« En peinture, personne au fond ne s’y connaît et le plus simple est de le reconnaître, ce que personne non plus le fait ». Ce que Maupassant, dans ses chroniques des Salons notait en 1886, est toujours valable pour le cinéma cent trente ans plus tard. Quelqu’un ne s’y connaissant pas en cinéma fait une critique, et décline son oeuvre en chroniques ; une réunion de ce genre d’individus fait un festival de cinéma ; la catégorie supérieure et sophistiquée de cette engeance, ajoutée de soleil et de badges comme ceux des vigiles de supermarché s’appelle le Festival de Cannes. Aussi, voici la deuxième chronique du Festival de Cannes. Mais, trêve de fausse modestie, et risquons-nous au petit jeu des pronostics. Qui va avoir la palme d’or ? Réponse, provisoire, après un week-end de projections.
Bienvenue chez les chtarbés. Après « Polisse », mélodrame baladant tranquillement entre cadavre d’embryon et pâte aux truffes, après « Marguerite », sinistre comédie provoquant, par une vertigineuse mise en abyme, la même réaction critique que son scénario (les journaux s’extasiant sur le film, tout comme les grands bourgeois, dans l’intrigue, complimentent une chanteuse aux vocalises dignes d’un chat qui aurait coincé sa queue dans le chambranle d’une porte-fenêtre), après « Des Hommes et des Dieux », vif et sympathique comme un âne siestant sous le soleil de Kabylie, après tant d’autres, « Ma Loute » semble être la dernière hallucination collective du cinéma français. Signée de Bruno Dumont (oh ! Un grand réalisateur qui fait une comédie !), le film projeté vendredi a raflé toutes les louanges. Il y a, justement, du Maupassant, dans ce drame loufoque, sur les dunes du Nord, au début du vingtième siècle, avec ses crinolines gonflées au vent des promenades, son bas-peuple, affreux sale et méchant, ses bourgeois, atroces bien peignés et consanguins. Comme dans les nouvelles de l’auteur de Boule de suif, c’est un mélange sophistiqué entre vernaculaire et lyrisme, humour et cynisme, critique sociale à froid et déclinaison de grands thèmes, cruauté, sexe, folie, pouvoirs et limites de l’argent. L’histoire ? Quelque part sur la côte d’Opale, vivent les Brufort, une famille de mariniers, avec pulls en maille et bérets d’ostréiculteurs. Comme la ballade est agréable, entre les marées, les grands bourgeois demandent à ces locaux, pleins d’iodes mais manifestement démunis de quelques neurones, de les aider à traverser un petit bac – ce que l’un ou l’autre des Brufort, contre vingt centimes, accomplit, en soulevant au-dessus des flots, à la force des bras, redingotes et ombrelles. Parfois, cependant, les Brufort assomment leur client, puis, les découpent, et les mangent. Ces disparitions arrivent bientôt aux oreilles des seigneurs du coin, dans leurs maison face à la baie, style normando-égyptien, les Van Peteghem. Et, pour mener l’enquête, la police de Tourcoing envoie ses deux meilleurs éléments, aussi incompétents que génialement drôles pour débusquer les kidnappeurs cannibales…
Au début, c’est alternativement merveilleux et insupportable. Merveilleux, car l’image, la photographie (qui méritent assurément un prix) sont exceptionnelles de beauté, on dirait constamment un tableau de Courbet, entre les falaises blanchâtres et le sable crayonneux à perte de vue. Merveilleux, aussi, grâce à ces deux policiers, sortes de Laurel et Hardy impayables : le commissaire Alfred Machin, pachydermique, rond comme une montgolfière, qui, pour enquêter au bas des dunes, préfère se laisser rouler le long de la pente comme un gigantesque tonneau de vin rouge. Son assistant et lui échangent des dialogues mémorables : « C’est le quartier des marins – Ben y a pas grand monde – Ils doivent être en mer – C’est pas bête, mon petit » avec un authentique accent chti, et arborent des faciès hilarants, qu’on doit à deux acteurs, non professionnels.
