Un des traits distinctifs du style narratif du créateur de Breaking Bad est l’usage magistral qu’il fait du prologue qui précède chaque épisode de ses fictions télévisées. Le meilleur exemple en est la séquence inaugurale de Better Call Saul dans laquelle on découvre que le héros de ce spin-off de Breaking Bad, l’avocat de Walter White à l’air tristement clownesque, est devenu un homme traqué se cachant sous les traits du gérant d’un établissement d’une chaîne de restauration rapide. Le caractère énigmatique de ce prologue tient à son ambiguïté temporelle : à la vision de Saul Goodman réduit à visionner de manière compulsive les cassettes des publicités ringardes vantant ses mérites d’avocat, on ne sait s’il s’agit d’un flash-forward ou d’un procédé narratif emprunté à la tradition de film noir consistant à débuter le récit par la fin. Cette séquence se prête à une double lecture : elle peut aussi bien se dérouler dans le futur qu’au présent, annoncer le châtiment qui attend le antihéros auquel Bob Odenkirk prête ses traits, condamné à se fondre dans la grisaille du quotidien, que représenter un retour vers le passé dans lequel cet homme se remémore la façon dont, en renonçant à son identité de Jimmy McGill au profit de celle de Saul Goodman, il est devenu un avocat véreux dont la sinistre réputation est d’être la honte de sa profession.

La déchéance de Jimmy McGill réside dans son incapacité à s’affranchir de l’ombre écrasante de son frère aîné Chuck, un avocat aux compétences juridiques unanimement reconnues dont le nom brille sur le fronton du bâtiment de l’un des plus grands cabinets d’avocat de la ville d’Albuquerque. Par son autorité morale, par sa capacité à le sortir de mauvais pas, Chuck est pour Jimmy un père de substitution : alors que Jimmy, à la suite d’arnaques à la petite semaine qui lui ont valu le surnom de «Jimmy la Glisse», est incarcéré dans sa ville natale du Michigan, son frère obtient sa libération et le ramène dans le droit chemin en l’embauchant au service courrier de son cabinet d’avocat. Par admiration pour son frère aîné dont il s’occupe avec un dévouement exemplaire depuis que celui-ci est contraint de rester à son domicile en raison d’une hypersensibilité électromagnétique, Jimmy suit à son insu des cours de droit par correspondance et réussit à décrocher son diplôme d’avocat dans l’unique espoir de gagner sa considération. En pure perte : non content de lui lancer à la figure «qu’il ne sera jamais un vrai avocat», Chuck le trahit en l’évinçant d’une procédure de class action contre une maison de retraites que Jimmy avait pourtant lui-même lancée et confiée à son cabinet.

Le déni de reconnaissance que lui oppose son frère brise les ressorts de son ambition professionnelle : à le voir retomber dans ses anciens démons, à redevenir «Jimmy la Glisse» au moment même où, recruté par un illustre cabinet d’avocat, il a enfin la possibilité de réussir sa carrière, on mesure les effets dévastateurs de la blessure narcissique que son frère lui a infligée. En faisant voler en éclats par son mépris la confiance qu’il avait en lui-même, celui qui tient lieu de figure paternelle le pousse à s’abandonner à sa pente naturelle. Personnages corrompus, dysfonctionnels ou défaillants, les pères comptent dans l’univers de Gilligan parmi les agents du mal. Sous la jovialité que Jimmy McGill affiche se dissimule une profonde haine de soi. Il est de ces escrocs dont la duplicité trouve sa source dans la détestation de soi. Tout se passe comme si les arnaques qu’il montait étaient une forme de fuite de soi, comme si, en interprétant des personnages fictifs selon des scénarios inventés de toutes pièces, il pouvait enfin échapper à lui-même. A l’opposé de Walter White dont l’orgueil provoque la perte, le drame de son avocat est de ne pas s’aimer assez. Si, selon Gilligan, l’estime de soi est le ferment de l’honnêteté, elle n’est pas toutefois, comme en témoigne la trahison de son frère Chuck, le garant d’une moralité irréprochable.

Des neiges du Michigan au désert du Nouveau-Mexique, sous quelque latitude que ce soit, Jimmy reste un tricheur : parce qu’il ne tire aucun parti de la deuxième chance qui lui est offerte, sa destinée porte la marque du fatalisme. Son échec tord le cou à la croyance profondément ancrée dans la mentalité américaine que chacun a la possibilité de se réinventer. Gilligan est le tenant d’une conception déterministe de l’existence. Le sens dans lequel évoluent les héros de ses séries est toujours celui de l’affirmation de leur nature profonde. Rien ne peut faire qu’ils ne glissent sur la pente de la corruption, que leur double négatif finisse par l’emporter : de la même manière que Heisenberg finit par éclipser Walter White, cette fiction montre comment Saul Goodman prend le pas sur Jimmy McGill. A la source de cette métamorphose, il y a, outre celle que lui fait subir son frère, une autre humiliation. Celle-ci remonte à l’enfance lorsqu’il assistait impuissant au défilé des voyous du quartier dans l’épicerie familiale venant régulièrement escroquer son père dont la crédulité faisait les délices. Tout porte à croire que, dans son choix d’embrasser la carrière d’escroc, entre pour beaucoup le désir de venger son père. Il est troublant de constater que l’identité juive fictive adoptée par ces deux personnages répond à la part la plus sombre de leur personnalité.

