La semaine dernière, l’Academy of Motion Picture Arts and Sciences a surpris le monde en attribuant l’Oscar du Meilleur film à Moonlight de Barry Jenkins. Le cafouillage qui précéda la remise du prix, Warren Beatty annonçant erronément que la comédie musicale de Damien Chazelle, La La Land, avait été choisie, symbolise en quelque sorte la polarisation de la cérémonie. Je reste pour ma part surpris d’un immense oubli, à la mesure en somme du film dont il est l’objet : le mal-aimé des Oscars en effet – et de nos Césars à plus forte raison, pour lesquels il ne reçut aucune nomination – fut sans conteste le dernier film de Martin Scorsese. Silence est pourtant de ces œuvres qui vous transforment et dont l’art même ne se remet pas.
En un sens, ce qui semblera une grotesque injustice dans dix ou vingt ans peut s’expliquer et par l’intrigue de ce merveilleux film et par les contradictions de notre époque. Scorsese a choisi de raconter, s’inspirant du roman de Shūsaku Endō publié en 1966 et déjà adapté par le passé au cinéma, l’histoire de deux Jésuites portugais, le Père Rodrigues, joué par Andrew Garfield, et le Père Garupe, joué par Adam Driver, partis au début du XVIIe siècle à la recherche de leur maître, Cristóvão Ferreira qui, pour échapper aux persécutions antichrétiennes des shoguns Tokugawa, a choisi l’apostasie et s’est converti au bouddhisme zen. Cela faisait vingt-six ans qu’il portait cet ambitieux projet, peinant à le faire produire.
Ferreira, incarné par Liam Neeson, a vraiment existé et on lui attribue même un livre écrit après sa conversion, en langue japonaise, contre la foi chrétienne. Ces missionnaires, effectivement persécutés à l’époque, n’étaient pas des colonisateurs, et c’est l’image d’un christianisme pacifique et même faible qui, je crois, dérange le public – à l’heure où pourtant, il est à nouveau la religion la plus persécutée au monde, où les barbares de Daech, tenants d’une idéologie notoirement violente, l’emportent en cruauté sur les sympathiques bouddhistes de l’ère Edo, immolant et crucifiant comme ces derniers.
Le film suit la quête des deux jeunes Jésuites, leur rencontre avec un groupe de crypto-chrétiens, leur relation avec une âme torturée, Kichijiro, chrétien qui a abjuré par le passé, recherche à nouveau la foi mais ne peut que trahir, mais aussi leurs rapports avec l’«Inquisiteur», joué par Issei Ogata (l’Empereur Hirohito dans Le Soleil de Sokourov), leurs controverses et les retrouvailles avec Ferreira. Plus que tout cela et comme le titre l’indique, il s’agit de parler d’un silence : c’est l’immense, le terrassant silence de Dieu face à l’horreur de sa Création. Face à la souffrance, face à l’injustice.
Ca n’est pas la première fois que Scorsese tente de filmer l’impossible dialogue avec le divin. Ca n’est pas non plus la première fois que ce dialogue devient sous sa caméra une conversation à trois personnes. Qu’on se rappelle Charlie-Harvey Keitel et Johnny-Robert De Niro dans Mean Streets, où Charlie, le mafieux qui voulait être prêtre – comme Scorsese lui-même, qui continue, à en croire le critique Anthony Oliver Scott, à approcher le cinéma comme un exercice spirituel –, s’amusait à éprouver un millionième de la souffrance infernale («It’s all bullshit except the pain») en passant le doigt sur la flamme d’une allumette : Dieu était le lien ou plutôt la soustraction de ces deux personnages. Dans La Dernière Tentation du Christ, un Jésus tourmenté par la haine de soi incarné par Willem Dafoe et un Judas à l’accent juif new-yorkais (encore Keitel) porté par l’amour de son peuple et la haine de la tyrannie romaine s’opposaient fraternellement en un duo très proche de celui de Garupe et Rodrigues, ce dernier étant Judas et Garupe Jésus. Très proche aussi du duo de Mean Streets, où le conflit moral et métaphysique de Charlie sonnait déjà comme du Judas…
