«Les normes internationales de base peuvent-elles être affaiblies par la corruption ? La politique internationale peut-elle être fondamentalement remodelée par la cupidité personnelle des politiciens ?». Ces questions d’une extrême gravité constituent l’incipit d’un rapport explosif de l’ESI (European Stability Initiative) sur certaines pratiques en cours à l’Assemblée Parlementaire du Conseil de l’Europe, une des plus importantes institutions de défense des droits humains de la planète. Publié le 16 décembre, il n’a quasiment pas été repris par la presse. Peut-être la raison en incombe-t-elle à la nature de l’État mis en cause ? L’Azerbaïdjan, petite «autocratie» pétrolière perdue au fin fond du Caucase n’intéresse pas grand monde. Les enjeux concernant son image ne passionnent pas les foules. Pas plus, même si on peut le regretter, que ses tentatives de reconquête de la région du Haut Karabagh, dont la population arménienne ne veut plus subir le joug de l’Azerbaïdjan qui dit former avec la Turquie deux Etats pour un même peuple. Pourtant, Bakou, fort de ses ressources énergétiques, a selon cette enquête réussi à infléchir les positions sur les droits de l’homme de notre vénérable institution européenne en corrompant un volant conséquent d’élus, de plusieurs nationalités, sur tous les bancs. On évoque des cadeaux, des boîtes de caviar, des montres de luxe, des voyages d’agrément, des prostitué(e)s, mais aussi d’importantes sommes d’argent. Sans entrer dans le détail (tous les noms sont cités dans le rapport de l’ESI), l’un des principaux parlementaires suspectés d’avoir conclu un pacte faustien avec l’Azerbaïdjan aurait perçu, entre avantages divers et salaires illégaux, l’équivalent de 2,4 millions d’euros en deux ans. Nombre de députés, espagnol, britannique, polonais, ainsi que français figurent dans cette enquête menée par une institution faisant référence pour son sérieux au sein des instances européennes. Parmi eux, un ancien ministre ultraconservateur de Nicolas Sarkozy avait déjà été mis en cause, avec quelques autres, par Elise Lucet dans son émission «Cash investigation» d’août 2015 consacrée aux répercussions délétères des pratiques de l’Azerbaïdjan dans notre classe politique. Curieusement, les noms cités dans cette émission apparaissent également en bonne place dans «Nos chers émirs», le livre de Christian Chesnot et Georges Malbrunneau paru il y a quelques mois, qui dénonce quant à lui les tentatives de corruption du Qatar et de l’Arabie Saoudite en France… Hasard ou coïncidence ? Ce sont en effet presque toujours les mêmes qui bénéficient des subsides de «la fondation Aliev» (du nom de l’ex-patron du KGB qui a dirigé pendant plus de 10 ans l’Azerbaïdjan), et des subventions des émirats. Pourtant, aucun ne semble véritablement inquiété, et encore moins poursuivi.
Au-delà des questions de personnes, cette situation pose celle de l’efficacité des mécanismes de contrôle et de répression de ces dérives, notamment au niveau européen. Face aux carences avérées dans ce domaine, l’ESI entend placer les instances européennes devant leurs responsabilités politiques et propose un certain nombre d’initiatives pratiques. Elle suggère par exemple que le comité des ministres du Conseil européen nomme une commission spéciale pour enquêter sur les allégations de corruption par l’Azerbaïdjan depuis 2001. Elle invite les procureurs français, espagnols, britanniques, à entrer en relation avec leurs homologues italiens dont les investigations sur le sujet ont beaucoup avancé. Enfin, elle souhaiterait que l’affaire des transactions louches entre élus et lobbyistes azerbaïdjanais soit mise à l’ordre du jour de la prochaine session plénière de l’APCE à la fin janvier 2017. Ce qui ne va pas forcément de soi, le président espagnol de l’APCE figurant au nombre des principales personnes suspectées par le rapport de l’ESI…

 

Ces propositions de mesures, pour empreintes de bonne volonté qu’elles soient, en disent cependant long sur les failles des instances démocratiques dont le mode de régulation en circuit fermé favorise l’auto-amnistie. Il s’agit là d’une question fondamentale qui touche à la confiance, à l’éthique et à la validité de notre modèle.

Quand on apprend que le Conseil de l’Europe, gardien de la Convention européenne des droits de l’homme, pourrait être moralement subverti par un petit État autoritaire du Caucase (163e sur 180 Etats au classement RSF 2016 sur la liberté de la presse), quand d’énormes doutes pèsent sur l’intégrité de certaines résolutions qu’il a votées – comme le démontre l’ESI –, quand l’influence de l’argent du pétrole pervertit à ce point la décision politique chez ceux-là même qui ont pour mission de la protéger, que reste-t-il de notre crédibilité?

 

Un premier rapport de l’ESI, sur cette même question, tirait il y a cinq ans la sonnette d’alarme. Il était passé totalement inaperçu. En sera-t-il de même cette fois-ci ? Il est à craindre qu’une nouvelle omerta dans cette affaire ne fasse que précipiter l’enlisement de nos valeurs dans le marécage de la corruption, ce qui ne manquerait pas – faudra-t-il alors s’en prendre à d’autres qu’à nous mêmes ? –, de continuer à faire le lit des contempteurs de l’Europe et de la démocratie.