Leur rivalité fratricide est le moteur narratif de Better Call Saul. On peut à bon droit remarquer que Chuck présente le même profil psychologique que Walter White. C’est un être d’une intelligence acérée qui, faute de pouvoir en tirer parti, ressent un profond sentiment d’humiliation. Sûr de sa supériorité intellectuelle mais contraint en raison de sa maladie à une période de chômage forcé, il enrage de ne pouvoir donner toute sa mesure. Depuis que, immobilisé à son domicile, il dépend de son frère Jimmy qui pourvoit à ses besoins matériels, sa frustration est à son comble. Celle-ci plonge ses racines dans l’enfance comme le suggère la scène évoquant la parabole du fils prodigue dans laquelle Chuck, au chevet de sa mère mourante, réalise que Jimmy, en dépit de ses errements, reste son fils préféré. En raison du ressentiment qui le pousse à conspirer contre son frère, Chuck, bien qu’il soit un avocat d’une probité exemplaire, est un personnage assez déplaisant. En revanche, Jimmy, qui multiplie les infractions aux règles déontologiques les plus élémentaires, est un auxiliaire de justice plus sympathique. C’est que, dans l’exercice de sa profession, il met son talent de bonimenteur et d’escroc au service des plus faibles. Ainsi, use-t-il de procédés à la limite de la légalité pour défendre les intérêts de personnes âgées dont la maison de retraite surfacture les prestations. De même, la ligne de conduite qu’il adopte dans les arnaques qu’il monte en prenant exclusivement pour cible des yuppies a ceci de moral qu’elles consistent, par un juste retour des choses, à tirer profit de leur cupidité.

L’opposition entre les deux frères a également une dimension politique. Non qu’ils se lancent dans de violents débats politiques mais parce que leur antagonisme met aux prises deux modes d’organisation du système judiciaire différents – l’un rationnel, au service des puissants, incarné par Chuck dont le cabinet travaille pour de grandes sociétés ; l’autre déficient au service des plus pauvres dont Jimmy est le triste représentant. De Breaking Bad à Better Call Saul, du coût prohibitif des frais de santé excluant la classe moyenne à un système judiciaire à deux vitesses auquel seule la classe supérieure a accès, Vince Gilligan poursuit sa dénonciation de la montrée des inégalités dans la société américaine.

Si le western est une des sources d’inspiration de Breaking Bad, l’univers de Better Call Saul est placé sous le signe du film noir. Le tableau très sombre de l’Amérique que trace l’auteur tient au fait qu’aux thèmes de la décadence morale et du fatalisme s’ajoute celui de la corruption généralisée. Personne ne reste intègre dans Better Call Saul. Pas même Kim, la compagne de Jimmy, dont la particularité est d’être le seul personnage positif de cette fiction : elle dont la rectitude morale est irréprochable ; elle qui, en butte aux brimades de son supérieur, préfère, plutôt que de se révolter, redoubler d’efforts pour recouvrer sa confiance ; elle qui incarne à merveille les valeurs du modèle protestant de réussite fondé sur le travail et le mérite, connaît le même sort que Skyler, l’épouse de Walter White : au contact d’un compagnon malhonnête, elle cède à la tentation de la corruption. Ainsi, se rend-elle complice de Jimmy en lui conseillant de faire disparaître les traces de l’opération par laquelle il a falsifié un dossier de son frère afin de récupérer un client vital pour le développement du cabinet d’avocat qu’ils viennent de créer.

S’il est moins spectaculaire que l’hubris criminelle de Walter White, le problème éthique qu’aborde la dernière série de Vince Gilligan est d’une portée plus vaste : portant sur les arrangements – petits ou grands – que chacun est tenté de prendre avec la déontologie, il ne se limite pas aux agissements d’une minorité de truands mais s’étend à toutes les couches de la société américaine. Better Call Saul se distingue de la série-mère en ce qu’elle explore la psychologie non d’un homme ordinaire basculant dans la violence mais d’un adepte de la délinquance en col blanc. En fait, celle-ci reste le plus souvent impunie comme l’enseigne la scène d’ouverture à la lumière de laquelle il apparaît que Saul Goodman, fût-il un fugitif, a pu refaire sa vie sous une nouvelle identité.


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