C’est avec une version personnelle de Kyrie Eleison[1] que Bachar Mar-Khalifé, musicien prodige franco-libanais, ouvre son dernier album Ya Balad. Plébiscité par la critique française, le disque se voit interdit de diffusion au Liban par la Sûreté Générale libanaise qui a censuré son titre d’ouverture pour « atteinte à l’entité divine ». Un article de L’Orient le jour, quotidien francophone au Liban, expose les raisons de cette décision se fondant sur trois passages de la chanson :
« Dans l’un d’eux, il chante en arabe les mots “Prends pitié de nous” (“erhamna” en arabe). La SG[2] reproche à M. Mar-Khalifé d’avoir pratiqué une césure dans la prononciation de ce mot, la première partie signifiant ainsi “sexe masculin” en langage familier. Le deuxième reproche concerne les mots “fiche-nous la paix” qui suivent, s’adressant à Dieu. Enfin, dans le dernier passage mis en cause par la Sûreté, il est dit ceci: “Seigneur, cela fait cent ans que je jeûne et que je prie”. La SG reproche au chanteur d’émettre dans cette phrase l’idée que Dieu l’a forcé à faire quelque chose. »
Si Bachar Mar-Khalifé (traduisez « Saint Khalifé ») dit tout avoir d’un croyant mais ne pas croire en Dieu, il ne congédie pour autant pas le sacré puisque après s’être adressé à Dieu dans Kyrie Eleison, il reprend le titre Madonna afin de prier la Vierge pour les enfants disparus sur une musique composée par son père Marcel Khalifé. Ce dernier, célèbre joueur de oud, a connu la censure avant son fils, ayant été poursuivi à trois reprises pour insulte aux valeurs religieuses (en 1996, 1999 et 2006 ) pour la chanson Je suis José, Oh Père, dans laquelle il chantait deux lignes de versets d’un chapitre du Coran.
Entre exil et liberté, la nostalgie du Liban de Bachar Mar-Khalifé
Privé de diffusion au Liban, Ya Balad est pourtant une adresse émouvante au pays natal de Bachar Mar-Khalifé où il a vécu jusqu’à ses six ans avant de fuir la guerre et de trouver refuge à Paris avec ses parents. Au fil des pistes, l’enfant de Beyrouth nous conte la proximité perdue à son pays et la nostalgie de ses racines. Il se remémore des sensations de cette terre quittée – « son soleil, ses neiges, les citronniers, le jasmin, le vin, l’arak, la chair et le kebbe cru », mais se souvient aussi « des alternances de lumière et d’obscurité, des explosions de flashes, des battements de la bougie ou du ronronnement des générateurs » provoqués par la guerre. Construit autour du thème de l’exil, cet album a pour unique invitée l’actrice Golshifteh Farahani qui s’est vue contrainte de quitter l’Iran et 2008, et interprète avec Bachar Mar-Khalifé une vibrante version de la berceuse libanaise Yalla Tnam Nada.
Plus qu’une adresse au Liban, Ya Balad est une ode à la liberté. Celle que revendique Bachar Mar-Khalifé dans l’art de « découper [s]es mots au rythme de la musique », mais qu’il poursuit également dans une musicalité s’émancipant de toute contrainte stylistique. Car si l’artiste a suivi une formation classique de pianiste et de percussionniste au Conservatoire National Supérieur de Paris, et a notamment joué au sein de l’Orchestre National de France ou de l’Ensemble Intercontemporain de Pierre Boulez, il s’inspire aussi grandement des sonorités rock, jazz et électro qu’il mêle à la musique arabe traditionnelle. Savant mélange d’ambiances, du duo piano-mélodica Ell3 aux couleurs « reggae-oriental » de Balcoon en passant par la reprise de chansons traditionnelles avec la sombre Laya Yabnaya, cet album est aussi un touchant hommage aux deux cultures du musicien, qui adapte des chansons et textes traditionnels comme la berceuse bretonne de Théodore Botrel Dors mon gas ou la prière du poète iranien Saadi Yousef Madonna.
Bachar Mar-Khalifé entre émancipation et héritage familial
Né dans une famille de musiciens – hormis son père, sa mère Yolla est choriste et son frère aîné Rami est le pianiste du groupe Aufgang – Bachar Mar-Khalifé attendra 2010 pour s’imposer en entamant une carrière solo avec son premier album Oil Slick, et de confirmer son talent sur le second, Who’s gonna get the ball from behind…(2013). Dans ce nouveau disque profondément intime, le franco-libanais qui a su s’émanciper de son bagage familial s’est pourtant entouré des siens pour composer les mélodies de plusieurs titres. Et alors qu’il se destinait d’abord à devenir chef d’orchestre, il ne s’est accompagné d’aucun musicien et enregistre seul avec un ingénieur du son Ya Balad en dix jours. Virtuose, le trentenaire joue lui-même des différents instruments mêlant ainsi piano, clavecin, percussions, batterie, synthétiseurs, mélodica et nay sur ce disque, qui en plus de réunir les différents parcours musicaux du compositeur, réaffirme ses qualités d’interprète et de chanteur, en consacrant le chant en arabe comme son premier instrument d’expression. D’une voix grave et envoûtante, Bachar Mar-Khalifé susurre de la poésie dans des élans nostalgiques ou crie sa fougue sur des titres poignants comme Ya Balad.
Ya Balad, Bachar Mar-Khalifé, InFiné, sorti le 15 octobre 2015
[1] Kyrie Eleison est un chant liturgique des Églises catholiques et orthodoxes
[2] Fondée en 1921, la Sûreté Générale libanaise est une direction générale sous la tutelle du Ministre de l’intérieur depuis 1945. Chargée de la collecte des renseignements, elle est également responsable de la censure des médias, de la surveillance des résidents étrangers sur le sol libanais et de la délivrance des passeports pour les citoyens libanais.