Mais, le film est aussi insupportable, impossiblement regardable à cause d’une direction d’acteurs, qui fait surjouer, même sur-surjouer, Lucchini, Bruni-Teddeschi et les autres. Si on s’habitue, et que Juliette Binoche, par exemple, est incroyable d’auto-dérision, le scénario rapidement s’essouffle. On peut garder la belle et improbable histoire d’amour entre le rejeton androgyne et le fils des Brufort, Ma Loute. On peut garder les quelques gags réussis, les dialogues entre les grands-bourgeois s’épousant entre cousins. Mais, « il n’y a pas de grand art sans une grande part d’enfance » disait Malraux, et c’est ce qui manque, probablement, chez Bruno Dumont, l’homme d’un burlesque cérébral, d’une loufoquerie reptilienne, d’une folie mûrement préparée et appuyée. Artificiel, tu perds ton sens de l’humour. Et au final, passés l’émerveillement visuel et la bonne surprise, il n’est pas interdit de trouver tout cela long, hystérique, et passablement vain. Pourquoi tant d’argent, de talent et de bonnes idées au service d’un film qui ne dit, ou nous apprend, absolument rien ?
La presse française est aux anges ; les étrangers baillent ; néanmoins, on ne peut pas repousser l’hypothèse que le jury s’en entiche. Ce film peut, hélas, avoir la Palme d’Or.
Autre hystérie collective pour un autre film : « Toni Erdmann », de la jeune réalisatrice allemande Maren Ade. Les critiques de Cannes, après trois ou quatre jours épuisants de projection de drames, de tragédies roumaines, de soliloques ennuyeux en noir et blanc, sont, lorsqu’ils voient ce qui ressemble à une vraie comédie, comme des enfants à quatre heures et demi dans la cour d’école. Ils rient, tapent des mains, courent dans tous les sens. Il faut dire que « Toni Erdmann » est plutôt sympathique : une jeune femme, sérieuse comme un économiste de la Bundesbank, travaille en Roumanie, entre Power Point, n+1, et conf call. Parce que son chien est mort, son père vient lui faire une surprise, et passe quelques jours avec elle à Bucarest, où il n’a pas manqué de lui apporter un petit cadeau (c’est une râpe à fromage). L’homme est un gros ours, tendance écologiste allemand alternatif, toujours déguisé, prodigue en plaisanteries, coussin péteur, faux râtelier, déguisement de zombie. Il est hilarant, épuisé, épuisant, au bout du rouleau et jamais à court de blagues. Mais, le film hésite entre la pure comédie, qu’il atteint parfois, (une scène de brunch d’anniversaire, où l’héroïne, exténuée, fait croire à ses invités que le dress code consiste à être nu, et finit par convaincre son assistante et son patron de déguster des oeufs brouillés dans le plus simple appareil, quand surgit son père, déguisé, lui, avec un costume traditionnel bulgare) et le drame sur les relations compliquées, entre amour et embarras réciproque, mettant aux prises deux générations. C’est ravissant et interminable, maigrement réjouissant, finalement aussi jouissif qu’une soirée bowling avec Angela Merkel. Mais, comme on le murmure dans les allées du Palais, ce film est l’un des favoris pour gagner la Palme d’Or.
Sinon, il y a le dernier Ken Loach : « I, Daniel Blake », et c’est plutôt une bonne surprise. Voilà une plongée, sans trop de pathos ni d’idéologie, dans les coulisses du miracle économique britannique. Les chômeurs sont sous l’emprise d’une rationalité aveugle, une bureaucratie mesquine, tatillonne, et cruelle. Les travailleurs galèrent. Les pauvres sont soigneusement effacés du paysage. Quoique très mineur, le film surprend par sa noirceur, son désespoir, son humanité, qui tient à l’acteur principal, un menuisier mis temporairement au chômage pour raisons de santé. Oublié dès le lendemain, disons-le, le film de Loach, peut-être son dernier, a agréablement étonné, et se place donc dans la short list des bonnes augures pour la Palme d’Or.
Autre favori pour la récompense suprême, « Mademoiselle » de Park Chan-Wook. Il s’agit d’un thriller, en costume d’époque, digne des « Diaboliques » de Clouzot. Dans un grand manoir victorien, en Corée, début des années 1930, sous le joug impérial de Tokyo, s’affrontent, se lient, complotent, quatre personnages : une jeune héritière naïve, sa servante placée là pour lui dérober sa fortune, un faux comte japonais spécialiste de livres anciens et séducteur intéressé, le vieil oncle tyrannique, maître des lieux. L’histoire d’un stratagème habile, de manipulations successives et symétriques, d’intrigues en trompe l’oeil. Saphique et sadique, voilà un thriller trop long, le réalisateur ne détestant pas son scénario habile, déployant une mise en scène vaguement sulfureuse (enfin, sulfureuse selon les standards de 1972). On ne s’accroche pas aux accoudoirs de son siège à chaque rebondissement. En fait, on aimerait beaucoup disposer des bobines, avoir un grand tube de colle, et faire un travail de producteur visiblement complaisant, ou soudoyé, ou fasciné. Néanmoins, « Mademoiselle » reste l’un des grands favoris pour la Palme d’Or.
