Un ami cher me confiait, sur sa génération qui avait été celle des intellectuels des années 60 et 70, (d’heureuse mémoire, ajouterait-on si l’on était en veine de comparaison et de nostalgie) : «Nous étions tous dominés par le mépris.» Il a travaillé, lui, à s’en repentir.
Mallarmé écrivait quelque part qu’avec Baudelaire, «le poète était devenu orgueilleux» ; et que désormais, il devait devenir dédaigneux.
Le poète, et tant d’autres, l’écoutèrent.
Longtemps, le mépris fut l’affirmation décadente d’une supériorité intellectuelle ou sociale. Fut, en d’autres termes, la substitution des us et coutumes aristocratiques, décapités par 89. Voilà pourquoi, d’ailleurs, la culture anglaise n’est pas méprisante, mais hypocrite. Car chez elles, les us et coutumes aristocratiques sont vivaces et légitimes.
Car le mépris dit ce que l’hypocrisie tait.
Oui, le mépris fut l’occasion de maintenir une distance verticale entre ceux qui, à tort ou à raison, voulaient affirmer (et non pas seulement penser) leur hauteur, quand l’abolition des privilèges n’avait pas touché que les Nobles, mais aussi leurs protégés, à savoir les hommes d’esprit.
Qu’on songe au Bourgeois Gentilhomme, dont, dans un séminaire mémorable, Jean-Claude Milner avait joué le parallèle avec Vaugelas, qui décrivait le bon français comme celui qui était parlé «par la meilleure partie des gentilshommes de la cour et les meilleurs des hommes de lettres de ce temps» ; de sorte que Monsieur Jourdain, qui était un bourgeois et parlait en droit un mauvais français, était voué aux quolibets des deux élus, le noble et le lettré.
Le bourgeois gentilhomme est le paradigme du mépris légitime.
Par le mépris, le méprisant supportera les avanies du destin : fatigue de la vie de courtisan, chambre de bonne pour poète inspiré.
Car il n’est qu’une hantise, pour un homme: vivre en foule au point qu’on s’y dissout. Vérifier par là que son unicité n’est qu’un mirage, une chimère. Coûte que coûte, s’affirmer unique. Le mépris ne sert qu’à ça.
Mais voilà ; vinrent Duchamp, Céline et Duras (pour la petite province qu’est la France.) Tout charmants qu’ils fussent en eux-mêmes, ils ouvrirent une voie et fournirent un modèle ; ils générèrent des catégories. Par eux, tout geste fut art, tout cri fut littérature, tout sentiment fut sublime. Pullulèrent, alors, les artistes, les littérateurs et les amoureux.
Dès lors, pullulèrent aussi les méprisants, car le mépris, quand la noblesse finit de croire en elle-même, restait la spécialité des seuls esprits, au sens large, et non plus des bien nés. Le mépris se généralisa comme le cancer. Le mépris proliféra. Mais précisément, le mépris sert à éviter de se confondre avec le pullulement. Le mépris n’était qu’au baume contre la prolifération!
Aujourd’hui, le mépris est démonétisé. On méprise, dans le nouveau régime macronien, à tous les étages ; mépris du technicien qui sait, mépris du politique qui ordonne, mépris du trentenaire qui simplifie. Mais voilà : derrière le mépris, plus de Baudelaire ni de Mallarmé : rien. L’abîme d’une satisfaction sans contenu.
On méprise, dans la culture ; on méprise, dans les arts. Mais qui méprise qui ? Quel Titien méprise Tintoret ? Quel Mozart méprise Salieri ? Quel Cézanne méprise Monet ? Quand tous, disais-je, crient et font des gestes, et aiment, pardon, j’oubliais ?
On méprise partout, sur toute la scène sociale, virtuelle ou réelle, dans la rue ou en ligne. Jadis Flaubert méprisait les Goncourt et Baudelaire, la femme Sand : aujourd’hui, on méprise, que sais-je, un rappeur pour son dernier rap, un variéteur pour sa dernière variétoche, un youtubeur pour son dernier tube, un twitteur pour son dernier tweet. «Mais enfin, s’étoufferait Baudelaire, on ne méprise pas les petites gens ! On les laisse où ils sont ! Car alors, le mépris ne sert plus à rien!»
«Maître, il n’a jamais servi à rien, devrait-on lui répondre. Mais il est vrai qu’un monde où la pétulance de l’amour-propre, pour faire un signe à Jean-Jacques, n’a plus, pour langue d’exercice, que le mépris de chacun par chacun, est bien pire que l’état de nature du vilain Hobbes. Car il n’est que le ressentiment de la vermine pour elle-même, qui sait, d’une angoisse infinie, que rien d’autre que sa haine ne la consolera d’être née.»