Quel est le point commun entre Led Zeppelin, la poétesse anglo-somalienne Warsan Shire, Kendrick Lamar, Marcus Miller, James Blake, Serena Williams, Tchaïkovski, Burt Bacharach, Alan Lomax, Sybrina Fulton (la mère de Trayvon Martin), Lezley McSpadden (la mère de Michael Brown), dont la mort avait déclenché les émeutes de Ferguson en 2014, et le mouvement #BlackLivesMatter ?

Ils participent tous au spectaculaire film-album “Lemonade”, le dernier opus de la “Queen B”.

À l’acmé de sa carrière, Beyonce a livré par surprise, non pas un simple disque, mais une œuvre d’art, véritable plaidoyer pour l’égalité, à la fois manifeste féministe et antiraciste, de loin, l’objet militant le plus percutant de la décennie, venant clore de nombreuses polémiques (ou les raviver, car, pour l’éternité, les aigris seront toujours en embuscade) quant à la supposée superficialité de la diva et sa supposée monomanie de l’argent. N’en déplaise à ceux qui ne voient en elle qu’une machine marketing à générer du cash, en soldant du fade sirop pour adolescents, ou à ceux qui l’auraient figée dans un cliché d’étoile filante un peu trop dénudée, la reine B. vient de se venger, sous les applaudissements de Rolling Stone et du New York Times, et de ringardiser les tenors contemporains de la performance “clipesque”,  tant il sera difficile pour les autres de faire mieux avant un petit moment.

Certes, l’orchestration de la sortie de cet, autrement dit, “album visuel” tient de l’orfèvrerie de communication, au goût de contrôle absolu que l’artiste affectionne, jusqu’au mystérieux titre, qui serait une référence familiale à un dicton populaire optimiste : « Quand la vie te donne des citrons, fais-en une limonade »… Mais ce qui ne pouvait être exactement prévu, ce sont les avalanches de très sérieuses et très positives critiques internationales, aussi bien musicales que politiques. Que s’est-il passé ? La belle a bel et bien transformé l’essai de sa dernière apparition reprenant les codes affirmés des Black Panthers lors de la grand-messe du Super Bowl en février dernier (qui avait hérissé le poil de nombreux conservateurs et dévasté Fox News), avec un talent indéniable et un film, donc, qui marquera, à coup sûr, toute une génération de femmes, noires, américaines, qui ont grandi avec elle.

Diffusé en avant-première sur la chaîne américaine HBO le 23 avril, les 56 minutes du film ne sont disponibles, à cette heure, que sur la plateforme de streaming de son Jay-Z de mari, TIDAL. Chic oblige.

Des milliers de commentaires ont été faits à propos de révélations peut-être autobiographiques sur leur couple et de rumeurs d’infidélités. Peu importe ce chapitre. La force de cette fresque engagée, c’est son inscription dans le collectif, dans une lignée de femmes qui ont en commun leurs combats contre les discriminations depuis des générations. Une série de tableaux synthétisant un pan d’histoire d’une minorité afro-americaine, interjetant la relation homme-femme en appel devant toute une cour suprême. Car il faut bien comprendre la genèse du courant musical duquel est issu la reine B. pour pouvoir se représenter ce que ses déhanchés (soyons honnêtes : impressionnants) symbolisent, soit un tout petit peu plus que ce que Lou Doillon, pour ne citer qu’elle, en avait interprété… Liberté, émancipation, réappropriation des corps, entre autres. Ces filles se sont battues, âprement, encore plus que les hommes, et la star d’invoquer Malcolm X en fond sonore d’un des morceaux : The most disrespected person in America is the black woman. 

Oui, définitivement, le « twerk » de Beyonce est politique. Et les femmes sont à l’honneur sur la pellicule : activistes, artistes, intellectuelles, victimes, Beyonce a convoqué de bouleversants portraits, sublimés par pas moins de sept réalisateurs et une impressionnante production. On y croise l’actrice Amandla Stenbergl’égérie de Desigual et Diesel Winnie Harlow, cette Canadienne de 21 ans atteinte du vitiligo – une maladie de la peau entraînant une dépigmentation –, la danseuse Michaela DePrince, dans un sublime passage chorégraphié, ou encore Quvenzhané Wallis, la plus jeune comédienne jamais nommée pour l’Oscar de la meilleure actrice. Et puis, ces plans intenses des mères respectives de Trayvon Martin, Lezley McSpadden et Michael Brown, nous rappellent avec colère que l’Amérique n’en a pas fini avec ses démons.

Musicalement ? Des moments de grâce du genre, des accents rock inattendus et entêtants que n’auraient pas reniés certains groupes “indè”, des tonalités reggae, country, quelques sonorités peut-être plus convenues aussi ; mais il se dégage de l’ensemble une intense poésie, à la fois douce et violente. Cinquante-six minutes de glorieuse fusion et de magnifiques séquences dansées dignes d’un Benjamin Millepied.

Techniquement magistral, musicalement fort et inspiré, esthétiquement bluffant, politiquement puissant. La reine est devenue impératrice. Queen B. aura tout gagné. L’incarnation parfaite de l’artiste se rêvant en une américaine libre. Elle l’est follement. Sans oublier d’où elle vient. Une fois le noir revenu, une seule envie : remettre la bande. “I believe in America”… nous n’en avions finalement jamais vraiment douté.

6 Commentaires

  1. Beyonce est agréable à regarder (surtout sur cette belle photo) mais pas à écouter!

  2. Lemonade est très réussi.
    Déjà en février dernier, sa performance live lors du Superbowl démontrait son engagement politique, alors qu’elle reprenait les codes visuels du Black Power, rappelant les affrontements historiques entre les manifestants noirs et la police.
    Cet album est teinté de la même imagerie, très puissante, et prouve la détermination de Beyoncé d’affirmer son engagement pour les droits des afro-américains, contre la violence policière et le racisme institutionnalisé.

  3. Dans cet album d’une richesse incroyable, Beyoncé aborde des sujets très intimes et personnels tout en ouvrant sur des préoccupations politiques et historiques. Tout est d’une grande maîtrise, un peu trop parfois, c’est là le signe d’une grande pop star qui marquera son temps, avec ses qualités et ses défauts !

  4. Cet album-film en forme d’opération marketing coup de poing a du bien aider Tidal, en très grosse difficulté…

    • C’est tout de même ironique que Beyoncé « aide » la plateforme de son mari JayZ avec un album qui dévoile ses infidélités et l’humilie à travers toute la planète ! Girl power !

    • Beyonce est une artiste puissante et indépendante, mais c’est aussi une extraordinaire femme d’affaire à qui tout réussit. Le projet d’album visuel « Lemonade » dans la continuité de son album précédent, « Beyonce », montre sa volonté de tenter de nouveaux formats artistiques pour lutter contre le déclin du marché du disque traditionnel. Elle ne reste pas les bras croisés en se plaignant du piratage, elle lance les nouvelles règles du jeu.