Posons les données. Le monde, le réel est laissé à l’abandon. Une jungle, pour reprendre l’expression contemporaine. Là, un jeune héros – rien à dire de lui, il est un sujet américain. Qu’il soit absolument non-singulier est sa seule et nécessaire condition.

En l’occurrence, ce sujet est extrêmement compétent en pop culture, qui s’égrène tout au long du film en citations filmiques, auditives et visuelles.

Il est à noter que la pop culture se dit elle-même, qu’elle se regarde être une pop culture. Un peu comme les poètes du cercle de Mallarmé, en leur temps, se regardaient être les poètes du cercle de Mallarmé. Ce qui veut dire que tout cela est extrêmement conscient de soi, conscient de soi sur le mode esthète. Rien de moins innocent, rien de moins spontané que cette pop culture. Rien de plus narcissique, en somme, sinon qu’on a là un narcissisme du pauvre : loin de se mirer soi-même en se flattant d’être unique, on se mire soi-même en se flattant d’être identique. Même de ça, l’autofiction française n’a pas l’exclusivité.

L’humanité, avec laquelle notre héros est en continuité, fuit le délabrement du monde dans l’Oasis, un immense jeu virtuel auquel on accède en revêtant un casque profilé de réalité virtuelle. Scènes de rues, files humaines où des passants s’agitent, comme frappés de la danse de Saint-Gui, leur casque sur la tête, heaume de chevaliers qui constitue le lien avec leur avatar, qu’ils sont dans l’oasis.

Peu importe l’intrigue, puisqu’on la connaît. On sait qui sont les méchants, et on sait comment le film va se terminer. En revanche, deux choses sont à gloser, non qu’il faille gloser pour gloser, puisque nous crevons de nos gloses, de nos commentaires, de nos confessions. Mais parce que celle de Spielberg est si parfaite et si franche qu’elle nous force, enfin, à embrayer sur son nihilisme. Pour partir. Pour fuir. Ou pour habiter, comme on veut.

Spielberg raconte que, tel Willy Wonka, un certain Halliday, génial geek et grand enfant éternel (voici donc the portrait of the Artist as an always young man) a laissé un œuf à découvrir dans l’Oasis, et qu’il léguait sa chocolaterie ou équivalent à celui qui le trouverait. Pour ce faire, il faut être un fan – un fan de qui ? Moins un fan de la pop culture, qu’un fan de Halliday-fan-de-pop-culture. Invention borgésienne de Spielberg : une bibliothèque, tenue par l’anglais de service, dans laquelle est abritée la totalité de la mémoire dudit Halliday, concepteur du jeu, démiurge, en même temps que, tel le héros, il n’est rien d’autre, en somme, qu’un fan de pop culture.

Dès lors, le film va tourner en une gigantesque glose de la personnalité de l’auteur, en une scolastique casuistique et pinailleuse dans les moindres détails de la vie du Monsieur, à laquelle, en tant que sa consommatrice, l’humanité entière est vouée.

Un homme, un seul homme, donne en pâture sa propre personne, pétrie entièrement de pop culture, pour que tous les hommes y trouvent le sens de leur quête, des journées les plus intenses de leur vie.

C’est ça, l’intelligence artificielle, bien sûr : donner comme lieu d’exercice, à l’intelligence réelle et vivante, une intelligence morte, c’est-à-dire l’intelligence d’un autre, projetée dans un énoncé informatique. Précisément, une intelligence sans monde, si le monde, par nature, contraint toujours l’intelligence vivante à la surprise, et donc à la réinvention. Le monde n’est pas un inconnu ; le monde est le monde d’Halliday. Autodévoration de l’homme par lui-même. Même de cela, l’autofiction française n’a pas l’exclu.

L’autre point, très amusant, est le suivant : Halliday a fait un coup pendable à son associé, et s’en est toujours voulu. Donc notre éternel adolescent, rêvant de rêver et faire rêver sans fin, est un businessman cynique. Quelle candeur, chez Spielberg, justement dans le cynisme! C’est borgésien à nouveau : un ruban de candeur et de cynisme (à une seul face, si l’on osait).

A la fin du film, le héros reçoit son oeuf des mains dudit Halliday, qui, dans sa propre Oasis, apparaît comme ce qu’il est : un éternel adolescent tremblotant, pathétique, presque gâteux (d’où l’on apprend que l’autocélébration pathétique n’est pas non plus une spécialité de l’autofiction française), qui se regarde dans la personne de lui enfant, dédoublé et vissé avec un air d’étranger à sa console Atari, en quête du «pixel invisible». Ah ! L’invisible ! Nous revoilà enfin dans le domaine de l’âme !

Or justement, le jeune homme dit à Halliday : «Mais ce n’est pas un avatar, que je vois de vous maintenant !»

Le vieux répond : «Non».

Le jeune : «Mais alors, qu’est-ce que c’est ?»

Et le vieux se tait. Bien sûr, la première leçon, suggérée pour les couches évangélistes dont il ne faut jamais oublier qu’il fait le gros du public, c’est : «C’est l’âme du vieux Halliday qu’il découvre là.»

Et tout cela va bien avec le happy end, tout de même fort déprimant : le jeune héros, devenu maître de l’Oasis avec son clan, la ferme le mardi et le jeudi pour se consacrer à la réalité. Pourquoi déprimant ? Regardez-les, dans la réalité. Ils sont affalés avec sa dame, ce qui, je ne dis pas, n’est pas un mal, mais qui ne donne guère de la réalité enfin reconquise un visage grisant. Comme si on disait que, de toutes façons, cette bonne vieille réalité n’est jamais rien : on ne reviendra pas là-dessus.

God save America.

Car la seconde leçon énoncera justement que, si Halliday est comme son avatar, c’est qu’il est son avatar, y compris dans le réel. Que le réel, en fait, n’est absolument rien.

Ce film n’est pas un testament, parce que, derrière son obéissance aux commandements minimum de la religion américaine (la famille, les potos, et do you wanna talk about it), ce film ne dit rien d’autre que le rien de son auteur, dont il gave les foules sous le nom de pop culture, comme si pop, finalement, n’avait été que le bruit d’un vague froissement du néant, suivi d’un écho prolongé et certifié conforme par la ligue des psychanalystes.

C’est un excellent film, bien sûr. Extrêmement malin. Car c’est l’Enfer de Dante de Steven Spielberg.

Bien plus malin que les autofictions françaises.

Là-bas, là-bas… Les merveilleux nuages…

 


Ready Player One
Un film de Steven Spielberg
Avec Tye Sheridan, Olivia Cooke, Ben Mendelsohn, T.J. Miller…
En salle le 28 mars 2018.