En effet, face au silence divin, la question morale est celle de l’absolu et des accommodements : Garupe pense que les misérables dont il est venu éveiller la foi doivent mourir plutôt que de piétiner l’image du Christ comme le leur demandent les autorités ; Rodrigues croit au contraire qu’il n’y a pas de problème à agir ainsi si c’est pour sauver sa vie – et donc sa foi. Sa casuistique fait écho aux préoccupations «triviales» et politiques de Judas tel que Scorsese le voyait : aux yeux du réalisateur, Rodrigues et Judas n’en sont pas moins chrétiens car au-delà de la vision gnostique selon laquelle il fallait bien que Judas trahît Jésus pour que ce dernier pût accomplir son destin et sa passion, vision où Judas est donc déjà si l’on veut, meilleur qu’il n’y paraît, il semble surtout à Scorsese que la manière dont celui-ci éprouve le mal quitte à y succomber fait partie intégrante de la foi biblique. A un moment, Rodrigues dit à son compagnon que sa rigidité morale fait même de lui un mauvais Jésuite : c’est en effet et de façon d’ailleurs fort caricaturale (notamment à cause du portrait que Pascal fit de l’ordre dans ses Provinciales), pour la restriction mentale et la direction d’intention que les Jésuites sont connus, et cette volonté de tout donner, de sacrifier sa chair pour un Dieu qui s’est fait chair, ne leur ressemble pas. Scorsese, et il est en cela aussi fortement jésuite que le Pape François, filme la liberté : dans le retrait de Dieu, dans ce silence qu’il oppose au monde gît notre libre arbitre. Nous pouvons nous tromper mais c’est en assumant l’intrication du bien et du mal plutôt qu’en nous réfugiant dans une pureté manichéenne qu’au moins nous accomplirons notre mission d’êtres humains. « I don’t know if there’s redemption, but there is such a thing as trying to get it right », a-t-il pu dire, ajoutant : « But how do you do it? The right way to live has to do with selflessness. I believe that. But how does one act that out? I don’t think you practice it consciously. It has to be something that develops in you — maybe through a lot of mistakes. »
Le monde de Silence est un monde en clair-obscur, à la Caravage, à la Lievens : la grotte et les huttes des paysans crypto-chrétiens sont des catacombes baroques où la furtive flamme du bien frémit contre la ténèbre du mal. Oui, la foi scorsesienne se dessine sur un fond d’absence et de doute : Dieu se tait, et même lorsqu’il parle c’est d’une voix trop humaine pour qu’on y croie absolument. Il faut le doute, il faut le mal. Dieu n’est pas certitude mais pari, comme dans les Pensées : comment faire autrement quand on voit à chaque instant son vide plutôt que sa présence ? Mais ce constat tranquille, quoiqu’il démente à jamais l’optimisme béat, est la matrice et de la liberté et de tout bien social et politique. Faust de Sokourov – le plus grand événement cinématographique de ces dix dernières années à mon sens – s’achevait sur la mort du mal, tué, lapidé par un Faust rebelle : loin de trouver Dieu, le damné se libérait par là de toute morale et ainsi se clôturait la Tétralogie du Pouvoir que le cinéaste russe faisait commencer à la Révolution de 1917, mais qui peut aussi bien commencer ainsi, à la mort de Satan. Silence ressemble beaucoup, esthétiquement, par ses plans et jusqu’à ses effets sonores, à l’Enfer de Faust : je ne peux m’empêcher d’y lire aussi un dialogue philosophique avec ce film époustouflant, Scorsese montrant comme la vraie foi nécessite et le doute et le rapport au mal. Sur la croix même, son Jésus doutait, rêvant de faire l’amour avec Marie-Madeleine !
