Le mardi 8 novembre, comme tous les mardiS, mon épouse et moi sommes allés à la salle d’escalade dont nous sommes membres. Cela fait un an et demi – depuis notre installation à Columbus, en Ohio – que nous nous y rendons trois fois par semaine. À quelques variations près, nous y croisons toujours les mêmes habitués ; un très grand nombre d’entre eux sont devenus nos amis. Certains sont informaticiens, d’autres travaillent pour une compagnie d’assurances. L’un possède un bar, deux sont infirmières et un autre agent immobilier. Beaucoup sont employés par Honda dont le centre de recherche et développement est installé en Ohio. Il y aussi notre ami dont la famille possède une exploitation agricole depuis quatre générations : nous le voyons rarement car il fait des journées de douze heures ; et notre autre ami qui, au nord de la ville, est vendeur dans un magasin de matériel agricole. Tous sont blancs. Ils appartiennent à cette classe moyenne américaine qui a fait des études – la majorité d’entre eux est titulaire d’un bachelor’s degree, plusieurs ont un Master – et qui semble satisfaite de son sort. C’est même cela qui nous a séduits, en quittant le Connecticut pour l’Ohio : ce contentement global des habitants de Columbus. Nos amis ont tout juste trente ans et possèdent déjà leur maison : les taux de remboursement sont faibles, trouver un prêt immobilier est une formalité qu’ils ont accomplie en vingt-quatre heures. Parmi eux, personne n’est au chômage et même si le travail absorbe l’essentiel de leur énergie, ils prennent régulièrement des vacances en Floride ou en Californie. À de rares exceptions près, ils n’ont jamais quitté l’Amérique ; du reste du monde, tout juste ont-ils vu Paris, et Londres. Tous sont nés en Ohio et pour Thanksgiving, ils retrouveront leurs parents qui vivent à quelques dizaines de kilomètres de chez eux.
La journée du 8 novembre, je l’ai passée à l’université d’État de l’Ohio. J’y enseigne la littérature et la culture française et j’ai pour collègues des américains diplômés de Columbia et Harvard et un français, Bruno Cabanes, l’un des historiens les plus importants de notre génération. J’aime mon métier et mes étudiants qui, comme mes amis à la salle d’escalade, sont majoritairement originaires de l’Ohio. Ils font des études de relations internationales, de biologie ou de commerce mais s’intéressent en parallèle au français : c’est la part romantique de leur vie, celle qu’ils consacrent au rêve et au superflu (dont chacun sait qu’il est nécessaire). Dans mon cours cette année, nous avons discuté dans la langue de Molière du premier livre du Contrat Social, de L’Ancien Régime et la Révolution ; nous finissons Le Père Goriot. Les Lumières et la Restauration leur sont des planètes inconnues mais ils s’y aventurent bravement, avec de la curiosité et de la finesse et, lorsqu’ils font référence au 18-Brumaire ou me demandent pour quelles raisons Vautrin se recommande de Rousseau, je rayonne intérieurement et me dis que mes cours ne sont pas inutiles. Régulièrement, l’une de mes étudiantes vient en cours avec une casquette ornée de cette inscription : « Make America Gay Again ». Je n’ose pas lui dire que j’adore ce slogan, ironique et railleur : après tout, je ne suis qu’un immigrant, je n’ai pas le droit de vote et mes opinions n’intéressent personne.
Les hasards du calendrier font que, durant le cours du 8 novembre, nous avons prévu de parler du Second Empire et de Louis-Napoléon Bonaparte. Difficile de ne pas faire un rapprochement avec cette autre figure autoritaire qui, ce jour-là, pourrait devenir le nouveau président des États-Unis. Je leur explique les manipulations de la carte électorale dans les années 1860 dont le but consistait à noyer les foyers d’opposition au régime dans le vote des campagnes, favorable à l’Empire. Immédiatement, des parallèles avec la situation actuelle en Amérique me traversent l’esprit : comme ces restrictions apportées au vote des minorités hispaniques et noires dans les swing states ; comme cet enracinement du parti républicain dans les États du midwest. Je m’abstiens : je ne suis pas payé pour faire de la politique mais pour leur faire un cours d’histoire. Le reste de la journée se passe tranquillement : les derniers sondages du New York Times ne donnent-ils pas Hillary Clinton gagnante ? Il paraît qu’elle a autant de chances de ne pas être élue qu’il y a de risques, pour un joueur de la NFL, de manquer une pénalité à dix mètres ; cela paraît une marge d’erreur acceptable.
