu’il pourrait remédier à cela. Il s’occupe comme il convient de son foyer. Le dimanche ils reçoivent des amis, sa femme joue du piano avec certains d’entre eux, on reste tard à parler. C’est une vie presque aussi douce et presque aussi intelligente que la vie romaine. À peine installé à cette place, il s’est absorbé dans la lecture de magazines. Il s’informe, il rattrape son retard, comme il dit, puisque là-bas, rue Boulard, on ne lit guère les journaux.

À côté de lui, collée au hublot, il y a une jeune femme, plutôt élégante. La jeune femme est jolie, très jolie. Elle est même belle. Elle n’en est pas consciente, pas du tout. Cela arrive. Elle est l’assistante d’un patron qui ne la regarde pas, qui ne la voit peut-être même pas, qui la méprise. Pourtant elle est intelligente, efficace, utile. De temps en temps, ça se passe ainsi. Elle habite seule à Paris, dans le 20e arrondissement, au deuxième étage, ses fenêtres donnent sur une place et des platanes. Le dimanche il s’y tient un marché, des musiciens l’animent, elle ne descend jamais, elle reste à regarder, à écouter jusqu’au départ de la dernière camionnette, du dernier passant, et il y en a toujours un. En été, cela dure parfois jusqu’au soir. Elle aussi mène à sa manière une sorte de vie italienne, austère. Tout à l’heure, elle rejoindra sa mère qui se meurt d’ennui à Naples pour deux jours, trop longs jours, pourtant trop brefs aussi. Aussitôt installée à sa place, elle s’est jetée dans la lecture d’un roman policier, elle ne lit que ces livres-là.

Ensemble, à ce moment, vers 15 heures, troublés par l’insistant soleil qui leur dérobe le paysage, ensemble, ils ont levé les yeux, ils se sont dévisagés.

Ils se dévisagent et ils sourient.

Il n’y a aucune gêne entre eux. Ils sourient.

Ils ne parlent pas. N’ont aucun désir de parler. Aucun désir non plus que l’autre parle.

Maintenant, quelque chose dans le silence change. Le silence était déjà là. Mais ce n’était pas encore le leur, c’était celui du voyage, celui de l’avion, il était auprès d’eux, autour d’eux.

Désormais le silence est entre eux. Il va d’elle à lui, de lui à elle. Une mer de paroles invisibles qui aurait dû les séparer mais qui les unit.

À cet instant ils se voient comme la vie interdit qu’on se voie : un jeune homme et une jeune femme se rencontrent ici-bas comme on se rencontre dans l’au-delà.

 

13. L’amitié

Appelons-les Stéphane et Georges. Ils sont morts depuis quelques années déjà.

Ils s’étaient connus à l’école primaire, en 1919, c’était à Paris, dans le 16e arrondissement, chez les riches. Cette année-là, les hommes comme leurs pères et leurs oncles et les autres hommes comme leurs instituteurs et comme presque tous les hommes survivants rentraient chez eux, posaient leur paquetage, déposaient leurs douleurs et apprenaient une vie inconnue qui allait durer à peine vingt ans, une vie sans obus, sans gaz, sans terreur, un vrai temps de paix, disaient déjà les journaux. Leurs pères, comme tant d’autres hommes, ouvraient des yeux incrédules sur des diables qu’ils avaient entraperçus à la clinique cinq ans plus tôt, les mères leur présentaient des orphelins devenus leurs fils.

Dans les appartements de Stéphane et Georges se déroulèrent deux jeunesses proches. Aux événements de l’une, les péripéties de l’autre ressemblaient toujours. Et les mœurs, les coutumes se ressemblaient aussi. Et les opinions. Et les études, parfaites. Et les passe-temps, les vacances, les plaisirs.

Un jour, ils eurent dix-huit ans, ils entrèrent à la faculté de droit, ils faisaient le trajet ensemble, ils étaient d’accord en tout, ils connurent des jeunes filles, ils furent émus, elles s’entendaient à merveille, ils se marièrent l’automne où Hitler humilia leur pays à Munich.

Bientôt la tempête annoncée, la tempête soi-disant apaisée, fut un cyclone. Vers la fin de l’été suivant, ils eurent l’un et l’autre un enfant, pendant que leurs familles couraient en tous sens, ils furent happés par le front, séparés par des centaines de kilomètres, réunis par le vertige de la honte et de l’effondrement.