Cette scène provoqua d’ailleurs l’ire de l’Eglise catholique et même une flambée de violence : elle contenait pourtant toute la profondeur métaphysique de la morale biblique, qui n’est pas l’affirmation péremptoire du bien, mais plutôt le jeu subtil du bien avec le mal. A quelques notoires exceptions près, la réaction du public chrétien alla alors de l’intimidation à la brutalité pure. Bill Bright, fondateur de l’organisation prosélyte Campus Crusade for Christ, traita Scorsese de blasphémateur et offrit à Universal d’acheter tous les négatifs du film afin de les détruire ; Zeffirelli déclara que cette œuvre pourtant si chrétienne résultait d’une manipulation des Juifs de Los Angeles ; en Amérique et même en France (l’Espace Saint-Michel à Paris fut notamment incendié), le montrer en salle devint une affaire périlleuse… C’était pourtant bien d’un acte de foi qu’il s’agissait, offert à une génération incrédule par l’ancien enfant de chœur de Little Italy. Ce genre de quiproquo n’est au demeurant pas rare dans l’histoire du christianisme : Baudelaire fut accusé de porter atteinte avec Les Fleurs du Mal aux principes de la religion – alors qu’il suffit de lire Mon cœur mis à nu pour comprendre à quel point le catholicisme le hantait. Plus près de nous, je me rappelle les militants de l’Action Française criant : «Christianophobie, ça suffit» (sic), devant les portes du Théâtre de la Ville où jouait Sur le concept du visage du fils de Dieu, de Romeo Castelluci, pièce certes blasphématoire mais dont l’auteur se disait cependant chrétien, et même «missionnaire»… L’islam, on l’a vu récemment, n’est pas sorti de cette haine du blasphème qui pourtant, de quelque point de vue qu’on se place, libère et sauve. Avec Silence, Scorsese boucle la boucle : c’est quelques jours après la première de son film «hérétique» et sur les conseils de Paul Moore, l’évêque épiscopalien de New York qui, lui, avait aimé La Dernière Tentation du Christ, qu’il lut le roman de Shūsaku Endō. Je l’ai dit, il lui fallut près de trois décennies pour arriver à en faire ce film tant désiré.
Comme le souligne Manohla Dargis au sujet des plans de Silence, le combat immémorial entre bien et mal s’y fait parfois, visuellement, plus manichéen justement, comme dans cette prodigieuse scène où les soutanes des deux jeunes Jésuites et du Père Valignano qui vient de leur apprendre l’apostasie de Ferreira, descendent les marches de l’église de Macao. Les soutanes sont noires, les marches sont blanches. Mais le manichéisme visuel se complique de l’affirmation du libre arbitre : ce noir est justement revêtu par nos prêtres qui sont là, au milieu de l’écran, s’imposant au Très-Haut, lui disant que s’il le faut, ils descendront comme Lui-même l’a fait au fond du gouffre dont ils portent déjà les couleurs, répondant par l’action à son regard muet et apparemment indifférent.
La caméra de Scorsese est volontiers maniériste : il s’agit dans cette scène d’une plongée absolue, filmée de très haut comme si Dieu regardait ces petits bonshommes avec son détachement coutumier d’Être suprême. «Mais qu’importe à l’infini ?» interroge Victor Hugo dans Les Misérables. «Toute cette tempête, tout ce nuage, cette guerre, puis cette paix, toute cette ombre, ne troubla pas un moment la lueur de l’œil immense devant lequel un puceron sautant d’un brin d’herbe à l’autre égale l’aigle volant de clocher en clocher aux tours de Notre-Dame.» Il y a une scène semblable dans La Dernière Tentation du Christ, dans laquelle Jésus filmé de même en plongée trace un cercle sur le sol en intimant au Père l’ordre de lui répondre.
Dieu n’est-il pas au reste autant dans le chaud clair-obscur, dans l’ombre de la grotte et des huttes, que dans ce hors-champ surplombant tout ? «Tu autem eras interior intimo meo et superior summo meo», affirme fameusement Augustin au Livre III de ses Confessions : Tu étais plus profond que mon tréfonds, plus haut que ma plus suprême élévation. Dieu contient et remplit tout, voilà pourquoi il est l’œil céleste autant que la demi-cécité des cavernes. Cette dernière n’est peut-être d’ailleurs pas plus aveugle que le ciel immense et muet…