Et puis, le plus beau film vu ce week-end n’est pas en compétition. A la quinzaine des réalisateurs, Pablo Larrain a présenté « Neruda », sorte de faux biopic qui saisit l’auteur du « Chant Général » en 1948, lorsque le poète, sénateur communiste, doit prendre le chemin de l’exil.
A première vue, voilà une comédie dramatique extrêmement plaisante, un « Attrape-moi si tu peux », où Neruda, physique de tripier-volailler auvergnat, double menton et béret basque, est un roi plein de divertissement, bordels, déguisement, minauderies, déclamations de poèmes, soudain devenu un fugitif ne renonçant pas à la visite des lupanars, et aux facéties que lui dicte son tempérament. Face à lui, Peluchonneau, grand policier, joué par Gabriel Garcia Bernal, le traque, le file, s’obsède de la capture du poète et sénateur communiste. Dans cette course poursuite absurde, on verra Neruda se déguiser en fille de joie, semer son poursuivant à Valparaiso, où un costume sur mesure jouera le rôle de leurre sous un ciel plein de mouettes et de mélancolie, et qui s’achèvera, façon western, dans un duel sur la neige, en pleine cordillères des Andes.
Mais, dans ce film à la fois drôle et profond, on est saisi d’un doute. Neruda, en démiurge romanesque, n’a-t-il pas lui-même écrit l’histoire de cette chasse à l’homme ? Peluchonneau existe-t-il réellement ? Dans ce récit raconté par le policier, où l’on voit un Neruda aperçu depuis les yeux d’un fasciste, c’est-à-dire indécent, histrion, cynique, qui est la proie de l’autre ? Ce vertige à la Borgès pourrait être une très bonne idée, c’est extraordinaire de poésie, d’intelligence, d’habileté.
Mais, « Neruda » est aussi la plus belle, la plus littéraire, la plus intelligente métaphore de la condition d’écrivain. Neruda est un monstre, hugolien, cannibale, qui dévore son entourage, qui, replet et ne détestant pas les honneurs, est un radical-chic, un bolchevique en cachemire, pourtant porte-parole du peuple des mines et des champs. Il ingère tout, ses personnages, ses proches, ses contemporains, mais, comme il est génial, il transcende ce narcissisme pathologique dans des poèmes, des rimes, de l’éternité. « J’étais un être de sang, me voilà de papier » dira Peluchonneau, mortellement et finalement pris dans les rets de Neruda. Comment un romancier joue de ses personnages, de sa vie, de sa réalité pour tout détruire, tout ingérer, tout martyriser, et pourquoi on peut lui pardonner. Comment cet artiste que l’on croit traquer a déjà tout écrit de sa vie, et réduit ceux qu’il aime, rencontre, rêve, à des marionnettes, les jouets d’un narrateur, les valets d’une intrigue. C’est ainsi que les romanciers vivent. Manipulateur du réel, dans toute sa cruauté et sa grandeur, qui voit des poèmes dans la condition ouvrière, des protagonistes chez les femmes qui le chérissent, qui, depuis sa machine à écrire, est un monstre glacé, tragiquement cynique, car déjà dans l’écriture. Ses victimes – son épouse, son poursuivant, le peuple Chilien, qui porte Neruda aux nues, ne voyant pas la rouerie du faux prolétaire – embrassent finalement cette servitude involontaire, parce qu’ils se savent tous gagner une dignité, une forme d’existence plus réelle, une survivance, devenus à jamais une molécule de chef-d’oeuvre, un atome d’éternité, fossilisés et conservés dans des poèmes. « Neruda » est donc de la littérature mise en images, c’est drôle, fort, haletant, toujours étonnant, extraordinairement mis en scène. Il faudra y revenir quand il sortira en salles.
Samedi soir, après la projection, l’acteur, génial, qui interprète l’écrivain, Luis Gnecco, a déclamé, devant une assistance qui n’osait plus bouger un cil, et en français, dans une imitation incroyable de Neruda, « Los enemigos », le poème le plus engagé et le plus célèbre du grand martyr de Santiago. C’était, comme on dit, un moment de grâce. Aussi, même s’il n’est pas en compétition, on ne peut exclure que « Neruda » remporte la Palme d’Or.