On avait encore franchi quelques mois, on ne se voyait plus, on ne s’écrivait pas, ce fut cela l’été 40. Et pour eux, il dura trois années.

Un matin de mai 1943, Stéphane et Georges se retrouvèrent assis l’un à côté de l’autre dans le train qui les menait de Paris à Lyon. Ils n’avaient rien à se dire, et ils devraient le dire pendant plus de cinq heures. Ce fut horrible. On sortit des photos, il fallait parler comme les hommes parlent entre eux, même dans les pires situations, les mensonges, les souvenirs, et, entre eux deux, le désespoir consenti du malentendu, des secrets, de la séparation irrémédiable. Embarrassés, leurs voix contraintes, une joie de pacotille, et leurs sourires clos sur un silence.

À l’arrivée, au moment de s’étreindre sur le quai, ils s’embrassèrent tendrement, ils ne se reverraient pas, ils s’éloignèrent, chacun sa destination.

Une heure plus tard… ils parvenaient sains et saufs, chacun de son côté, au rendez-vous clandestin de l’état-major de la Résistance.

D’une certaine façon on peut dire qu’ils faisaient connaissance. Ils découvraient ensemble, à la même seconde, qu’un mot peut veiller sur nous, un mot qui est une des figures de l’éternel, le mot «amitié».

 

14. Au nom du père et du fils

 C’est un homme triste. Il s’appelle Joseph. Joseph, dans la religion catholique, c’est le nom d’un homme de devoir qui fut le père de quelqu’un.

Lui, l’homme triste, est né petit-bourgeois français, dans le milieu de la France. Il grandit, il passe le baccalauréat sous la IIIe République, il choisit un métier.

Puis il rencontre une jeune fille prénommée Yvonne. Ce sont les premières années du siècle terrible, le vingtième. Ils se marient, ils fondent une famille très catholique, très française, en douze ans ils ont huit enfants, quatre filles, quatre garçons. Son médecin de famille avait pourtant déconseillé toute grossesse à Yvonne, affligée d’une maladie de cœur.

Elle se lève chaque matin à six heures. Elle va à la messe. Puis elle veille sur sa maison. Chaque jour elle s’occupe des pauvres. Et elle lit. Elle lit beaucoup. Et elle tient un journal.

Joseph partage avec elle le goût de la lecture. Et certaines autres choses. Le calme, un grand calme dans les épreuves. La certitude que les valeurs morales doivent décider de tout. Une sérénité tout à fait singulière devant la liberté des enfants. On les élève, on leur transmet un savoir, des codes, des principes. Mais c’est eux qui choisissent leur vie.
Joseph n’est pas un homme fortuné. Sa carrière progresse. Il va à la pêche. Il médite. Il affectionne le silence.

En famille, de grandes réunions ont lieu, rituelles, ouvertes aux amis. Dans ce monde, la famille cela ne sépare pas, cela unit et protège.

Jules, père d’Yvonne, vinaigrier de son état, tombe gravement malade. Il appelle auprès de lui Joseph qui ne se dérobe pas. Joseph n’aime pas son nouveau métier, il le fait à contrecœur. Ce qui n’empêche pas la réussite sociale.

Mais sa tristesse, son goût de la solitude s’aggravent.

Sa femme n’a pas cinquante ans lorsque la paralysie la gagne. Bientôt, elle meurt.

Joseph se met à écrire, à tenir à son tour un journal, qu’il enferme dans le placard de sa chambre. Un jour le placard brûle, la chambre brûle.

Peu de temps après un cancer se déclare. Joseph meurt.

Joseph, dans la religion catholique, c’est le nom d’un homme qui fut le père de quelqu’un.

Joseph, l’homme triste, qui fut longtemps chef de gare à Angoulême de son métier, s’appelait Joseph Mitterrand. L’un de ses fils fut François Mitterrand.

 

15. Transports

Un train, c’est comme un être humain, ça va son allure, plus ou moins rapide. Un train, parfois ça traîne, parfois ça se dépêche. Un train, ça prend son temps, ça s’arrête, ça repart. Un train, ça bat la campagne. Un train, ça longe des passages à niveau, des habitations. Un train, ça vieillit comme vous et moi. Il y en a, ils ont blanchi sous le harnais.

Un TGV, ça ne prend pas une ride, ça n’a pas d’âge, ça ne semble douter de rien non plus. Ça vous traverse un paysage à folle allure, sans état d’âme. Parfois, bien sûr, ça stoppe mais ce doit être pour recharger ses batteries.

