Claude Imbert est mort – et me revient ce vers de Virgile, dans « Les Bucoliques », à propos du plus fameux des poètes bergers : « Tityre, mollement allongé sous l’ombre du hêtre ». Est-ce parce que je l’imagine désormais ainsi, flûtant entre ses mains ombreuses l’encens d’un mets fantôme ?
Est-ce pour le rêver dans la patrie immatérielle de la musique qui réclamait de lui, vivant, ses heures d’exercice infini et qu’il pratiquait comme un délicieux sacerdoce ?
Est-ce pour cette langue latine qu’à deux décennies d’écart, dans une hypokhâgne, puis une khâgne, voisines, nous avons eue à pétrir dans le même rituel savant, le même art d’un hier de nos mots : exercice de rigueur ordonné à une grammaire de marbre non moins que sport virtuose où notre jeunesse découvrait ses premiers défis ?
Ou est-ce parce que je ne peux faire autrement que de l’inscrire, ici, dans ma mémoire, comme le Romain qu’il était de cœur : pyrrhonien pour le scepticisme ; cicéronien pour la finesse du jugement ; stoïcien face à la mort qu’il aurait tant voulu défier dans le geste souverain dont Sénèque, disait-il, avait donné l’exemple mais qui lui a été retiré en même temps que la maladie suçait la force de ses bras et de ses mains ?
La vérité est qu’un ami m’a quitté – lui qui en avait tant, parce qu’il était l’ami des hommes : les grands et les plus communs ; leurs qualités éclatantes et leurs gestes minuscules ; leurs accès de bravoure comme la petite musique d’une misère qu’il savait affronter avec cette bienveillance qui lui était propre – nullement chrétienne, mais humaniste.
La vérité est qu’il était, oui, l’un de nos derniers grands humanistes et qu’avec lui c’est un type d’homme qui s’est éteint : moraliste joueur mais sans cynisme ; le souci de soi conçu comme une propédeutique, non à l’égoïsme, mais à la hantise d’autrui ; et puis, chez ce prosateur dont le plus beau livre s’appela « Ce que je crois », un agnosticisme sans faille, une incrédulité méthodique et calculée à ras de corps et d’éthique quotidienne, un athéisme radical, forgé dans la maîtrise des idées et du plaisir, quoique sans jamais céder à l’ivresse de la jouissance ou, pire, de la rhétorique – une athéologie, en un mot, qui ne consistait pas à croire que l’homme pouvait se mettre à la place de Dieu mais qu’il avait la sienne, toute la sienne, comme chez Montaigne, Socrate ou Voltaire (ah ce « je suis un peu islamophobe » qui fit scandale il y a treize ans et dont je lui avais, moi-même, entre moi et moi, sottement tenu rigueur alors qu’il n’était que l’expression de ce voltairianisme sans réserve…)
Et puis, bien sûr, il y a Le Point.
Je me souviens si bien de la naissance du Point !
Je me souviens, pour ne citer que les disparus, de Jean Schmitt, Georges Suffert ou Olivier Chevrillon, ces mousquetaires de Claude lancés avec lui dans l’aventure de créer un journal que l’on lût.
Je me souviens de ce geste moral – je dis bien moral ! – que fut la fondation d’un magazine né dans le refus de l’hubris d’un certain « Express » que ces quatre-là quittèrent pour désenlacer le genre du magazine à l’américaine de la pulsion politicienne alors incarnée par Jean-Jacques Servan Schreiber.
Et puis je me souviens de ce drôle d’organe où l’on avait, en même temps que le souci du vrai, celui de fuir le « pompeux solécisme », l’«orgueilleux barbarisme » ou les forts en esprit qui marchent « embarrassés » d’un « nuage trop épais ».
Me voilà qui, après Virgile, cite Boileau pour évoquer l’ami et directeur grâce à qui je séjourne ici, à cette page, depuis bientôt un quart de siècle.
Mais ce Moderne qui connaissait sur le bout des doigts les lois de l’économie et de l’art politique contemporain était, encore une fois, le plus raffiné des Anciens.
Mais, parmi les rares chagrins que j’ai vus émailler la vie de cet hédoniste pour qui tout ou presque était bonheur et saveur, il y a eu celui de se voir interdire, aux termes d’une élection sans gloire, les portes d’une Académie qui semblait taillée pour lui.
Et puis il est de fait que le journal qu’il a créé à son image et dont j’avais le sentiment diffus, jusqu’à la semaine dernière, qu’il continuait de l’animer, en secret, depuis le lit de souffrance où, tel Baudelaire avec son « Crénom », ou tel Larbaud avec son « Bonsoir les choses d’ici-bas », il était réduit à une parole infime – il est de fait que ce journal est resté, grâce à lui, jusqu’à ce jour, le grand journal classique de référence de la presse hebdomadaire.
Qu’est-ce qu’un grand journal classique de référence ?
C’est un journal animé par un idéal, mais fait de clarté et de simplicité.
C’est un journal dont le génie est à l’opposé des croyances furieuses et bruyantes que tant d’âmes chagrines, et surtout très incultes, voudraient faire revivre aux deux bouts de l’échiquier.
Et c’est un journal qui, au fond, assume le gai savoir d’une position médiane qui est le vrai remède, haï par le nihilisme postromantique, à la marée noire des religiosités échauffées.
Il est vital, à l’heure où les populismes surenchérissent de formules tueuses et hideuses, que la France se souvienne de cet art d’être ironique et douce que maîtrisait le fondateur du Point.
Et il est heureux que, pour cela, ici et ailleurs, l’on célèbre le héraut de cette modération, de cette délicatesse de vue et d’esprit, bref, de cette paix française qui était son art de dire et de penser et à laquelle tant de ses lecteurs restent, aujourd’hui encore, fidèles.
Adieu, mon cher Claude.
Le nouveau chef du gouvernement, Bernard Cazeneuve, est aussi l’homme qui sera peut-être un jour mis en examen en relation avec l’attentat de Nice. La question de la responsabilité ultime pour l’absence, invraisemblable, de quelques plots en béton sera sans doute examinée. Devra-t-il rendre des comptes ? Affaire à suivre.
Pierre Weinstadt, Paris