Sur le site des éditions Actes Sud, à la page de présentation du roman L’Invention des corps, Pierre Ducrozet livre une sorte de note d’intention qui dit tout, ou presque de son livre. Il s’agit, pour l’auteur, de répondre à la question banale et abyssale : «A quoi ça pourrait ressembler un roman du XXIe siècle ?» Et Ducrozet de répondre en deux temps : par la rédaction du roman, bien entendu, et par cette note d’intention. La lecture de la lectrice, et de la critique, consiste, au fond, à sortir du sentier balisé par l’auteur, et dans le cas qui nous occupe ici, ce n’est pas simple. Parce que Ducrozet a une vision très précise de son travail, et il en parle de façon concise et irréfutable : «J’ai imaginé […] un roman sans centre, fait de plis et de passages, de liens, d’hypertextes, qui dédoublerait le mouvement du monde contemporain, en adoptant Internet comme sujet et comme forme.» Essayons de lire un peu plus loin.
L’ouverture du roman est d’un réalisme romanesque terrifiant. Nous sommes à Iguala, au Mexique, et nous assistons au massacre des étudiants. Le corps d’Álvaro est meurtri, pressé contre d’autres corps morts, bringuebalé. C’est le corps de ce jeune homme qui s’enfuit à travers le pays, traverse la frontière et arrive en Californie. Parce que ce corps est jeune, robuste, séduisant, délié, musclé – un corps à toute épreuve, il l’a prouvé – il va servir aux recherches sur les cellules souches, menées dans un complexe high tech de la Silicon Valley. La dichotomie entre corps et pensée est parfaitement montrée dans ce mouvement : il se trouve qu’Álvaro est un codeur d’exception, mais sur la terre promise du codage, son don n’intéresse personne. Seul son corps est pris en compte. Pourtant, le transhumanisme – car c’est bien de cela qu’il est question – prône l’amélioration des qualités humaines, tant sur le plan physique que mental. Et même, si l’on y regarde de plus près, le transhumanisme vise à éradiquer la mort en cherchant l’immortalité via la préservation du cerveau, que l’on téléchargerait sur un disque dur, ou que l’on mettrait dans le cloud. Pour le grand ponte de la S.V. «la mort est une idéologie comme une autre.» Mais Álvaro n’est considéré que comme un corps. De la chair. De la viande à expérience. Il faut des cobayes.
Le roman du XXIe siècle est basé sur Internet, c’est une évidence. Ce que le Net a changé, et si vite, dans nos vies, nul ne peut le nier. Le numérique est le lieu-même de la dématérialisation, et de la vitesse, ou plutôt de l’accélération. Plus ça va, plus ça va vite. On le sait, on le vit tous les jours, et chaque jour un peu plus. Ducrozet nous emmène chez les hackers, dont certains corps sont là aussi réinventés, transgenres, par exemple. Dans leurs locaux, déjetés et déjantés, une révolution est à l’œuvre : liberté et transparence. Les Anonymous entrent en jeu.
Le roman de Pierre Ducrozet est un corps textuel qui contourne la chronologie et se répand comme un réseau (neuronal) ou comme un rhizome. La linéarité est soigneusement écartée, au profit de ramifications qui bifurquent et se rejoignent, dans l’espace et le temps. Forme et fond confondus. Cependant, il ne s’agit pas d’une narration « éclatée ». A la manière de l’hypertexte, ou du pli, le roman adopte notre nouvelle forme de navigation. Notre façon contemporaine de relier les choses entre elles. Le contraire du roman choral, en quelque sorte.
Mais… n’est-il vraiment question que des corps dans ce texte ? Et comment, pourquoi, les inventer, ou les réinventer ? Le corps est un assemblage – prenons les choses de façon triviale – qui n’a de réalité vive qu’animé, nourri et hydraté, sinon c’est un corps mort. La douleur, la jouissance sont au-delà de cet assemblage. On ira relire ses cours de philo… L’invention des corps (à venir) est moins la recherche de l’immortalité cellulaire que la préservation de l’étincelle (électrique, restons trivial) de la pensée que le corps abrite. Mais à l’ère où les machines pensent, ou sont en passe de penser, la question du corps reste à cru… Un des personnages du roman de Ducrozet, Adèle, est une biologiste de haut-vol, spécialiste des cellules souches. Elle est ainsi caractérisée :
«Il n’y avait que le sexe (et encore, de qualité uniquement) pour la faire vibrer autant. Dans l’apprentissage, il n’était pas seulement question de cerveau, c’était l’ensemble de son corps qui frémissait lorsqu’une information nouvelle arrivait dans son hypothalamus, lequel diffusait ensuite l’information dans le cortex, puis les mâchoires, la bouche, la gorge, le plexus, le thorax, le ventre, le bas-ventre, ça l’embrasait entière et jusqu’aux jambes, qui, dans son cas, frissonnaient à chaque émotion intellectuelle. Adèle a le savoir érectile.» (p.139)
Ce corps-là jouit de la connaissance acquise. Il est contemporain et intemporel. C’est cette jouissance-là, esprit et corps mêlés, qu’il faudrait s’attacher à prolonger. La littérature contemporaine pose la question de l’immortalité, ou du transfert, de manières différentes mais concordantes. On songera à Corps désirable d’Hubert Haddad (2015) ou plus récemment à Zéro K de Don DeLillo (2017), entre autres. Ce thème, que l’on rattachait il n’y a pas si longtemps à la science-fiction, est devenu d’actualité. Nous sommes dans l’ici et maintenant. Pierre Ducrozet ajoute un maillon structurel, dans la façon de conduire son récit, à la question contemporaine – parce que possible, ou tout du moins probable sur le plan pratique – de l’immortalité. Le plaisir que le lecteur éprouve à la lecture de L’Invention des corps tient, dans un même mouvement, à la réaction épidermique du personnage d’Adèle, à l’angoisse éternelle devant la mort et à son éventuelle défaite, et à une forme contemporaine de mettre en musique l’appréhension du monde.