Quarante-huit ans d’amitié transparaissent dans les échanges épistolaires entre Cocteau et Picasso, échanges qui ne s’interrompront qu’à la mort du poète, en 1963. Mais l’amitié n’est pas une mer étale, elle essuie des grains et des tempêtes. La quantification de la correspondance en est un des indices les plus probants : 284 lettres de Cocteau, et seulement 53 de Picasso. Et même si un cambriolage dans l’appartement du poète au Palais Royal peut expliquer en partie la disparité, on sait que Cocteau était un grand épistolier, et Picasso un piètre rédacteur.
L’amitié entre Cocteau et Picasso est l’appariement du ludion et de l’ogre. Du mondain au talent fou, et du génie sûr de son génie. Picasso ne cherche pas l’approbation de son travail, il est sûr de lui. Cocteau, en revanche, a besoin d’être rassuré. Leur amitié connaît trois périodes bien définies : les débuts, la jeunesse, et l’avant-garde ; puis une brouille, en 1926, sera dénouée, mais rien ne sera plus comme avant, jusqu’à l’Occupation ; ensuite, dans les années 50, le fait qu’ils résident tous deux sur des terres méditerranéennes les rapproche à nouveau. Mais, quelque chose s’est cassé depuis les merveilleux débuts des années 20, dans le bouillonnement artistique de cette époque. Il faut dire que Picasso apprend beaucoup de Cocteau, qui lui présente de futurs mécènes et lui donne l’occasion d’exprimer son talent, aussi, dans les décors de théâtre. Car si Picasso écrit peu, en vérité, à Cocteau, il entretient une correspondance tenue avec Gertrude Stein, à part égale : c’est que Gertrude Stein est une potentielle mécène.
Les échanges entre Cocteau et Picasso, même aux beaux débuts de l’amitié sans ombre, sont déséquilibrés, et pas seulement par la fréquence des envois. Cocteau est un sensible, un affectueux, un démonstratif. Il écrit «je pense à toi», «je t’embrasse», il dessine des cœurs à la fin de ses cartes postales ou de ses lettres. Il n’est pas question d’homosexualité entre les deux hommes, mais pour Cocteau, quand on aime, on le dit et le montre. La brouille de 1926, par Picabia interposé, donne lieu à une lettre de Cocteau – datée du 25 octobre 1926 – qui résume à elle seule toute la douleur de l’amitié blessée :
«Mon cher Picasso,
J’ai mesuré hier à l’écroulement de ma vie l’amitié que j’avais pour toi. Après la mort de Raymond je me croyais incapable d’une douleur pareille.
Je sais qu’on déforme toujours et ma raison me force à croire que les cruelles paroles sont de Picabia.
Mais la chose est faite. Toi qui ne parles jamais de personne, toi qui refuses de “parler”, tu as parlé et de qui ? De moi qui t’adore et qui suis prêt à mourir pour toi et les tiens. Tu m’as perdu aux yeux de toute une jeunesse qui t’écoute comme l’Evangile. Tu as donné la plus belle arme à mes ennemis. Je souffre tellement que je voulais me tuer. Sans maman et l’Eglise je me jetais par la fenêtre.
Jean»
Le dispositif d’édition de cette correspondance a opté pour les italiques lorsque, sur le papier, le texte était souligné. C’est une disposition typographique canonique, plus fluide pour la lecture imprimée. Mais on imagine la lettre manuscrite, et les soulignements terribles d’expressions telles que «l’écroulement de ma vie» ou «moi qui t’adore…». Le «Mon cher Picasso» n’en est que plus poignant. Cocteau n’enrage pas, il est anéanti. La note la plus émouvante de cette lettre est sans doute celle qui fait référence à la jeunesse, cette jeunesse à qui Cocteau a toujours voulu s’adresser en premier lieu – c’est la destinataire première de La Difficulté d’être, par exemple. L’année 1926 se termine sur un raté, Cocteau est malade et ne peut venir déposer un cadeau sous le sapin pour le petit Paul. Quant à la réponse de Picasso à la lettre désespérée… elle n’existe pas dans le corpus.
Si Cocteau aimait et admirait Picasso d’une amitié et d’une admiration sans faille, la brouille de 1926 change son regard sur le travail de l’artiste espagnol : désormais, il peut devenir critique.
Pour une grande partie du public, l’amitié entre Cocteau et Picasso est symbolisée, matérialisée, par les photographies de Lucien Clergue montrant les deux artistes sur des gradins d’arènes et assistant à des corridas. Ce sont les images de la dernière période de l’amitié non pas retrouvée, mais à peu près réamorcée. Avant ces clichés-là, toute une histoire s’est nouée et dénouée, une histoire singulière entre deux artistes – l’un de talent, l’autre de génie –, mais une histoire, aussi, qui balaie le spectre artistique et politique d’une cinquantaine d’années du XXe siècle. Cubisme, Ballets russes, Guernica, Occupation et épuration, Dora Maar, Jean Marais, la poésie cinématographique de Cocteau, les céramiques de Picasso, le ciel de Méditerranée…
Cette très belle édition de la correspondance Picasso/Cocteau permet de mesurer le bouillonnement artistique du siècle passé. On y trouvera, outre les lettres, un appareil critique remarquable de clarté, et des illustrations qui, plus qu’elles ne balisent la correspondance, l’enrichissent et l’amplifient. Car le dialogue Picasso/Cocteau s’est exprimé également graphiquement. Non seulement au cœur même des missives, mais aussi dans les ouvrages de bibliophilie que Picasso a illustrés sur des textes de Cocteau, et dans leurs différentes productions graphiques, picturales, monumentales. Ces deux-là, Jean et Pablo, ont écrit à leur manière, et de différentes manières, sur fond d’amitié à la fois rayonnante et difficile, fusionnelle et méfiante, chaleureuse et distante, un pan essentiel de l’histoire artistique du XXe siècle.