Cinéma démiurgique ? Substitutif plutôt. Dieu étant retiré dans son silence, l’œuvre dit à sa place. Elle dit ce que seul Lui pourrait dire : le dernier plan de Silence rappelle celui de Citizen Kane en ce qu’il nous montre ce que, dès lors que Dieu et les hommes se taisent, seul l’art peut montrer, un secret, un oubli, une fidélité que l’épaisse enveloppe du visible nous voile. Cinéma sacrificiel aussi, offrant sa propre violence sur l’autel : Scorsese a dit que la dernière scène de Casino, l’une des scènes les plus atrocement violentes que cet art nous ait données, avait été pensée dans ce but ; comme si après cela, il ne devait plus y avoir de violence du tout. Comme si Joe Pesci enterré vivant rachetait alors tous les personnages de film et tout le mal terrestre, réel. Il y a de cette rédemption par le sang, sang imagé, substitutif, dans les scènes de torture et de crucifixion de Silence. Jean-Louis Comolli, directeur des Cahiers du Cinéma dans les années 60, cinéaste lui-même et théoricien renommé, est l’auteur d’un livre paru chez Verdier l’été dernier, Daech, le cinéma et la mort. Il y montre comment la maison de production de l’Etat Islamique, Al Hayat, exploite les ressources visuelles et les codes du cinéma hollywoodien – ou de sa sous-industrie, la pornographie – pour illustrer sa cause de mort ; mieux, il relève que Daech a contribué ce faisant à inverser la mission originelle du cinéma, qui était de vaincre la mort. «Le cinéma naissant», écrit-il, «filmait des vivants en mouvement. Nous étions ailleurs que dans la photographie. Dès le surlendemain des projections, on pouvait lire dans les journaux que les spectateurs du premier jour avaient assisté à une victoire sur la mort.» Au contraire, les supplices filmés de Daech sont une insulte à notre humanité autant qu’à cet art ayant toujours eu pour but de servir la vie, de rendre les corps glorieux, immortels et en même temps singuliers : ces horribles films de propagande égalisent les différences de tous ces impies voués à un sort unique car l’Etat Islamique «hait et combat les singularités, en tant qu’exceptions blasphématoires à la loi de l’Un». Scorsese n’a pas lu Comolli mais il vit à l’époque de Daech, il n’ignore pas ce que ces gens qui détestent l’image en ont fait ; Silence montre les corps torturés, les râles de chacun, la souffrance en sa singularité parce qu’il est aussi une réponse à leur barbarie : seul le sang lavant le sang, sa violence veut sauver.
Ce film sur le Japon, tiré du roman d’un Japonais chrétien partagé entre sa foi et sa nation, ne manque pas de références visuelles ou narratives au cinéma de ce pays. Scorsese lui-même a joué le rôle de Van Gogh dans Rêves de Kurosawa, et l’on peut faire confiance à son érudition cinéphilique : les grognements, les prosternations, la reptation de Kichijiro font penser au jeu de Toshiro Mifune dans Les Sept Samouraïs ; ses paysans en détresse sont d’ailleurs aussi riches de silence, énigmatiques, que ceux de Kurosawa ; le plan-tatami, hommage à Ozu, sous-tend avec grâce plusieurs scènes. Nous avons en ce sens un véritable dialogue, artistique, entre Occident et Orient. Le Japon a su de son côté interroger l’altérité et pour ne parler que du cinéma, il n’est pas mauvais, en un temps où l’élite académique et journalistique devenue folle vitupère la «cultural appropriation», de rappeler que dans le langage qui lui était propre, Kurosawa filmait Shakespeare, Dostoïevski, Gorki ou Van Gogh justement ! Scorsese poursuit en ce sens une rencontre fabuleusement enrichissante.
Ma seule réserve concerne d’ailleurs le manque d’attention, dans cette rencontre filmée, à la langue : les Jésuites portugais parlent… en anglais, que leurs ennemis japonais connaissent aussi parfaitement. La surdité de Hollywood au problème des langues est chose connue : les Tibétains de Kundun parlaient déjà en anglais, les Russes du Guerre et Paix de King Vidor également, de sorte que le jeu tolstoïen du russe et du français s’efface complètement dans cette adaptation – pour être heureusement retrouvé dix ans plus tard dans la fresque de Bondartchouk –, les Allemands et les Français des Quatre Cavaliers de l’Apocalypse de Minnelli parlaient tous anglais aussi, et seul l’accent pouvait les différencier, ce qui, nonobstant la remarquable qualité du film, rend certains passages immanquablement ridicules… De même encore pour les personnages de La Liste de Schindler : c’est peu dire pourtant que la dimension babélique de cette partie du monde a compté dans le désastre de la Shoah ! Spielberg avait fait le choix, on s’en souvient, d’un anglais compris et parlé de tous comme chez Minnelli, avec quelques mots de polonais pour désigner aux autres l’exotisme des Juifs du shtetl – alors que, surcroît d’incohérence, dans la réalité ces derniers parlaient yiddish. Parfois un cinéaste veut agir différemment : Mel Gibson fait le choix de l’archaïsme, pour le coup inutile et de plus erroné puisqu’il fait parler latin à ses soldats romains, quand cette partie de l’Empire romain parlait grec… Tout se passe comme si, dès que le langage entre dans la sphère de la différence, Hollywood se privait de le comprendre, comme s’il en était resté en somme à la transparence langagière du cinéma muet. C’est peut-être le seul défaut, j’y insiste, d’un film sur le silence, c’est-à-dire aussi sur le drame de la communication. Ce faisant, Scorsese choisit de faire dialoguer les vues, les plans, les corps, rattrapant par la subtilité du langage cinématographique le manque de ses paroles.