Dans mon bureau, en prévision d’un prochain cours, je lis Août 14 de mon ami Bruno Cabanes. Il raconte cette journée où le monde a basculé dans une guerre dont rien ne permettait d’imaginer la violence. De nouveau, des parallèles historiques se pressent dans mon esprit : serions-nous, également, à la veille d’une rupture historique au lendemain de laquelle rien, jamais plus, ne sera pareil ? Une citation d’Arthur Lévy m’arrête : « Demain, pour la première fois, on verra tranchées dans le vif toutes les artères de la vie sociale. Demain, toutes les familles seront désorganisées. Demain, seront suspendus, pour un temps illimité, toutes les œuvres, toutes les études, tous les travaux dans toutes les branches de l’activité intellectuelle, commerciale et financière ». Ce demain-là pourrait-il devenir le nôtre ? Il est 18:30, Audrey et moi partons à la salle d’escalade.
Nous y retrouvons les habitués. Aussitôt, nous commençons à parler de l’élection : quels sont les derniers résultats ? Tous ceux qui acceptent de discuter avec nous ont voté pour Clinton : ils n’ont que des expressions de mépris pour Trump et l’agent immobilier prédit un effondrement de la bourse au cas où le Républicain l’emporterait. D’autres, pourtant, évitent la conversation. Ils nous demandent platement « How was your day ? » et font mine de se concentrer sur l’ascension de leur partenaire lorsque, à deux mètres, nous commentons les résultats qui commencent à nous inquiéter. J’envoie des railleries aigre-douces à un ami qui a mis dans l’urne un bulletin pour Jill Stein : quelle idée de voter pour une candidate qui n’a aucune chance d’être élue lorsque, dans un État comme l’Ohio ou la Floride, une centaine de voix peuvent décider de l’élection ? On l’a bien vu avec Bush ! Mes amis républicains font la sourde oreille et s’escriment à grimper une piste trop difficile pour eux.
Samedi dernier, nous avons passé la soirée ensemble. Nous étions une quinzaine ; personne n’a parlé politique ou bien, sur le ton de la plaisanterie, pour dire qu’il ne fallait pas voter pour « Hillary la corrompue ». Aussitôt réprimés, des sourires ont éclos sur les visages. C’est ainsi que les choses se passent, en Amérique : entre amis, on évite de parler politique car on ne veut pas se fâcher. Les risques d’une discorde entre eux étaient faibles, pourtant : en se quittant vers onze heures du soir, tous – à l’exception des deux Français – se sont dit « à demain ! ». Tous les dimanches, ils se retrouvent au temple protestant où, paraît-il, ils sont plus de trois cents à assister au service.
Les uns après les autres, nos amis ont quitté la salle d’escalade et nous aussi, nous sommes rentrés chez nous. À dix-heures du soir, l’inconcevable déjà semblait possible : Trump était en tête et des scénarios alambiqués, seuls, permettaient encore de donner la victoire à Clinton. Depuis ce soir de mars 2010 où j’ai appris que mon père était atteint d’un cancer, je n’avais jamais éprouvé cela de nouveau : cette impression que la réalité, sans que l’on comprenne comment, s’est précisément acheminée vers ce que vous redoutiez le plus. Pour me changer les idées, je descends regarder un épisode de The Walking Dead : ces images d’après l’apocalypse me semblent de circonstance. Une heure passe. Je retourne sur le site du New York Times : la victoire de Donald Trump est désormais probable mais n’est pas encore acquise. Audrey et moi allons nous coucher : demain, ce cauchemar, peut-être se sera dissipé…
Je me lève à sept heures et le pire s’est produit : les Américains ont élu un clown plutôt que d’obéir à une femme. En Ohio, c’est 52% des voix qui sont allées au Républicain. Sur les réseaux sociaux, je fais la même expérience qu’hier soir à la gym : je constate que parmi mes amis, les Démocrates expriment leur effarement, leur colère, leur indignation ; les Républicains, eux, ne publient pas un mot. Pas un seul pour se réjouir de l’élection de Donald Trump. Ils ont voté en silence, sournoisement, comme on votait pour Le Pen dans les années 1990 : en ayant honte de l’admettre en public. Sans doute, ils se sont tous rendus à leur travail comme si rien ne s’était passé : ils ont élu le candidat le moins préparé aux fonctions présidentielles de l’histoire des États-Unis et triomphent en cachette, à petits bruits. Pourquoi ?
Chacun a trouvé une raison qui lui semblait bonne de voter pour le mauvais candidat.
