Il y a quelque chose du Dictionnaire philosophique dans le dernier livre de Timothy Snyder, On Tyranny. Certes, l’ennemi de Snyder n’est pas celui que s’est donné Voltaire : alors que le Dictionnaire philosophique s’en prend à «l’Infâme» et à son long cortège d’intolérances, ce sont les menaces qui pèsent sur la démocratie américaine que Snyder prend pour cible. Pourtant, les deux textes ont ceci de commun qu’ils se veulent des livres portatifs : pour Voltaire comme pour Snyder, il s’agit d’écrire des textes adressés au plus grand nombre, à faire circuler le plus rapidement et le plus largement possible. «Jamais vingt volumes in-folio ne feront de révolution», observait Voltaire au sujet de l’Encyclopédie, «ce sont les petits livres portatifs à trente sous qui sont à craindre». Snyder, dont l’ouvrage ne coûte que huit dollars, a retenu cette leçon de marketing révolutionnaire. Ainsi la critique parue dans le Guardian me semble-t-elle manquer cette dimension essentielle du livre de Snyder, ouvrage de combat et non d’érudition, ouvrage à mettre entre toutes les mains et non pas entre celles des seuls spécialistes de philosophie politique : si l’on en croit cet article, signé par Richard J. Evans, On Tyranny serait trop léger, il aurait le tort de ne pas suffisamment approfondir les exemples historiques qu’il convoque et de ne pas recourir davantage à la sagesse des grands auteurs du passé. Sèchement, R. Evans conclut : «Les démocraties meurent de multiples manières et afin de nous aider à défendre nos droits, nous avons besoin d’un ouvrage plus réfléchi que celui-ci». Je pense exactement le contraire : que le livre de Snyder est précisément celui qu’il nous faut, un livre dont la concision permet de souligner d’autant plus efficacement les analogies entre notre époque et les années 1930, référence implicite de ceux qui prétendent rendre l’Amérique grande encore comme de ceux qui voudraient restaurer la France d’avant la construction européenne. Car si l’histoire ne se répète pas, comme l’observe Snyder au commencement de son livre, elle est néanmoins porteuse d’enseignements : et ce sont vingt leçons tirées du vingtième siècle qu’il formule dans cet opuscule cinglant.
Ces vingt leçons, ce professeur d’histoire européenne à l’université de Yale les a initialement formulées dans un message publié sur Facebook le 15 novembre 2016. Partagée à ce jour par plus de dix-sept mille personnes, cette liste d’avertissements a été reprise sur un grand nombre de plateformes numériques et traduite par Olivier Salvatori dans Le Monde. Elle débute par une déclaration qui va à l’encontre de la théorie de l’exceptionnalisme américain. Loin d’être une spécificité de l’histoire européenne, la montée du fascisme peut se produire partout, y compris aux États-Unis : «Les Américains ne sont pas plus avisés que les Européens, qui ont vu la démocratie succomber au fascisme, au nazisme ou au communisme. Notre seul avantage consiste dans la capacité à formuler un enseignement à partir de leur expérience». À l’origine du dernier livre de Timothy Snyder se trouve donc ce message écrit dans la période de stupeur qui a suivi les résultats de l’élection présidentielle américaine : il en est la réécriture, l’extension et le prolongement, tout en conservant le sentiment d’urgence qui habitait son auteur au lendemain de la victoire de Donald Trump. Parmi ces vingt leçons tirées des horreurs du vingtième siècle, je souhaiterais en reprendre deux. À lire la deuxième dans le contexte actuel, une forme d’optimisme est possible ; à lire la dix-huitième, l’effroi ne peut toujours pas se dissiper.
«2. Protégez les institutions. Ce sont les institutions qui nous aident à préserver l’intégrité morale de la société. Ne dites pas “nos institutions” à moins de vous les approprier en agissant en leur nom. Les institutions ne se protègent pas elles-mêmes. Elles s’effondrent les unes après les autres si elles ne sont pas défendues dès l’origine. Alors choisissez une institution qui revêt de l’importance à vos yeux – un tribunal, un journal, une loi, un syndicat – et battez-vous à ses côtés. (On Tyranny, p. 22)».
