Voici que Nikolaus Harnoncourt s’est éteint chez lui dimanche, à 86 ans, entouré des siens. Il avait fait ses adieux à la musique et surtout à ses nombreux publics passionnés de par le monde, fin 2015.
Dans l’édition de ce lundi, on peut regretter que le Figaro ait rejeté l’article nécrologique sur le grand chef à la toute dernière page de sa troisième partie bien derrière le sport, le cinéma et tout ce qui s’ensuit. Les quotidiens de langue allemande lui ont consacré une place beaucoup plus noble, sauf à nous souvenir de l’Evangile : les derniers seront les premiers.
Né en 1929 à Berlin, le jeune Nikolaus fut d’abord violoncelliste dans l’orchestre symphonique de Vienne. Il créa le Concentur Musicus en 1958 avec lequel il révolutionna les compositeurs baroques à commencer par Baxh, dont il offrit plusieurs versions des Cantates, des Passions, de la Messe en Si, chacune profondément différente de la précédente, car rien n’était jamais acquis pour lui. Son premier enregistrement des Concertos Brandebourgeois de Bach datent de 1964. Dix ans plus tard, il entreprit un cycle Monteverdi à l’Opéra de Zurich.
Il devint ensuite le chef du Concertgebow d’Amsterdam pour plusieurs décennies. En 2001, il fonda son festival Styriarte à Gras et dirigea son premier concert du Nouvel an à Vienne, où il fut réinvité trois ans plus tard.
Chef parfois contesté dans ses premiers enregistrements baroques, avant de devenir incontestable, il était passionné, au regard parfois exorbité lors de ses innombrables concerts depuis cinquante ans.
Le Berliner Philharmoniker Recording offrait l’an dernier dans un coffret d’exception consacré à Franz Schubert (1797-1828) quelques-uns des derniers enregistrements du maître Nikolaus Harnoncourt : Les 8 Symphonies, les deux dernières Messes N° 5 et 6 en la bémol majeur et en mi bémol majeur avec l’opéra « Alfonso und Estrella » en 8 cd’s complétés par un Blu-ray Disque en haute-définition (Pure-Audiot Format) comprenant tous les enregistrements suivis d’un entretien vidéo de 38 minutes avec le Maestro Nikolaus Harnoncourt (prix du coffret 79 €). Enfin, l’album offre un « voucher » valable 7 jours donnant accès au Digital Concert Hall du Berliner Philharmoniker, l’Orchestre Philharmonique de Berlin, auquel Karajan donna sa renommée mondiale. Sous un écrin design luxueux, ce coffret ravira les vrais mélomanes qui préfèrent les cds au MP3 et à tous les supports virtuels et rappellera aussi aux amateurs les superbes albums vinyles qui comprenaient parfois aussi les partitions.
Harnoncourt (né le 6 décembre 1929 à Berlin) dirigeant le Berliner Philharmoniker est un juste retour de situation, non seulement comme berlinois de naissance mais surtout parce que Karajan détestait sans nul doute le plus célèbre chef « baroqueux » au monde, pour l’avoir ostensiblement écarté du Festival de Salzbourg.
Ce coffret n’offre pas une version de plus à la discographie monumentale de Schubert. Harnoncourt, chef d’orchestre inflexible, connu pour son retour aux sources, a recouru aux partitions originales quand cela était possible, sinon aux matériels orchestraux des premières exécutions. Il y a donc une interprétation neuve, sublime, mais qui diffère aussi des interprétations plus anciennes du chef qui recherchait avant tout le grain, l’authenticité des œuvres dans leur sonorité originelle, comme dans les années 1970 à 1990. Harnoncourt ne cherche plus tout à fait à faire du baroque pour le baroque ou du romantique avec les Romantiques. Mais il cherche toujours la Perfection. Ivan A. Alexandre de Diapason remarquait en janvier 2015 (Diapason du 26 janvier) après une interprétation de Schubert par Harnoncourt, qu’il n’avait plus le même jeu qu’avant, qu’il cherchait « le sens moral, la gravité. Et leur corollaire : l’aversion de la légèreté. »
Schubert est aussi « le compositeur qui est le plus proche de mon cœur », comme il dira.
Ecouter les 8 Symphonies (dans leur numérotation récente et non les 9) entrecoupées par les deux Messes, produit un choc musical rare. La Symphonie n°1 est couplée ici avec la n°3 et la 7e dite ‘Inachevée ‘ (die Unvollendete), mais l’appellation agace le Maestro qui dit : « L’œuvre est parfaite. Je ne peux pas m’imaginer qu’après la fin du second mouvement, on puisse encore jouer quelque chose. » Les musicologues font remarquer que Harnoncourt dirige l’Allegro moderato en si mineur avec un tempo lent, qui lui confère une grâce mais aussi une solennité toute en douceur. Certains spécialistes avancent aussi l’hypothèse que l’ouverture de Rosamunde (Entracte n°1) fut d’abord composé pour être le Finale de la Symphonie, quand Schubert changea d’avis.
Outre les symphonies les moins interprétées, c’est l’interprétation d’exception des deux Messes qui nous retient le plus dans ce coffret. Nous voulons dire un mot de sa dernière, la Messe n°6 en mi bémol majeur D.950, posthume, que Schubert termine trois mois avant sa mort et qui sera créée pour son office funèbre du 4 octobre 1829.
Ces deux messes sont aussi un acte d’indépendance spirituelle incroyable de la part du compositeur, qui élagua purement et simplement l’Ordinaire du corpus latin. Il coupa en particulier dans le Credo, une partie du verset « l’Esprit saint qui a parlé par les prophètes » supprimant les mots : Et unam sanctam catholicam… et à l’Eglise catholique… Il supprima aussi le verset sur la résurrection des morts. Même Beethoven ne se l’était pas permis.
Je vois deux sommets dans cette Messe en mi bémol majeur, le chant du violon au moment de l’ « Incarnatus est », que Schubert confia à deux ténors (ici Kurt Streit et Jonas Kaufmann) et à une soprano (Dorothea Roschmann). Ce trio porte la musique à un point d’incandescence, d’autres diraient de transcendance. Harnoncourt voit ces deux Messes comme des musiques funèbres chargées de « la plus grande force explosive et transcendentale ». Un dernier mot sur cette ultime messe : son Agnus Dei dont le thème majeur est un emprunt au premier livre du Clavier bien tempéré de Bach, auquel Harnoncourt donne une force dans la douceur à tirer les larmes. Le Rundfunkchor Berlin sous la baguette du grand chef donne à ses messes comme à l’opéra, une beauté dramatique, voire tragique, ou si l’on préfère une gravité qui saisit l’auditeur, et sont ici la signature du Maestro.
La dernière œuvre du coffret est l’opéra Alfonso und Estrella D.732 composé en 1821-1822, quand le précoce génie n’a que vingt-quatre ans.
L’intentionnalité dramatique de la partition, si elle a des accents beethovéniens, montre encore une fois la puissance du jeune Schubert, capable d’écrire un opéra aussi riche, aussi romantique, avec un lyrisme maîtrisé. Harnoucourt avec les mêmes solistes, auxquels il faut ajouter Christian Gerhaher (basse) et toujours le Rundfunkchor, donnent ici l’une des très rares versions discographiques de l’opéra, ce qui fait aussi la valeur ajoutée de cet enregistrement majestueux.
Avec Nikolaus Harnoncourt, c’est assurément l’un des tout premiers chefs de la révolution du baroque dans le monde qui disparaît, il était aussi un humaniste et un musicien profondément proche de ses musiciens.