Il est temps de faire une brève précision sur l’idée de Communauté des Amants. Une précision inaugurale en quelque sorte en indiquant qu’il ne s’agit pas d’une formule relationnelle, pas plus que d’un contrat conjugal, ni de ce que les anglo-saxons appellent une “open relationship” — la forme libérale du couple “cool” ouvert à l’amour sans engagement, impossible conciliation de la liberté individuelle et du confort conjugal. La Communauté des Amants est une communauté poétique, énigmatique, une “Communauté terrible” selon le terme des Tiqqun (nous verrons en quoi), une “Communauté inavouable” selon Blanchot (à nous cependant d’en démarquer le concept), une “Communauté virtuelle” au sens de l’essai de Medhi Belhaj Kacem en ce qu’elle est moins une idée, une représentation de l’amour que son échec, la désintégration de cette idée et sa recomposition. En ce sens l’événement d’un type de rapport amoureux inédit, intrinsèquement lié à la jouissance et plus précisément à l’articulation de la jouissance masculine et féminine. Autant de subtilités ou difficultés que je serai amené à développer dans ses fragments pour faire apparaître la nouveauté de ce que j’entrevois par cette expression.

Clairement donc, la Communauté des Amants n’est pas un nouveau discours amoureux. Elle va à rebours de tout ce que l’ordre du discours tente de codifier dans les rapports (du mariage à l’amour libre en passant par les communautés alternatives des années 70 ou les communautés sexuelles de tous ordres). Elle sort aussi du cadre de ce que le discours phallique organise comme jouissance. C’est pourquoi — j’aurai l’occasion de vous le faire pressentir — la Communauté des Amants n’existe que dans le silence (non dans le secret) et dans les marges du discours. Ce qui fait d’elle une jouissance (un affect érotique) entre les dits, inter-dite en ce sens. Certainement en affinité avec la jouissance féminine telle que cherche à la définir Gisèle Chaboudez analysant « La lettre volée d’Egard Poe » : “Mais c’est peut-être un premier mode d’approche de ce que la jouissance d’une femme, lorsqu’elle se produit, revêt un caractère d’interdit, sans d’ailleurs que cela nécessite une tierce relation, adultère par exemple, mais sans l’exclure non plus, car la question n’est pas là : c’est en soi que cette jouissance est inter-dite car elle objecte à la loi du discours, et pourtant s’articule avec elle”. (Rapport Sexuel et rapport des Sexes). En ce sens la Communauté des Amants ne s’inscrit pas dans la fonction phallique comme loi sexuelle (polygamie de l’homme, adultère, liberté sexuelle etc…), bien qu’elle suppose un rapport (le couple) qui ouvre une place à l’autre (la tierce personne). Un tel rapport amoureux (et une telle jouissance ou l’affect qu’on nomme ainsi) se présente donc comme hors la loi sexuelle — entendez au sens psychanalytique hors de la loi phallique. “Une telle jouissance dit encore Gisèle Chaboudez est simplement hors de la loi sexuelle, hors de la fonction que détermine le phallus, ce qui n’implique pas qu’elle la trahisse, mais qu’elle s’y ajoute en la contredisant en partie et en silence”.

Dans son affinité avec la jouissance féminine, comme articulation sur la loi phallique, la Communauté des Amants est en réalité bien plus épineuse et risquée pour l’homme que pour la femme, en tant qu’il s’agit effectivement d’un rapport d’amour (et non du petit compromis tranquille de l’open relationship). Car elle menace directement l’homme dans sa loi phallique et sa peur de la castration, alors que la femme a la chance de ne pas connaître la castration, à partir du moment où elle sait articuler sa jouissance sur celle phallique de l’homme et ainsi la déplacer, la recomposer, et ce faisant “désexualiser le plaisir” selon l’idée de Foucault : « Nous savons très bien que ce que ces gens de la sous-culture S/M font n’est pas agressif ; qu’ils inventent de nouvelles possibilités de plaisir en utilisant certaines parties bizarres de leurs corps — en érotisant ce corps. Je pense que nous avons là une sorte de création, d’entreprise créatrice, dont l’une des principales caractéristiques est ce que j’appelle la désexualisation du plaisir. L’idée que le plaisir sexuel est la base de tous les plaisirs possibles, cela, je pense, c’est vraiment quelque chose de faux » (Dits et Écrits, t . IV) . Si Michel Foucault faisait cette découverte à la fin des années 70 dans les communautés S/M de Californie, on peut aujourd’hui, imaginer aisément, à l’époque de Facebook, d’internet et des nouveaux réseaux, que cette « désexualisation du plaisir » a fait beaucoup de chemin et qu’elle peut s’appliquer à des communautés qui ne sont plus juste centrées sur telle ou telle pratique sexuelle alternative.

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