Sans doute, la confusion est possible. Par exemple, ce côté transport de voyageurs commun aux deux. Le train vous prend quelque part et vous emmène autre part. Et le TGV, vous montez dedans ici, vous en descendez ailleurs. Mais l’un, le train, ahane sous l’effort, arrive fourbu, heureux de vous avoir rendu service, c’est tout juste s’il ne hennit pas lorsque vous vous éloignez. Alors que l’autre, le TGV, il a l’esprit à mille lieux de là, il affecte une désinvolture de dandy milliardaire, pas une trace d’effort, pas un muscle qui frémisse, c’est comme s’il n’avait pas bougé.

Le train, on s’y installe, on s’y affale, tel on était avant (sur le quai), tel on est dedans. Les riches y restent riches, les pauvres restent pauvres, les vieux demeurent des vieux, les jeunes demeurent des jeunes et à vrai dire les hommes y sont des hommes et les femmes, des femmes.

Mais le TGV, c’est un état d’esprit. C’est une drogue. Ou une cure. Et il faut bien dire que prendre une drogue ou suivre une cure nous fait tous jumeaux les uns des autres, tous semblables.

Même les plus mélancoliques d’entre nous, même ceux qui, comme moi, adorent le train, s’éprennent un jour du TGV. Pourtant, ce n’est pas un train. C’est un avion qui ne donne pas le vertige, qui n’emmerde ni les nuages ni les oiseaux, qui décolle et atterrit calmement, au beau milieu des villes.

Mais ce n’est pas tout. Alors quel est son secret ?

Me revient une phrase d’artiste. On lui demandait pourquoi il préférait les chats aux chiens. Il répondait : «Parce qu’il n’y a pas de chat policier.» Ce qui est très injuste envers les chiens, un peu idiot, et absurdement vrai.

Moi qui suis juif, je me dis de façon absurde, idiote, des TGV, qu’il suffit de les regarder pour comprendre qu’entre 1940 et 1945 il y a des choses qu’ils n’auraient jamais faites.

 

16. L’embauche

On lui a demandé quelque chose d’immense, quelque chose qui est plus qu’un travail ou plutôt quelque chose qui est autre chose qu’un travail.

On lui a demandé : Vous êtes libre, n’est-ce pas ? Et vous voulez du travail, vous cherchez du travail, vous espérez du travail, vous êtes ici chez nous parce que vous attendez un travail ?

On l’a interrogé : Vous avez du temps, n’est-ce pas ? Vous disposez de tout votre temps ? Vous êtes en bonne santé, n’est-ce pas ? Vous êtes en forme, tout à fait apte, d’ailleurs ça se voit, vous allez bien, n’est-ce pas ?

On l’a ausculté : Vous avez des principes, n’est-ce pas ? Le sens du devoir, le sens des responsabilités, une morale, n’est-ce pas ? Vous avez du caractère, n’est-ce pas ? Un heureux caractère, n’est-ce pas ?

On l’a prévenu : Vous serez seul, ça ne vous fait pas peur, n’est-ce pas ? les magasins, c’est triste, n’est-ce pas, les collègues y sont nerveux, présents parfois, mille autres choses à faire que répondre à vos questions, n’est-ce pas ?

On lui a expliqué : C’est simple, un idiot pourrait très bien faire ça, et si vous ne vous en sortez pas, mieux vaudrait rester chez vous, ne jamais en sortir, vous comprenez que c’est enfantin, n’est-ce pas ?

On l’a encouragé : Vous verrez, vous aimerez faire ça, vous adorerez faire ça, le soir en rentrant chez vous vous y penserez, la nuit vous y penserez, en vous levant le matin vous y penserez, ça s’appelle la chance, non ? C’est ce que quelqu’un comme vous peut rêver de plus fabuleux, n’est-ce pas ?

On l’a conseillé : Vous ferez ça gaiement, n’est-ce pas, c’est un plaisir, n’est-ce pas, alors beau costume, cravate, sourire, voix douce, n’est-ce pas ? Vous aimez les gens, d’ailleurs ça se voit et là, justement, il faut que ça se voie, n’est-ce pas ?

