C’est une histoire magnifique.
Elle paraît peu croyable en ces temps de guerre généralisée des cultures, des civilisations et des religions. Et je sais gré au journaliste britannique Ben Judah de l’avoir exhumée dans un article du Jewish Chronicle, paru au lendemain de la visite en Israël du Premier ministre indien Narendra Modi.
Nous sommes en décembre 1971.
La partie orientale du Pakistan, distante de 1600 kilomètres de sa partie occidentale, est en rébellion depuis mars.
Le gouvernement central d’Islamabad, refusant la sécession de ce qui va devenir le Bangladesh, s’est livré à une répression impitoyable dont nul ne sait, aujourd’hui encore, près d’un demi-siècle après, si elle a fait 500.000 morts, 1million, 2, davantage.
Et l’Inde décide, le 3 décembre, d’entrer à son tour dans le jeu, de s’ingérer, comme on dirait aujourd’hui, dans les affaires intérieures de son voisin et d’arrêter le bain de sang.
Les combats sont terribles.
Les Mukti Bahini, francs-tireurs bengalais, maintenant épaulés par les Indiens, redoublent de vaillance.
Et voilà qu’après treize jours de guerre, alors que New Delhi a fait le choix stratégique d’une progression lente, continue, mais peu adaptée à ce pays sans routes, coupé par d’immenses fleuves et des marais sans nombre, qu’est à l’époque le Bangladesh, alors qu’aux abords de Dacca, la capitale, où les Pakistanais se sont retranchés et ont massé 90.000 hommes, les Indiens n’en alignent que 3.000 et ne peuvent envisager que les prémices d’un siège, un officier supérieur indien prend un avion, se pose à Dacca sans en avertir ses supérieurs, se présente devant le général Niazi, chef d’état-major de l’armée ennemie, et réussit l’un des plus spectaculaires coups de bluff de l’histoire militaire moderne: «vous avez 90.000 hommes; nous en avons beaucoup plus; sans compter les Mukti Bahini, porteurs de la vengeance de leur peuple et qui ne feront pas de quartier; vous n’avez, à partir de là, qu’un choix – continuer un combat perdu ou accepter cette lettre de reddition rédigée de ma main et par laquelle nous vous promettons une retraite dans l’honneur; vous avez une demi-heure pour vous décider; je vais fumer une cigarette…»
Niazi, tombant dans le piège, opte pour la seconde option. Trois mille soldats indiens obtiennent, à la stupéfaction du monde, la reddition de 90.000 Pakistanais.
Des dizaines, que dis-je? des centaines de milliers de vies, des deux côtés, ont été ainsi épargnées.
Et le Bangladesh est libre…
L’histoire pourrait s’arrêter là.
Sauf que le général, auteur de ce coup de maître et parrain, à ce titre, de ce nouveau pays musulman qu’est désormais le Bangladesh, s’appelle Jack Jacob et qu’il est juif.
Il est né en 1924, à Calcutta, au sein d’une famille séfarade venue, deux siècles plus tôt, de Bagdad et laissant derrière elle deux mille ans d’histoire.
En 1942, informé de l’extermination en cours des juifs d’Europe, il s’engage dans l’armée anglaise en Irak, puis en Afrique du Nord, et se porte en Birmanie et à Sumatra dans la lutte contre les Japonais.
Et, resté sous les drapeaux après l’indépendance de l’Inde, en 1947, il est le seul juif à monter dans la hiérarchie des grandeurs et servitudes militaires, jusqu’à devenir, donc, chef d’état-major de l’armée de l’Est engageant, en ce décembre 1971, l’offensive contre la soldatesque d’Islamabad.
Le fait est que j’ai croisé cet homme, il y a quarante-six ans, alors qu’ayant moi-même répondu à l’appel d’André Malraux pour la constitution d’une Brigade internationale pour ce Bangladesh dans les limbes et martyr, je venais d’entrer dans Dacca en compagnie d’une unité de Mukti Bahini.
Avec Rafiq Hussain, fils aîné de la première famille bangladeshie à m’avoir accueilli, après la libération de la ville, dans sa maison du quartier de Segun Bagicha et devenu, depuis, un ami, nous l’avons vu, le 16 décembre, debout, étrangement effacé, derrière son collègue, le général Jagit Singh Aurora, en train de signer avec Niazi, à Race House, l’acte de reddition dont il était le rédacteur.
Puis, le lendemain, j’ai eu la chance de le revoir avec une poignée de journalistes et de l’entendre parler de Malraux qu’il était en train de lire, de Yeats dont il connaissait des vers par cœur, de sa double identité indienne et juive, de Moshe Dayan qu’il vénérait, de la libération de Jérusalem qu’il tenait pour un exemple d’art militaire – mais sans que, dans mon souvenir, il ait rien dit de ce face-à-face si dramatique, et si intensément romanesque, où la guerre des ascendants pesa mille fois plus lourd que celle des armées et où se joua, donc, le destin du Bangladesh naissant.
Je revois son œil malicieux.
Sa silhouette un peu lourde, sans vraie prestance, quoique auréolée d’une autorité sans réplique.
Et sa manière, encore une fois, de rester en retrait, comme s’il était soucieux de partager avec ses frères d’armes, les généraux Aurora et Manekshaw, le mérite d’une audace dont je sais aujourd’hui qu’elle n’appartint qu’à lui.
Il m’apparut, ce jour-là, comme le représentant d’une de ces tribus perdues qui participent du génie d’Israël.
On aurait dit un Kurtz de Kaifeng, Konkan, Malabar ou Gondar revenu du cœur des ténèbres, et prêt à y retourner.
Ou, mieux, un Lord Jim biblique, ou un capitaine Mac Whirr, définitivement sorti de la zone des typhons et faisant alliance avec les coolies.
On appelle Justes les hommes qui ont sauvé des juifs.
Comment faut-il appeler un juif qui a sauvé, fait advenir et baptisé un peuple qui n’était pas le sien?
Pourquoi ne pas l’appeler, lui aussi, juste –
avec ou sans majuscule – afin de signifier
ce dépassement des limites identitaires
dont il a fait preuve de façon admirable?