Il est faux d’affirmer que tous les électeurs de Trump sont racistes. Parmi nos amis républicains, j’en connais plusieurs qui, après des journées de dix heures, font du bénévolat dans les quartiers défavorisés de Columbus où la majorité des écoliers sont noirs ou hispaniques. Mais ils sont protestants et l’avortement est à leurs yeux un problème capital : ils ont choisi le candidat en faveur de « punitions » à l’encontre des femmes qui interrompent leur grossesse. De même, il est faux de dire que tous sont xénophobes : aux fêtes organisées par d’autres amis républicains, nous avons croisé des immigrés venus d’Inde ou du Mexique ; nos hôtes ont voté Trump, toutefois, parce qu’ils ont choisi de soutenir le candidat favorable au port d’armes sans restrictions. Notre ami qui vend des machines agricoles nous a dit qu’il garde toujours un revolver sous le siège de sa voiture « because we live in a crazy world ». D’autres encore manipulent des arguments fallacieux : ils affirment que Trump ne pense pas ce qu’il dit et que ses outrances n’ont d’autre but que de gagner des voix ; une fois président, il se montrera raisonnable. Disant cela, ils n’admettent pas que confier le pouvoir à une femme leur est, à eux, intolérable.
Je pense au Contrat Social dont nous discutions le mois dernier avec mes étudiants et au concept de volonté générale chez Rousseau. Est-ce là le problème au cœur du système démocratique ? L’utopie d’une participation à la chose publique qui ferait abstraction des intérêts particuliers pour se préoccuper d’abord du bien de tous ? Hier, les électeurs ont manifesté une myopie affolante. Ils ont voté pour le Républicain parce que ses déclarations sur un thème correspondaient à leurs convictions profondes, sans faire l’effort de considérer l’ensemble de son discours et de ses implications. Des autres parties ils n’ont pas voulu entendre parler ; ils ont bouché leurs oreilles à ce qui heurtait par ailleurs leur sens moral, leurs principes religieux, ce qu’on nomme en anglais leur « decency » ; ils ont choisi cet homme parce qu’à défaut du reste, l’une de ses idées emportait leur adhésion complète. Et ce fut le génie maléfique de Trump : offrir un catalogue de récriminations suffisament vaste pour que des millions de personnes trouvent au moins une raison de l’élire.
Pour le moment, cette Amérique blanche et rurale triomphe en silence. Il fait froid et gris, ce 9 novembre à Columbus où rien ne semble avoir changé : la poste fonctionne ; les bus scolaires circulent ; une sonnerie assourdissante a retenti ce matin mais ce n’est pas encore le tocsin : nous sommes mercredi et les pompiers contrôlaient leur système d’alarme comme de coutume. Combien de temps encore nous reste-t-il, cependant, avant qu’elle triomphe ouvertement ? Combien de temps avant que plus personne n’ait honte d’exprimer le racisme, la xénophobie, la mysoginie, la peur de l’autre et du déclin qui ont guidé séparément la main de millions d’Américains hier ? Combien de temps avant que l’expression d’une opinion en désaccord avec cette majorité de plus en plus débridée devienne un crime ? Cette majorité comprend mes amis, des gens bien qui, un jour peut-être, admettront leur erreur ; mais elle inclut également ce qu’il y a de plus hideux en Amérique : les suprématistes blancs se réjouissent, le KKK se félicite de cette victoire. Les quatre années qui viennent seront sombres, pour les États-Unis et le reste du monde ; quatre années du même ordre suivront peut-être. Nous ignorons ce qui va se produire mais déjà le doute est interdit : comme le premier août 1914 et comme le onze septembre 2001, un monde d’avant, un monde d’hier, nous semblera désormais perdu et désirable. Et Trump nous a contraints à retourner pour nous l’approprier son slogan déplorable : il nous reste à rêver que l’Amérique, comme à la veille de son élection, devienne grande encore.
« Les Américains ont élu un clown plutôt que d’obéir à une femme ».
Transposons, pour bien voir que ce n’est pas symétrique : « Les Américains ont élu une ambitieuse plutôt de d’obéir à un homme ».
« Il est faux d’affirmer que tous les électeurs de Trump sont racistes ». Transposons une nouvelle fois : « Il est faux d’affirmer que tous les électeurs de Clinton sont des anti-racistes ».
Enfin, bon Dieu, ne voyez-vous pas l’évidence ? Le racisme –entre autres concepts réversibles mais non inversables– est une invention de ceux qui sont d’autant plus racistes contre ceux qui de, bonne foi, ne croient pas l’être, que ceux qui se disent anti-raciste –sans s– sont discriminateurs et ostracistes contre ceux qui, d’après leur canon, ne le seraient pas, anti ci ou anti ça, mais anti-père en tous les cas. D’où l’obéissance masochiste à la mère…