J’ai souvent écrit que le dialogue s’opérait entre deux termes, chacun préalablement constitué, chacun soi-même et à soi-même : je ne suis pas chrétien mais juif, et c’est au non-chrétien et au Juif que je suis, que Silence a parlé. Il y a bien sûr d’abord, c’est l’aspect le plus évident et le plus facile de ce dialogue, une communauté de préoccupations, héritées de Job et des Prophètes, des Psaumes : Elohim, ne t’arrête pas ! Ne te tais pas, ne reste pas silencieux, ô Dieu !… (Psaumes, 83 : 2) Car à cause de toi l’on nous tue tous les jours, on nous prend pour des moutons de boucherie… (Psaumes, 44 : 23) Tu l’as vu, YHVH, ne te tais pas, Adonaï ne t’éloigne pas de moi ! (Psaumes, 35 : 22) La liste est longue et il suffira de rappeler que les derniers mots de Jésus supplicié sont tirés du Psaume XXII : Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m’as-tu abandonné ? S’il m’est permis de répéter un propos tenu ailleurs, je dirais que le lien qui unit juifs et chrétiens n’est pas une certitude mais un doute. Que la prière chrétienne, comme la juive, s’élève sur le fond d’un grand silence.
Mais il y a aussi que cette histoire de chrétiens voués à la mort, à l’apostasie ou au secret m’en rappelle une autre. A la fin du XVe siècle, les tenants d’un catholicisme violent et intolérant, bien différent de celui des Jésuites de Scorsese, forcèrent les Juifs d’Espagne et du Portugal à choisir entre le baptême et l’exil. Beaucoup devinrent chrétiens mais continuèrent à pratiquer le judaïsme en cachette, au risque d’être alors brûlés comme hérétiques : ce furent les fameux «Marranes». Par un hasard étrange, les persécutions japonaises du XVIIe siècle donnèrent lieu à des phénomènes semblables, jusqu’au syncrétisme auquel ces malheureux abandonnés à eux-mêmes et à leur méconnaissance de la «vraie foi» durent inévitablement se livrer à un certain moment ; après 1630, les Kakure Kirishitan, les «chrétiens cachés» entrèrent dans la clandestinité la plus complète pour disparaître ensuite progressivement. On a découvert récemment, dans les années 80, des familles de la région de Nagasaki et dans les Iles Goto – où se déroule Silence–, qui avaient réussi à préserver leur foi et leur identité chrétiennes. Hasard encore, non moins étrange : c’est l’époque où les derniers Marranes du Portugal sont officiellement revenus au judaïsme ; leur sortie de l’ombre a été filmée par Frédéric Brenner dans un film documentaire saisissant sorti en 1991. Je l’ai vu il y a quelques années et me souviens d’une scène où une vieille et pauvre femme allume furtivement une bougie avant la tombée de la nuit, un vendredi soir – et dans ces mots de portugais, entrecoupés du nom que les Juifs donnent à Dieu dans leurs prières, Adonaï, seul rescapé ici de siècles d’acculturation linguistique, j’ai compris à la fois la force de l’élection juive, capable de briller sous les écorces, la force de la foi, la force du cinéma, art des fantômes et des résurrections.
C’est de cela, c’est de cette communauté de destin, à l’heure où l’on crucifie à nouveau des enfants chrétiens comme on massacra naguère des enfants juifs, de cette communauté qui embrasse même nos conflits passés, que me parle Silence. Scorsese a pu dire à l’écrivain Paul Elie avec lequel il visitait la vieille église où il découvrit, à Little Italy, la religion, la vie et le cinéma, que le lien entre son film et ce monument était dans la continuité : « The connection is that it has never been interrupted. It’s continuous. I never left. In my mind, I am here every day. » Continuité, ou plutôt passage, c’est-à-dire ce qui se passe, et passe, et disparaît pour mieux se retrouver ? Quant à la « plus grande gloire de Dieu » à laquelle Silence est dédié, c’est, je crois, celle de l’homme, de l’homme avec ses hésitations, ses oublis, ses interruptions et ses retrouvailles, de peu inférieur à Dieu comme dit le Psalmiste, et seul arbitre du bien et du mal dans la caverne où l’ombre de l’un et les halos de l’autre se confondent si souvent.
Très beau film en effet. Merci pour cet article.