On l’a informé : Vous commencerez aux aurores, n’est-ce pas, vous vous arrêterez deux ou trois fois, pas longtemps, n’est-ce pas, besoins naturels, c’est naturel, ça. Et puis peut-être un café, une eau minérale. Il faut bien ça. Mais pas trop de nourriture, ça rend triste, ça ralentit, vous le saviez déjà, n’est-ce pas ?

On lui a parlé : Ne traînez pas, rentrez chez vous directement, des journées comme ça, ça vous fatigue un homme, n’est-ce pas ? Il n’y a pas que l’argent dans la vie, il y a aussi la santé, mais ça, vous le savez déjà ?

On l’a louangé : C’est quelqu’un comme vous qu’il nous fallait, quelqu’un qui cherche autre chose dans le travail que le travail, vous entrez dans la famille et elle vous plaît, votre nouvelle famille, je le lis déjà sur votre visage, vous êtes heureux, n’est-ce pas ?

 

17. Les temps modernes

«C’est quand, ma première journée de travail ?» demande-t-il sans obtenir d’autre réponse qu’un sourire inexplicable. Il reste assis sur sa chaise, bien droit, conscient de vivre depuis son entrée dans le bureau un moment crucial de sa vie, un moment heureux espère-t-il de sa monotone vie de rien, vie de chien, vie de clampin. Tout ici semble lui promettre de fameux changements, à commencer par le long discours de bienvenue du nouveau mentor, ce très gros impavide classieux personnage installé dans le fauteuil en face de lui.

Aussi, l’enfantine impatience que suggère sa très modeste question formulée d’une voix où le désespoir de la servitude ne perce presque pas, d’une voix horriblement confiante, sa pauvre interrogation avoue quelque chose de lui qu’il ne saura jamais et elle indique à l’auditeur indifférent cruel de l’autre côté du bureau quelle est la place dans le monde, quelle est l’invraisemblable exacte place dans le monde illimité qu’occupe à jamais ce putain de rien du tout de nouvel employé qui répète comme un con, comme un demeuré de chez demeuré : «Ce sera quand, ma première journée de travail ?» Or rien que ça, ces huit mots alignés à la queue leu leu, prononcés de la manière la plus cloche, cette petite phrase sonnerie aigrelette qui le gêne et même qui l’agace et à vrai dire l’indispose maintenant, lui le potentat de la pièce 3614, le tyran pachyderme du sultanat des Ressources humaines, le majestueux fumier des commencements de sortie de la honte du chômage et très puissant faramineux empereur des contrats d’esclavage et de grande mort lente dans la vie, lui le mamamouchi dispensateur d’emplois intérimaires, le voilà qui règle le niveau de sa perception de l’existence, de sa compréhension des rapports dits humains sur l’intensité de la misérable minuscule question quasiment psalmodiée : «Ce sera quand, ma première journée de travail ?» et ainsi ajuste-t-il à ce qui se trouve là sur la chaise d’en face la totalité de ses instruments très personnels de mesure pour comprendre le message que lui transmettent ses oreilles, ses yeux, ses mains, tout son corps phénoménal : la place d’où chuinte cette plainte, elle n’est pas ici, dans cette pièce, non, la place d’où s’égrène : «Ce sera quand, ma première journée de travail ?», elle est tout au fond du lapsus qu’il commet en ouvrant la bouche pour interrompre la litanie : «Voyons, mon ami, elle est commencée, elle est même déjà bien commencée, votre dernière journée de travail.»

 

18. Cinéma (une scène)

La fille est une très bonne nageuse. Ça tombe bien elle n’a rien d’autre à faire que nager dans la piscine de l’hôtel, n’en sort que pour se dorer au soleil, écouter du rap sur son walkman, boire des cocktails à base de tequila, la grande vie. Elle a reçu le fax un matin à Zurich, quinze jours tous frais payés dans ce palace des Caraïbes, cinq producteurs viendront passer une journée avec elle, ils veulent simplement lui parler du bon vieux temps où elle posait comme modèle, elle n’est pas folle, elle se doute qu’ils ont dû la repérer dans une revue, ils vont lui proposer de remettre ça. Ou bien, l’un d’entre eux l’aura remarqué à Zurich, sera tombé amoureux d’elle et il va débarquer ici avec ses copains, il lui proposera un contrat à la con, un prétexte pour la sauter, elle connaît la musique.