Depuis le résultat des dernières élections présidentielles américaines, un grand nombre d’institutions (dans le sens large donné à ce terme par Timothy Snyder) ont reçu un soutien passionné de la part des citoyens américains. Attaqué à de nombreuses reprises par le nouveau président des États-Unis, le New York Times a vu son lectorat s’accroître considérablement : au cours du dernier trimestre, 276.000 personnes se sont abonnées à l’édition numérique et 25.000 à l’édition papier. Plannet Parenthood, une association qui milite pour l’éducation sexuelle et le droit à l’avortement, a également bénéficié d’un soutien massif : le nombre des donations qu’elle a engrangées a été multiplié par quarante depuis le résultat des élections présidentielles. Il en va de même pour l’ACLU (Union américaine pour les libertés civiles) que la présidence de Donald Trump a galvanisée. Fondée en 1920, cette association défend les droits et libertés individuelles garanties par la Constitution et les lois des États-Unis. Alors qu’elle reçoit d’ordinaire quatre millions de dollars en donation par an, elle a récolté vingt-quatre millions de dollars dans l’espace d’un seul weekend, celui qui a suivi le premier décret sur l’immigration signé par le nouveau président américain. Bien sûr, ces manifestations de solidarité, ces engagements en faveur d’institutions diverses sont susceptibles de se relâcher : les bonnes volontés s’usent face à la répétition des attaques et l’enthousiasme que l’on démontre au commencement des luttes, avec le temps, est propre à s’émousser. Mais peut-être assistons-nous à une revivification de l’action politique aux États-Unis après un long assoupissement, celui que la théorie de la fin de l’histoire et de la victoire définitive du capitalisme aurait provoqué chez les compatriotes de Timothy Snyder, qui développe cette thèse dans la brillante conclusion de son manuel de résistance politique. Alors que les partisans de Donald Trump souhaitent un retour à la première moitié du vingtième siècle (le slogan «America First» est également le nom d’un comité qui cherchait à empêcher l’entrée en guerre des États-Unis contre l’Allemagne nazie), leurs adversaires s’inspirent d’une époque plus récente, celle des années soixante et soixante-dix, période contestataire, période d’engagement et de passions politiques. À lire cette deuxième leçon dans le contexte des premiers mois de l’administration Trump, l’espoir d’un maintien de la démocratie est possible car la résistance est réelle ; mais c’est l’effroi qui guette lorsque l’on découvre le dix-huitième avertissement lancé par Timothy Snyder :
«18. Gardez votre calme quand se produit l’inconcevable. La tyrannie moderne manipule la terreur. Quand survient l’attentat terroriste, rappelez-vous que les régimes autoritaires exploitent de tels événements afin d’asseoir davantage leur pouvoir. Le désastre inattendu qui exige la disparition des contre-pouvoirs, la dissolution des partis d’opposition, la confiscation de la liberté d’expression, le droit à un procès équitable et tout ce qui s’ensuit, est un vieux truc que connaissent parfaitement tous les fascistes. Ne tombez pas dans le piège. (On Tyranny, p. 103)».
Ce qu’il y a de terrifiant dans cette mise en garde, c’est le caractère d’inéluctabilité que Timothy Snyder lui donne. Pour ce dernier, la question n’est pas de savoir si l’inconcevable va se concrétiser, mais quand. Le cataclysme qui nous menace va réellement se produire, dit-il ; et c’est de notre réaction à ce dernier que dépendra notre avenir. Car Timothy Snyder nous rappelle que l’incendie du Parlement allemand, survenu le 27 février 1933, a marqué le début de l’ère nazie. Face aux flammes qui s’élevaient dans la nuit, Hitler s’est écrié : «Cet incendie n’est que le commencement !». Le lendemain, un décret suspendait les droits fondamentaux des citoyens allemands et autorisait la police à placer n’importe qui en «détention préventive». Le 5 mars suivant, le parti nazi remportait une victoire décisive aux élections parlementaires après avoir présenté la destruction du Reichstag comme le premier acte d’une campagne de terreur menée par la gauche. La suite est tristement célèbre : la police et les milices nazies ont commencé à arrêter les membres des partis d’opposition avant de les transférer dans des camps de concentration improvisés. Le 23 mars, le nouveau parlement faisait passer une «loi habilitante» autorisant Hitler à gouverner par décret : et l’Allemagne demeura en état d’urgence pendant les douze années qui suivirent, jusqu’à la conclusion de la Seconde guerre mondiale. «Hitler avait utilisé un acte terroriste, un événement dont la signification intrinsèque était limitée, afin d’instaurer un régime de terreur qui a assassiné des millions d’individus et changé le monde» (On Tyranny, p. 105).
S’il n’y avait qu’une raison de lire l’ouvrage de Timothy Snyder, avant de le donner à des amis en les invitant à offrir leur exemplaire à leur tour, ce serait celle-là : parce que cet ouvrage établit un précédent. Dans l’éventualité où un événement cataclysmique se produirait, un événement comparable à l’incendie du Reichstag, nous pourrons nous référer au livre de Snyder, nous pourrons l’invoquer comme modèle de notre conduite et répondre «nous savons ce que vous essayez de faire !» si l’horreur était instrumentalisée en faveur d’une suspension des libertés. «Les Américains ne sont pas plus avisés que les Européens» déclare Snyder. La réciproque est également exacte : les risques qui pèsent sur la démocratie américaine concernent toutes les démocraties, la nôtre également. Ainsi est-il à souhaiter que l’ouvrage de Timothy Snyder soit rapidement publié en France et que ce livre portatif, compendium des leçons tirées de l’histoire du vingtième siècle par un spécialiste éminent, soit diffusé aussi largement que possible, de crainte qu’il doive un jour circuler sous le manteau.