Mais pas le scénario. Les producteurs veulent qu’elle joue un rôle, à dire vrai, très différent. Ils veulent qu’elle leur parle de son amant des années 72-73, elle en aura des trucs à raconter s’ils savent s’y prendre. Des trucs que personne ne sait, des trucs à en faire péter le ciboulot d’un agent de la CIA, a-t-elle dit en rigolant au jeune premier qui est venu dans sa chambre. Il est entré sans frapper, le salaud, mais il faut avouer qu’elle n’a pas résisté longtemps. Sûr qu’il savait s’y prendre.

Il lui a demandé «juste quelques confidences que tu n’aurais encore faites à personne sur Carlos, ton ancien fiancé ?» En fait, ça ne lui déplaît pas d’en parler enfin à quelqu’un, et ça tombe bien, ce beau ténébreux lui inspire confiance.

Elle est complètement beurrée. Elle le fait rire, avec ses manières un peu vulgaires, elle s’en rend compte, elle fait flèche de tout bois, elle lui donne un exemple de ce qu’elle pourra raconter tout à l’heure : «Un jour, il a descendu un agent de la sécurité devant moi, à Moscou…». «Tout à l’heure, ma chérie, tout à l’heure…».

En voilà un qui ne mélange pas les sentiments et le boulot, et il a l’air rapide côté sentiments, il a bien dit «ma chérie», non ?

Il lui sert une coupe de champagne, se lève d’un bond, lui dit qu’il la retrouvera au bord de la piscine, qu’elle se dépêche, il claque la porte derrière lui… ça oui, elle va se dépêcher.

Se dépêcher de mourir.

Quand les producteurs la demanderont au standard, vers six heures du soir, le téléphone sonnera longuement dans sa chambre, un groom montera, la trouvera morte, absorption d’un poison violent mélangé à du Dom Pérignon.

Le beau ténébreux ? Inconnu au bataillon.

Nos producteurs ébahis : «Mais qu’est-ce qu’elle aurait pu nous raconter ?» Les flics classeront l’affaire. Suicide.

Plus tard les producteurs se posent une question : «Enfin quoi, on produit un film policier ou bien on tourne dans un film policier ?»

 

19. L’interruption (11. 09.)

Lumière.
Âpre chose dans la bouche.
Intense lumière.
Éclair dans les os.
Noir. Couleurs. Et noir.
Arc-en-ciel noir.

 

Lisais un illustré.
Rien entendu.
Mon fiancé.
À ce soir.
Non. Plus jamais.

 

C’est rouge ?
Si on veut.
Se rendort.
Croit qu’elle se rendort.
Quelle importance ?

 

Phrases sectionnées.
Tronçons de paroles.
Cercueil de pensées.

 

Veux parler.
Veux ralentir.
Enfin, quoi ?
OUI, comme ça, c’est bien.

 

Des fleurs !
Pour moi ?
Jésus !
Un orage de fleurs.
My God !

 

20. Une œuvre

Est-ce aussi calme et aussi furieux que ça ?
Est-ce aussi noir et aussi blanc que ça ?
Est-ce aussi animal et aussi végétal que ça ?
Est-ce aussi glorieux et aussi désespéré que ça ?
Est-ce aussi singulier et aussi commun que ça ?
Est-ce aussi sombre et aussi pur que ça ?
Est-ce aussi lourd et aussi gracieux que ça ?
Est-ce aussi fou et aussi normal que ça ?
Est-ce aussi désinvolte et aussi tourmenté que ça ?
Est-ce aussi clandestin et aussi visible que ça ?
Est-ce aussi simple et aussi énigmatique que ça ?
Est-ce aussi enfantin et aussi pervers que ça ?
Est-ce aussi intime et aussi obscène que ça ?
Est-ce aussi confus et aussi précis que ça ?
Est-ce aussi nocturne et aussi solaire que ça ?

 

21. Épilogue (provisoire)

Un homme du nom de Joshua accueillit rabbi Nathan sur le pas de sa demeure. Il le fit entrer, lui offrit boissons et douceurs, lui parla d’une affaire qui l’embarrassait, le consulta, le paya. Puis, il s’excusa : «Rabbi, je suis pressé, je ne vous raccompagne pas, vous connaissez le chemin.»

Le rabbi Nathan rendit l’argent et s’emporta : «Ceci est une insulte. Ton hôte, tu dois franchir avec lui, devant lui, une deuxième fois, dans l’autre sens, le seuil de ta maison. Telle est la loi de l’hospitalité. Car celui qui connaît le chemin de l’aller, il ne sait rien du chemin du retour.»